Elections législatives: le débat politique entravé par des cyberattaques et des arrestations de journalistes

Reporters sans frontières déplore les nombreux cas de censure qui ont marqué les élections législatives du 4 décembre 2011 en Russie. Alors que la plupart des médias traditionnels, notamment les chaînes de télévision, sont sous la coupe du Kremlin, les véritables discussions politiques ne peuvent se tenir qu’en ligne. Une série de cyberattaques coordonnées et d’arrestations de journalistes et de blogueurs ont tenté de les étouffer. Ces incidents ont perturbé la tenue d’un débat ouvert sur l’avenir politique du pays et laissent présager le pire pour l’élection présidentielle qui se tiendra en mars 2012. Vague de cyberattaques Une série d’attaques DDoS (Attaques DDoS : "Distributed denial-of-service" (DDoS) ou déni de service distribué est un type d'attaque visant à rendre hors service ou muette une machine en la submergeant de trafic inutile. Plusieurs machines à la fois sont à l'origine de cette attaque qui vise à anéantir des serveurs, des sous-réseaux, etc, et est très difficile à contrer ou à éviter. Elle est notamment utilisée pour rendre inopérants des sites Internet.) a paralysé des sites critiques du pouvoir en amont et durant les élections, tentant ainsi de réduire les dissidents au silence. La plateforme de blogs LiveJournal qui héberge des blogs critiques à l'égard du pouvoir, a été rendue inaccessible pendant 3 jours, à partir du 1er décembre 2011. Elle avait déjà subie une attaque de déni de service le 28 novembre dernier. Parmi les autres sites visés : - le site de la radio Echo de Moscou, Echo.msk.ru. - le site du quotidien indépendant Kommersant, kommersant.ru. - le site de l’ONG de monitoring des élections, Golos.org. - le site d’information générale Gazeta.ru. - KartaNarusheniy.ru, une carte interactive créée par Golos pour répertorier les fraudes électorales. - le site d'information indépendante de Saint-Pétersbourg, Lenizdat.ru. - les sites d’opposition Slon.ru, Newtimes.ru (qui relayaient la carte de Golos depuis que Gazeta.ru avait décidé de s’en séparer - voir communiqué ci-dessous) et Ridus.ru. - le site du magazine indépendant d’information sur le Caucase russe Dosh, Doshdu.ru. - le site d’information politique de la région Nord-Ouest Zaks.ru, etc. Certaines de ces attaques ont débuté quelques jours avant les élections. Elles ont ouvert la voie à des attaques massives les 3 et 4 décembre. Le 4 décembre, la plupart de ces sites sont redevenus consultables alors que la fermeture des bureaux de vote était imminente en Russie centrale, où réside la majorité des votants. Certains médias et groupes d’opposition, qui avaient anticipé ces perturbations, ont migré vers les réseaux sociaux et appelé leurs lecteurs à les suivre sur Twitter et Facebook au cas où leur site viendraient à tomber. Pour suivre le déroulement de ces cyberattaques, voir l’article d’Alexey Sidorenko pour Global Voices. Entraves dans la couverture des élections Plusieurs journalistes ont été empêchés de couvrir le déroulement des élections dans les bureaux de vote. D’après le rédacteur en chef du site d’information indépendante Fontanka.ru, Aleksandr Gorchkov, “les interdictions sont le plus souvent motivées par le fait que les journalistes portent des appareils photo (...) et qu’ils pourraient, à travers leurs clichés, répandre des données personnelles sur les électeurs”. C’est ce motif, pourtant contraire à la loi, qui a justifié l’interdiction faite au correspondant de Fontanka.ru dans la région de Primoryé (Grand Nord) de pénétrer dans un bureau de vote. Pour avoir photographié l’urne, un correspondant de l’agence Rosbalt a été exclu de son bureau de vote. Vitaly Kamychev, correspondant du service russe de Radio Free Europe/Radio Liberty (Radio Svoboda), s’est vu interdire l’accès au siège de la Commission électorale centrale et confisquer son accréditation. Des correspondants de la BBC et de l’agence American Press ont été interpellés dans un bureau de vote de Moscou et retenus pendant plus d’une heure. Interpellations de journalistes et de blogueurs critiques Les quelques jours précédant le scrutin ont été émaillés par des interpellations de blogueurs et journalistes proches de l’opposition. Le 2 décembre, le rédacteur en chef du site d’information indépendante Besttoday.ru, Alexeï Sotchnev, a été placé en garde à vue et mis en examen pour “organisation des activités d’une organisation extrémiste” (article 282 du code pénal). Les policiers ont fait irruption à son domicile de Moscou en cassant la porte et sans présenter d’ordre de justice. Le journaliste a été victime d’un coup de filet dirigé contre le comité de campagne d’Edouard Limonov, le chef du Parti national-blochevik (interdit), dont il est représentant. Mais d’après la directrice de Besttoday.ru, Marina Litvinovitch, la police se serait aussi présentée au domicile du développeur du site pour le perquisitionner. Le 3 décembre, la célèbre blogueuse Maria Plieva a été arrêtée alors qu’elle participait, à Vladikavkaz (Ossétie du Nord), à une manifestation interdite. Libérée dans la soirée, elle a comparu le lendemain. Les charges d’hooliganisme qui pesaient à son encontre ont finalement été abandonnées. Par ailleurs, dans la région d’Oulyanovsk, le blogueur Oleg Sofiyn a reçu des menaces de mort anonymes, l’avertissant qu’il aurait le “crâne brisé” s’il continuait à critiquer le gouverneur adjoint de la région, Svetlana Openysheva (écouter l’enregistrement) Dans la nuit du 2 au 3 décembre, la présidente de Golos, Lilia Chibanova, a été retenue pendant une douzaine d’heures à son arrivée à l’aéroport Cheremetyevo de Moscou. Son ordinateur lui a été confisqué au terme d’une fouille minutieuse, au motif qu’il pourrait “contenir des éléments dangereux pour la sécurité nationale”. La veille, l’association avait été condamnée à une amende de 30 000 roubles (720 €) pour violation de la loi interdisant la publication de sondages dans les cinq jours précédant le scrutin. Le même jour, Golos avait aussi été la cible d’un reportage univoque de la chaîne de télévision NTV (appartenant au géant pétrolier étatique Gazprom), qui l’accusait d’être une officine des services de renseignement occidentaux. La grande majorité des médias traditionnels, et en particulier les chaînes de télévision, ont passé sous silence ces différents incidents. Elles ont au contraire accordé une couverture largement positive au parti de Vladimir Poutine, Russie unie, qui remporte ces élections. ------------- Les autorités accentuent leur contrôle des médias à l'approche des élections
30.11.2011
La Russie compte la population d’internautes la plus importante d’Europe, avec 51 millions d’utilisateurs. Un quart des Russes cite le Net comme principale source d’information (selon une étude du cabinet comScore). Les autorités fédérales et locales ont pris acte de l’avènement du Net comme média prépondérant dans le débat politique, et se sont lancées dans une campagne de censure à la veille des élections législatives, prévues le 4 décembre 2011. Les médias traditionnels ne sont pas épargnés : épinglés, scrutés, menacés, tous les procédés sont bons pour soutenir l’homme fort du pays, Vladimir Poutine, et renforcer l’unanimité autour de sa candidature aux élections présidentielles du 4 mars 2012. Reporters sans frontières condamne fermement cette avalanche de mesures arbitraires, et dresse la liste des récentes violations de la liberté d’informer. Censure des critiques sur le Net Alors que le Premier Ministre a récemment mis en garde les pays occidentaux contre toute ingérence dans les élections russes, l’agence de presse Ria Novosti aurait reçu l’ordre de supprimer de son site les dépêches étrangères critiques à son égard. Grigory Okhotine, employé d’InoSMI, la filiale chargée de traduire les articles de la presse étrangère pour le public russophone, a publié un e-mail interne, le 26 novembre 2011, dans lequel le chef du département Internet demande à tous ses collaborateurs “de ne placer sur le site aucun article hostile à Poutine et Russie Unie”, au cours de la semaine précédant les élections. Il a démissionné, en signe de protestation. Une porte-parole de Ria Novosti a réfuté cette allégation, le 29 novembre 2011, rappelant que la censure des médias était contraire à la Constitution du pays. L’agence va poursuivre Grigory Okhotine pour déclaration calomnieuse. La très populaire plate-forme de blogs LiveJournal, qui accueille une grande part des débats politiques, a subi une nouvelle attaque DDoS le 28 novembre 2011, une pratique qui se banalise depuis le début de l’année. Les forums régionaux dans le collimateur des autorités Les forums de discussions régionaux, très populaires au niveau local, et majoritairement anonymes, sont un lieu de débat politique privilégié pour les internautes russes, et un cauchemar pour les autorités. Moins puissants que les médias nationaux, ils sont faciles à censurer, ce qui n’empêche toutefois pas les internautes russes de poursuivre leurs débats sur d’autres sites, hébergés à l’étranger. Au moins trois forums ont été fermés ou suspendus depuis le début du mois de novembre. Le 15 novembre 2011, la police de Kostroma (Ouest) a saisi le serveur du forum régional Kostroma Jedis, le forum le plus populaire de la région (12 000 visiteurs quotidiens), hébergé par le centre de données Agava Hosting, à Dolgoprudny. Cette perquisition fait suite à la publication sur ce forum de deux vidéos satiriques critiquant le gouverneur, Igor Slyunyaev. Ce dernier va poursuivre en justice l’internaute ayant posté ces vidéos, pour « outrage à un représentant de l’Etat », selon l’article 319 du code pénal. La police a précisé que, l’enquête préliminaire durant quinze jours, le serveur ne serait pas restitué avant le 1er décembre, soit trois jours avant le premier tour des élections. Kostroma Jedis Forum est donc hors service en pleine période électorale. Les internautes dénoncent un prétexte du gouverneur pour obtenir les adresses IP des membres du forum, et parvenir ainsi à identifier les auteurs de commentaires critiques à l’égard de sa politique, ce qui constituerait une violation du droit à la protection des données personnelles. D’autres forums ont été fermés ou purgés de tout contenu politique par leurs administrateurs courant novembre, comme dans la région centrale d’Arzamas (mcn.nnov.ru), ou dans la ville de Miass (Sud) (forum.miass.ru) Injonction des autorités locales ou auto-censure ? Toujours est-il que la fermeture de ces forums signifie que le champs du débat politique sur la Toile russe se rétrécit. Journaux et radio La presse tranditionnelle est aussi victime d’une surveillance accrue. Le journal Sovetsky Sakhalin a été retiré des points de vente : menaçant de détruire les étalages, des hauts fonctionnaires auraient interdit aux kiosquiers de le vendre. Les exemplaires du journal ne sont plus livrés aux îles Kouril sous prétexte de difficultés financières et de nombreux annonceurs ont récemment retiré leur publicité. Crée en 1925, Sovetsky Sakhalin est le journal le plus ancien et le plus lu dans cette région de la Russie, et le seul média indépendant et critique du pouvoir dans cette zone. Suite aux pressions du pouvoir, les démissions se succèdent parmi les directions de rédaction. Le 30 novembre 2011, le rédacteur en chef adjoint du portail d’information Gazeta.ru, Roman Badanine, a annoncé qu’il quittait son poste car sa “couverture de la période préélectorale ne satisfait plus la direction et les propriétaires”. Le journaliste était en désaccord avec le retrait de la “carte des violations de la campagne électorale”, placée en bannière sur le site. Née d’un partenariat avec l’association “Golos” (Voix), cette carte interactive permettait aux internautes de rapporter et de localiser les violations dont ils étaient témoins dans le cadre du processus électoral. Le projet a été repris par le portail Slon et l’hebdomadaire The News Times. La direction de Gazeta.ru, quant à elle, explique sa décision par l’afflux d’annonceurs à l’approche des fêtes, ce qui rendait nécessaire la mise à disposition de plus d’espace publicitaire en ligne. Cinq jours auparavant, trois membres de la direction de la radio Abakan (partenaire d’Ekho Moskvy en Khakassie - Sibérie méridionale) ont démissionné après avoir reçu un appel de leur holding demandant de modifier l’agenda des émissions. Deux thèmes devaient être débattus avec les auditeurs lors de l’émission “Razvorot” du 24 novembre : “la propagande homosexuelle” (qui fait l’objet d’un projet de loi de l’Assemblée municipale de St Pétersbourg) et “le troisième mandat de Poutine”. Les journalistes ont été priés de déprogrammer l’un des deux thèmes, conformément à un précédent appel d’une personne se présentant comme proche du parti Russie Unie et demandant à la radio de “ne pas mélanger Poutine et les homos”. Reporters sans frontières rappelle que la Russie est classée 140ème sur 178 pays dans le dernier classement mondial de la liberté de la presse de l’organisation, et figure parmi les “Pays sous surveillance” du rapport “Ennemis d’Internet”. Conformément à la CEDH dont elle est signataire, et aux principes de l’OSCE dont elle est membre, elle se doit de garantir la pluralité des voix aux sein des médias et la liberté d’expression de ces citoyens. Nous prenons acte de l’adoption, le 17 novembre 2011, de la loi de dépénalisation du délit de diffamation et d’insulte, pesant surtout sur les blogueurs, ainsi que de l’alourdissement des peines pour les agresseurs de journalistes. Nous appelons cependant les autorités à réellement mettre en œuvre ces textes de lois, et à se saisir du scrutin électoral pour prouver leur volonté affichée de respecter la liberté de la presse et celle d’informer sur le Net.
Publié le
Updated on 20.01.2016