Le 2 décembre prochain, la Commission européenne présentera plusieurs textes et plans d’actions sur la régulation des plateformes numériques, le financement des médias et la démocratie. Reporters sans frontières (RSF) présente ses recommandations aux institutions européennes, visant à répondre aux défis qui pèsent sur la démocratie et les droits fondamentaux.

RSF présente 10 recommandations pour imposer des garanties démocratiques dans l’espace numérique de l’information et de la communication et poser les fondements d’un écosystème soutenable pour l’industrie des médias en crise. 


Le chaos informationnel, imputable au modèle économique des plateformes et à l’absence de régulation ; l’accroissement des violations de la liberté de la presse et des atteintes à l’indépendance éditoriale dans le monde ; la baisse des revenus des médias qui met sérieusement en danger la qualité des contenus voire leur pérennité font peser un danger majeur sur la démocratie et les droits fondamentaux



L’Union européenne (UE) s’est engagée à répondre à ces menaces, à travers un plan d’action qui sera publié le 2 décembre 2020. Il repose sur trois piliers : l’intégrité des élections et la publicité politique, le renforcement de la liberté et du pluralisme des médias, la lutte contre la désinformation dans l’UE. La Commission européenne présentera aussi le Digital Services Act (DSA) et le Digital Markets Act (DMA), future législation européenne visant à réguler les plateformes numériques, ainsi qu’un Plan sur les médias et l’audiovisuel. Une proposition conjointe de régulation du Conseil concernant des mesures restrictives à l'encontre de graves violations et abus des droits de l'homme est également attendue. 

 

Après avoir présenté une première série de propositions pour renforcer la liberté de la presse dans l’Union européenne (UE) à la veille des élections européennes de 2019, RSF publie dix recommandations pour aider les Etats membres à mieux répondre aux défis posés.  

 

1/ Porter une ambition pour la liberté et la fiabilité de l’information au sein de l’UE et des enceintes internationales

 

L’Europe est le continent sur lequel la liberté de la presse est la mieux garantie, comme le prouve le Classement mondial de la liberté de la presse publié par RSF, mais cette liberté est en danger dans l’ensemble du monde et fragilisée sur le continent européen.

 

→ L’UE devrait intégrer à ses priorités politiques et diplomatiques la mise en oeuvre de garanties démocratiques pour la délibération publique dans l’espace global de l’information et de la communication

 

→ A ces priorités diplomatiques, l’UE devrait également intégrer la défense, mais aussi la promotion de la liberté, de l’indépendance, et du pluralisme du journalisme. 

 

→ Pour mettre en œuvre les valeurs fondamentales de l’UE et préserver les modèles démocratiques, cette dernière doit inscrire ces questions à l’agenda de rencontres internationales telles que le G7 ou le G20. 

  

2/ Réguler les plateformes digitales en imposant des garanties démocratiques pour la délibération publique

 

Les plateformes numériques ont acquis un rôle considérable. Elles ne sont plus de simples intermédiaires techniques, transporteurs ou hébergeurs, neutres et sans impact sur l’espace public. Elles sont des “entités structurantes” qui définissent les normes de l’espace digital, statuent sur la censure des contenus, et décident de la hiérarchisation des médias et des informations. 

 

Face à ce constat, 38 États ont signé le Partenariat international sur l’information et la démocratie. Vingt et un d’entre eux sont membres de l’Union européenne. Ce texte édicte les principes généraux de l’espace de la communication et de l’information et appelle les plateformes numériques à les mettre en œuvre. 

 

→ Il est crucial que la législation européenne sur les plateformes se fonde sur la logique et sur les principes du Partenariat sur l’information et la démocratie. 

 

→ En particulier, l’UE doit affirmer que l’espace numérique de l’information et de la communication est un bien commun, qui doit être régi par des principes permettant l’exercice des droits et libertés fondamentales.

 

 

→ Le régime de responsabilité des plateformes numériques doit faire en sorte qu’elles garantissent et respectent le fonctionnement démocratique et les droits de leurs utilisateurs, notamment le droit à la liberté d’opinion et d’expression. 

 

3/ Promouvoir la fiabilité de l’information 

 

Pour combattre la désinformation, la priorité doit être donnée par l’Union européenne à la promotion de la fiabilité des contenus en ligne (“whitelisting”) plutôt qu'à des politiques répressives difficiles à mettre en œuvre qui menacent la liberté d'expression (“blacklisting”). 

 

→ L’Union européenne doit mettre en place une logique de co-régulation pour obliger les plateformes à promouvoir et améliorer la visibilité des sources fiables dans leurs fils d’actualité et les résultats de recherche (due prominence obligation), selon des critères indépendants et issus de la profession, en se dotant de mécanismes tels que JTI. Les plateformes mettraient en œuvre elles-mêmes ces outils et critères sous le contrôle des autorités nationales de régulation, en application d’outils et de critères clairs et identifiés dans la législation. 

 

La Journalism Trust initiative (JTI), lancée et gérée par RSF, repose sur un processus de normalisation collaboratif dont le but est de favoriser le respect des méthodes et de l'éthique professionnelles du journalisme, de renforcer l’exercice du droit à l’information par la promotion de contenus dont la production est conforme à ces principes. Le 19 décembre 2020, sous l’égide du Comité européen de normalisation (CEN), le cadre de référence européen était publié sous la forme d’un “CEN workshop agreement”. La rédaction a réuni plus de 120 entités, incluant des agences de presse, des syndicats, et des associations de consommateurs, ainsi que des structures technologiques. La mise en œuvre, au travers de l’indexation algorithmique et de l’affectation des dépenses publicitaires, est prévue pour début 2021. 

 

4/ Renforcer la soutenabilité des médias 

 

La crise du coronavirus a montré à quel point il était vital d’avoir des informations fiables et des médias indépendants, tout en exacerbant la fragilité financière des médias indépendants. 

 

→ A court terme, RSF demande à l’UE la création d’un fond d’urgence pour aider les médias européens vulnérables à surmonter la crise. L’UE doit s’assurer que toute subvention directe ou indirecte ou toute autre forme de soutien financier aux médias est accordée sur la base des critères objectifs, équitables et neutres, dans le cadre de procédures non discriminatoires et transparentes, et mise en œuvre dans le plein respect de l'autonomie éditoriale et opérationnelle des médias bénéficiaires - en accord avec les recommandations du Conseil de l’Europe[1].

 

→ Un renouvellement du cadre juridique doit être proposé pour favoriser l’émergence de modèles de financement innovants. La réflexion doit être poussée en coopération avec la société civile et les acteurs du secteur. Un groupe de travail du Forum sur l’information et la démocratie sur la soutenabilité des médias sera mis en place en novembre 2020. Il formulera des propositions originales pour le financement du journalisme (bonnes pratiques, régulation, dispositions hors-marché). Il pourra définir les contours d’un plan européen pour la soutenabilité des médias dans l’Europe. 

 

→ L’UE doit imposer aux plateformes de contribuer à la soutenabilité des médias, au vu de l’impact qu’elles ont sur leur perte de revenus. RSF recommande par exemple de prévoir une redistribution des revenus net nationaux des plateformes vers les médias d’intérêt public, ou encore de flécher les dépenses publicitaires aux médias qui respectent les standards techniques indépendants et issus de la profession tels que ceux développés par la JTI. 

 

5/ Renforcer le mécanisme européen sur l’Etat de droit  

 

RSF se félicite de l’inclusion du pluralisme des médias dans le rapport de la Commission sur l’Etat de droit qui marque la reconnaissance du journalisme indépendant et de l’accès à l'information comme l’un des piliers de la démocratie. Cela reflète aussi une prise de conscience de la détérioration de la liberté de la presse et du pluralisme des médias dans l’UE. 

 

→ Afin que ce mécanisme soit efficace, RSF demande qu’il soit renforcé et inclus des recommandations pays par pays ainsi que des sanctions en cas de violations graves des principes de l’Etat de droit, en particulier de la liberté de la presse et de l’indépendance des médias. 

 

6/ Adopter une directive pour protéger les journalistes et les médias contre les procédures judiciaires abusives

 

RSF a observé une augmentation importante du harcèlement judiciaire des journalistes au sein de l’UE au cours des dernières années. Ces “procédures bâillons”, connues sous l’acronyme anglais SLAPP (Strategic Lawsuit against Public Participation), sont devenues l’arme de dissuasion préférée des puissants, hommes politiques et hommes d’affaires, pour museler les médias.

 

→ RSF demande à l’UE de prendre des mesures pour lutter contre le détournement des actions judiciaires visant à faire taire les journalistes. RSF plaide en particulier pour l’adoption d’une directive qui seule permettra d’établir des normes minimales de protection à l’échelle européenne, en introduisant des garanties procédurales pour les victimes de SLAPPs et en combinant des mesures préventives pour bloquer les plaintes abusives (évaluation de la recevabilité, injonctions, mesures provisoires) et des mesures punitives pour sanctionner les auteurs de ces plaintes et indemniser les victimes.


7/ Mettre en place un mécanisme d’alerte rapide contre les violations de la liberté de la presse et assurer la sécurité des journalistes 

 

→ RSF soutient la mise en place, au niveau politique, d’un mécanisme d’alerte rapide contre les violations de la liberté de la presse et pour assurer la sécurité des journalistes, associé à un Commissaire référent. Ce mécanisme répondrait aux recommandations du plan d'action des Nations Unies sur la sécurité des journalistes et la question de l'impunité. Il permettrait à la société civile et aux ONG de tirer la sonnette d’alarme dès qu'une atteinte à la liberté de la presse ou une attaque contre des journalistes est commise afin que l'UE puisse agir rapidement.

 

→ Au niveau international, RSF recommande à l’UE d'appeler à la création d’un poste de Représentant spécial sur la protection des journalistes et la lutte contre l’impunité auprès du secrétaire général des Nations unies, doté d’un poids politique, d’une capacité d’action rapide, et de la légitimité pour coordonner tous les organes de l’ONU afin de mettre en place un réel changement.

 

8/ Adopter une législation harmonisée pour la protection du secret des sources des journalistes 

 

La protection du secret des sources est l’une des pierres angulaires de la liberté de la presse, selon la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Cependant les Etats membres de l’UE connaissent des cadres légaux très différents et assurent cette protection de manière plus ou moins efficace.

 

→ L’UE devrait pousser les Etats membres à adopter une législation harmonisée pour la protection du secret des sources des journalistes, prévoyant notamment qu’un journaliste ne peut jamais être contraint à révéler ses sources, et que les autorités ne peuvent chercher à identifier cette source que par d’autres moyens, et à titre exceptionnel, sur autorisation d’un juge, et seulement pour permettre la prévention d’une série d’infractions graves et listées précisément.

 

9/ Renforcer la protection des journalistes contre la surveillance étatique

 

Les pouvoirs de police et de surveillance des Etats membres, par la collecte massive de données, l’analyse du trafic Internet, et les capacités d'intrusion dans les communications privées, menacent la capacité des journalistes à protéger la confidentialité de leurs échanges et de leurs sources.

 

RSF demande la mise en place de garanties efficaces contre la surveillance des journalistes et de leurs sources, au niveau national et européen.

 

→ Les initiatives supranationales visant à élaborer des normes et des accords communs en matière de surveillance des services de renseignement, de respect de la vie privée et de protection des données doivent être soutenues et encouragées, à la lumière de la récente décision de la Cour constitutionnelle fédérale allemande sur la loi relative au renseignement étranger (BND-Gesetz) ainsi que de l'arrêt de la CJUE de 2020 sur les transferts de données ("Schrems II"), en conformité avec des demandes de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, du Rapporteur spécial des Nations unies sur la protection de la vie privée, et du Réseau européen de contrôle des services de renseignement (EION) qui ont lancé des appels en faveur de telles normes communes.

 

10/ Conditionner les financements européens au respect de la liberté de la presse et de l’Etat de droit 

 

L’UE est une union de valeurs, qui inclut les droits fondamentaux, la démocratie et l’Etat de droit. Il est urgent qu’elle se dote des mécanismes et instruments adéquats pour faire respecter ses valeurs, et en premier lieu la liberté de la presse, l’indépendance et le pluralisme des médias, essentiels au fonctionnement de la démocratie et de l’Etat de droit. 

 

→ Un Etat membre ne devrait pas pouvoir bénéficier de la solidarité européenne via les fonds européens, quand il piétine la liberté de la presse et le pluralisme des médias, et à travers eux, la démocratie et l’Etat de droit.

 

Le nouvel instrument sur la conditionnalité des fonds européens qui devrait être définitivement adopté d’ici la fin de l’année 2020, est un pas dans la bonne direction. Cependant, les modalités prévues pour la prise de décision risquent de le rendre difficile à utiliser.

 

→ RSF recommande que les aides européennes soient également conditionnées au respect de la liberté de la presse et de l’indépendance des médias, afin de pouvoir répondre aux mieux aux violations constatées dans certains des Etats membres de l’UE. 

 

[1]Recommendation CM/Rec(2018)11 of the Committee of Ministers to member States on media pluralism and transparency of media ownership (Adopted by the Committee of Ministers on 7 March 2018 at the 1309th meeting of the Ministers' Deputies) https://rm.coe.int/1680790e13

Publié le
Updated on 15.12.2020