Deux tiers des ressources naturelles mondiales sont extraites dans des pays où la liberté de la presse est gravement menacée
La majorité des ressources naturelles – énergies fossiles, minéraux et ressources forestières – proviennent de pays où enquêter sur l’extractivisme et ses impacts environnementaux et sociaux est difficile, voire impossible. C’est ce que révèle Reporters sans frontières (RSF) en croisant son Classement annuel de la liberté de la presse avec les données de l’exploitation des ressources naturelles. L’organisation appelle la communauté internationale à combattre les entraves à la liberté de la presse dans ces pays et à garantir une protection renforcée aux journalistes afin qu’ils puissent couvrir les enjeux environnementaux liés à l’extractivisme.
Plus de deux tiers des ressources naturelles mondiales sont extraites dans des pays où la situation de la liberté de la presse est qualifiée de “difficile” à “très grave”, selon l'analyse de RSF mettant en regard son Classement annuel de la liberté de la presse et les bénéfices tirés de l’exploitation des ressources naturelles estimés par la Banque mondiale.
“Le droit à l’information sur l’exploitation des ressources naturelles est vital pour comprendre les conséquences catastrophiques de l’extractivisme : pollution massive des écosystèmes, destruction de la biodiversité, épuisement des ressources, exploitation des travailleurs… Sans journalistes pour témoigner des coupes rases, photographier les mines géantes à ciel ouvert ou raconter l’histoire de populations déplacées et exploitées, les crimes contre l’environnement et les droits fondamentaux auront lieu dans un silence meurtrier. Nous appelons la communauté internationale à faire pression sur les pays concernés afin qu’ils lèvent ces obstacles et garantissent la protection des journalistes environnementaux.
Selon les Nations unies, sans une action urgente et concertée de la communauté internationale pour modifier la trajectoire actuelle, l’extraction des ressources aura des “conséquences catastrophiques pour les systèmes terrestres et les processus écologiques qui soutiennent le bien-être humain et la biodiversité sur notre planète”. Cependant, selon l’analyse de RSF, le journalisme environnemental, qui est le premier relais de l’information sur les impacts de l’extractivisme, rencontre de graves obstacles. À l’échelle mondiale, entre 2013 et 2021, 78 % des hydrocarbures (pétrole, gaz et charbon), 45 % des produits miniers, et 67 % des produits de l’exploitation forestière proviennent de pays qui connaissant une situation “difficile” à “très grave” en matière de liberté de la presse. Les pays où le journalisme est réduit au silence (situation “très grave”) représentent à eux seuls près d’un tiers (31 %) de l’exploitation mondiale des ressources naturelles.
Prédateurs des ressources, prédateurs de la liberté de la presse
La Chine est à la fois le premier producteur de charbon, le deuxième producteur de produits miniers et le deuxième exploitant forestier à l’échelle mondiale. “Bien que flagrantes, les destructions de l’environnement liées à l’exploitation minière sont peu documentées en Chine, car il est à la fois difficile de collecter des données, dangereux d’accéder au terrain, et presque impossible de publier des informations sensibles sur ces questions dans les médias nationaux”, résume le journaliste indépendant spécialiste des matières premières Guillaume Pitron auprès de RSF. Les rares journalistes enquêtant sur les questions environnementales manquent cruellement de moyens, risquent d’être censurés ou qualifiés de “traîtres” et jetés en prison par le Parti, à l’instar de toute voix exposant des faits compromettants pour les responsables politiques et économiques. Pire encore : en 2018, Lu Guang, photojournaliste lauréat du World Press Photo, qui a notamment exposé les ravages de l’industrie minière chinoise, a subitement disparu. Considérée comme la plus grande prison du monde pour les journalistes, la Chine occupe la 172e place sur 180 pays dans le Classement mondial de la liberté de la presse établi par RSF en 2024. Son régime mène une campagne de répression systématique contre la presse indépendante.
Alors que la Russie (162e sur 180 dans le classement de RSF) est l’un des premiers exportateurs mondiaux d'hydrocarbures et de produits miniers, les journalistes environnementaux travaillent sous la constante menace d’une arrestation ou de violences, tout comme leurs confrères. Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les rares médias indépendants y ont été interdits ou bloqués : c’est notamment le cas du média environnemental Kedr, contraint de fermer après avoir été désigné “agent de l’étranger” par les autorités. Le gouvernement a également bloqué tout accès aux bases de données officielles sur l’environnement et la pollution.
En Inde (159e sur 180) qui compte parmi les premiers producteurs mondiaux de charbon, ainsi que de produits miniers et forestiers, les questions environnementales constituent l’un des sujets les plus dangereux à couvrir dans ce pays : parmi les 28 journalistes tués ces dix dernières années en Inde, près de la moitié enquêtait sur des sujets liés à l’environnement, tel que la “mafia du sable”, un réseau de crime organisé qui exploite illégalement cette ressource naturelle.
Quant aux premiers producteurs mondiaux d’hydrocarbures, ils figurent presque tous parmi les pays où la répression du journalisme est la plus sévère. C’est notamment le cas des pays du Golfe persique – l’Arabie Saoudite (166e), les Émirats Arabes Unis (160e), l’Irak (169e), l’Iran (176e) et le Koweït (131e) – qui contrôlent à eux seuls plus d’un quart de l’approvisionnement mondial de pétrole. L’impact de la combustion des hydrocarbures sur le climat est bien connu, mais celui de leur exploitation l’est beaucoup moins. Il est pourtant massif : les fuites de méthane associées à l’extraction de pétrole, de gaz et de charbon représenteraient à elles seules 7 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Or, celles-ci pourraient facilement être évitées à condition d’être repérées et signalées aux autorités, comme le font certains journalistes d’investigation, malgré de fréquentes restrictions d’accès au terrain pour les professionnels des médias.
En outre, la rareté relative de cas d’agressions de journalistes dans de nombreuses régions d’exploitation intensive des ressources naturelles ne traduit généralement pas une meilleure sécurité de ces derniers. Elle s’explique au contraire par une couverture journalistique limitée, voire inexistante, due aux restrictions d’accès, au manque de ressources pour enquêter ou à l’autocensure de la profession dans ces zones.
RSF mobilisée pour le journalisme environnemental
Ces dernières années, RSF a plusieurs fois lancé l’alerte sur la situation accablante des journalistes environnementaux à travers le monde. En 2022, l’ONG, via sa section suédoise, publie le rapport Blank Spots in the Barents Region, sur les difficultés rencontrées par les journalistes couvrant des questions environnementales dans la mer de Barents, une région riche en hydrocarbures située au nord de la Norvège et de la Russie occidentale, marquée par des attaques régulières perpétrées par les industries polluantes. En 2023, le rapport Les terres brûlées du journalisme en Amazonie fait état des pressions et menaces auxquelles sont confrontés les journalistes enquêtant sur la déforestation en Amazonie brésilienne face aux intérêts économiques régionaux. RSF plaide sans relâche pour la fin de l’impunité notamment pour le meurtre brutal de Dom Phillips et de Bruno Pereira en juin 2022.
Les données relatives aux bénéfices tirés de l’exploitation des ressources naturelles sont mises à disposition par la Banque mondiale. Les minéraux inclus dans l’analyse sont l'étain, l'or, le plomb, le zinc, le fer, le cuivre, le nickel, l'argent, la bauxite et le phosphate. Les produits forestiers correspondent à la récolte de bois d'œuvre. Les hydrocarbures entrant dans l’évaluation sont le charbon, le pétrole et le gaz. Pour chaque catégorie de ressources, la valeur monétaire de leur exploitation est estimée à partir des cours mondiaux.
Le Classement mondial de la liberté de la presse de RSF évalue la situation de la liberté de la presse dans chaque pays en fonction de critères politiques, économiques, légaux, sociaux et sécuritaires. Les pays sont classés en cinq catégories : “bonne situation”, “situation plutôt bonne”, “situation problématique”, “situation difficile”, “situation très grave".