De Prix Nobel à “agent de l’étranger”: Dmitri Mouratov et Novaïa Gazeta dans l’engrenage de la censure russe
Le sort réservé au journal d’investigation, porte-drapeau de la presse indépendante russe, et à son ancien rédacteur en chef, illustre la violence de la censure absolue imposée par le régime de Vladimir Poutine depuis son invasion de l’Ukraine. Reporters sans frontières (RSF) revient en dix dates clés sur ces 20 derniers mois de répression et de résistance
"Profondément marqué par son histoire sanglante, Novaïa Gazeta s’est toujours relevé des assassinats de ses journalistes et d’autres épisodes douloureux de la répression qu’elle subit. Son sort incarne aujourd’hui le calvaire infligé au journalisme russe indépendant. Depuis le début de la guerre du régime poutinien à l’Ukraine, sa rédaction a été contrainte de se diviser, de se cacher, et de sans cesse se réinventer, pour poursuivre sa mission cruciale d’information.”
1) 10 décembre 2021 : “Ce prix est dédié au vrai journalisme. Il est dédié à mes collègues décédés de la Novaïa Gazeta – Igor Domnikov, Iouri Chtchekotchikhine, Anna Politkovskaïa, Anastasia Babourova et Stas Markelov, Natalia Estemirova.” Sur le podium d’Oslo où il reçoit son prix Nobel de la paix, Dmitri Mouratov rend hommage aux six employés de Novaïa Gazeta assassinés à cause de leur travail. Le rédacteur en chef de ce journal iconique est lauréat, aux côtés de la journaliste philippine Maria Ressa, pour “son combat courageux pour la liberté d’expression”. Une récompense comme un clin d'œil de l’histoire : le dernier lauréat russe du Prix, l’ultime dirigeant de l’URSS Mikhaïl Gorbatchev, avait utilisé une partie de sa dotation pour aider au lancement de Novaïa Gazeta, en 1993.
2) 24 février 2022 : Dans les jours qui suivent l’attaque à grande échelle contre l’Ukraine, le climat de confusion et de terreur n’épargne pas Novaïa Gazeta. Si le lendemain de l’invasion, le journal publie une édition spéciale en russe et en ukrainien, la rédaction est vite rattrapée par l’instauration d’une censure systémique. Face à l’impossibilité pour les journalistes de continuer leur mission d’information fiable et honnête sur la guerre sans être emprisonnés, la rédaction décide d’arrêter de publier sur ce sujet, supprimant même certaines de ses archives.
3) 28 mars 2022 : Après une nouvelle mise en garde du régulateur des médias, le Roskomnadzor, le journal décide de suspendre ses publications papiers jusqu’à la fin de “l’opération militaire spéciale”. Depuis plusieurs jours, l’étau se resserrait autour de Novaïa Gazeta – les exemplaires avaient disparu des kiosques, les abonnés recevaient des lettres de menaces dans leur boîte aux lettres… Pour marquer son opposition à l’invasion de l’Ukraine, Dmitri Mouratov annonce la vente aux enchères de sa médaille du prix Nobel au profit des enfants ukrainiens.
4) 7 avril 2022 : Depuis leur exil forcé à Riga, d’anciens journalistes de Novaïa Gazeta fondent un média en ligne intitulé Novaya Gazeta Europe (qui sera bloqué trois semaines après sa création). Le même jour, Dmitri Mouratov est attaqué à la peinture rouge par un inconnu, alors qu’il se trouve dans un train pour Samara. Il souffre alors de brûlure aux yeux et ses habits semblent couverts de sang. Une chaîne Telegram d’extrême droite revendique l’attaque, pour venger les “grands patriotes” russes.
5) 15 juillet 2022 : Novaïa Gazeta annonce la création d’un mensuel intitulé NO, alimenté par les journalistes restés en Russie. Le premier numéro explore les secrets du régime de Vladimir Poutine et son autoritarisme. Le site du média est très rapidement bloqué, sept jours et neuf heures après sa mise en ligne.
6) 5 et 6 septembre 2022 : Les précautions prises par la rédaction n’arrêtent pas le rouleau-compresseur de la censure. Sur demande du Roskomnadzor, les licences des versions papier de Novaïa Gazeta et de NO sont annulées. Le 13 septembre, le journal est même condamné à une lourde amende pour “discrédit de l’armée russe”. Enfin, le 15, la licence du site Internet de Novaïa Gazeta est invalidée. Contestées par la rédaction, ces décisions sont confirmées en appel dans les mois qui suivent. Sans licence, Novaïa Gazeta ne peut pas publier à plus de 999 exemplaires. Pour continuer à informer, le média met à disposition les versions PDF de ses journaux sur son site, accessible en Russie avec un VPN (soit un réseau privé virtuel).
7) 29 juin 2023 : Les autorités russes déclarent Novaya Gazeta Europe “organisation indésirable”, à peine plus d’un an après sa création. Désormais, tous ses employés ou tous ceux qui “participent” à l'organisation ou partagent ses contenus risquent la prison.
8) 4 juillet 2023 : Alors qu’elle se rend en Tchétchénie pour couvrir le procès de la mère de fondateurs d’une chaîne Telegram d’opposition, la journaliste Elena Milachina, lauréate du prix RSF 2020 du courage, est victime d’une agression barbare. Ses assaillants arrêtent sa voiture peu après son arrivée à l’aéroport de Grozny, la font descendre, ainsi que l’avocat Aleksandr Nemov qui l’accompagne, la rouent de coups, lui brisent les doigts de la main, lui rasent la tête et la recouvrent d’un antiseptique vert. Transportée à l’hôpital dans un état grave, elle est évacuée à Moscou dans la soirée. Malgré cette nouvelle attaque, elle retournera en Tchétchénie début septembre pour poursuivre sa couverture du procès.
9) 15 août 2023 : Elena Kostioutchenko dévoile dans un média en exil, le site d’information Meduza, son calvaire après l’empoisonnement dont elle a été victime en Allemagne, où elle s’est réfugiée. Après plus de neuf mois de convalescence, l’ancienne reporter de Novaïa Gazeta confie garder de lourdes séquelles sur les plans physique et mental. Elle avait couvert pour le journal les premières semaines de la guerre russe en Ukraine. La journaliste avait dû fuir le terrain face aux menaces des forces russes, qui prévoyaient de l’assassiner.
10) 1er septembre 2023 : Dmitri Mouratov est étiqueté “agent de l’étranger” par les autorités russes. Il rejoint la liste des 235 journalistes et médias déjà affublés de ce label infamant. Le rédacteur en chef fait désormais face à de lourdes obligations administratives et doit faire précéder chacune de ses publications (texte, audio, vidéo) par une déclaration longue et en gros caractère mentionnant son statut d’“agent de l’étranger”, au risque de lourdes amendes, voire de prison en cas de récidive. Pour préserver le journal de ces contraintes, Dmitri Mouratov décide alors de quitter son poste de rédacteur en chef le 4 septembre.