"Détérioration persistante du climat de travail pour les journalistes" : Lettre ouverte au président Joseph Kabila
Organisation :
Le 30 août 2010, Reporters sans frontières et Journaliste en danger (JED), son organisation partenaire en République démocratique du Congo, ont écrit au président Joseph Kabila pour dénoncer la détérioration persistante du climat de travail pour les journalistes et la réduction progressive des espaces de liberté et d'expression en RD Congo. Particulièrement inquiètes pour un journaliste, Jullson Eninga, risquant entre 20 ans de prison et la peine de mort pour "trahison", et soucieuses de voir le climat s'améliorer à un an de l'élection présidentielle prévue en 2011, les deux organisations demandent au chef de l'Etat d'engager des réformes profondes et courageuses afin de faire progresser la liberté de la presse en République démocratique du Congo. Voici le texte de la lettre :
Monsieur Joseph Kabila
Président de la République
Kinshasa – République démocratique du Congo
Paris et Kinshasa, le 30 août 2010 Monsieur le Président de la République, Reporters sans frontières, organisation internationale de défense de la liberté de la presse, et Journaliste en danger (JED), son organisation partenaire en République démocratique du Congo, souhaitent, une fois de plus, attirer votre attention sur la détérioration persistante du climat de travail pour les journalistes, ainsi que sur la réduction progressive des espaces de liberté et d’expression en RD Congo. A l'occasion de la célébration du cinquantenaire de l'indépendance de la République démocratique du Congo, le 30 juin 2010, nos organisations avaient déjà tiré la sonnette d'alarme en revenant sur plusieurs cas d'assassinats de journalistes, sur les menaces et arrestations régulières pesant sur les professionnels de l'information, et enfin sur les difficultés de la presse étrangère à pouvoir travailler convenablement. Deux mois plus tard, rien n'a été fait pour que la situation s'améliore. Nos organisations ont même recensé, dans cet intervalle, près d'une dizaine d’attaques délibérées contre des journalistes et contre des médias qui préludent, si on n’y prend garde, à une répression plus grande à l’approche des échéances électorales annoncées. A titre illustratif : 1. Le 17 août 2010, Michel Tshiyoyo, cameraman de la Radio Télévision Amazone (RTA) émettant à Kananga, capitale de la province du Kasaï-Occidental, a été évacué d'urgence sur Kinshasa par la Mission des Nations Unies pour la Stabilisation du Congo (MONUSCO). Le journaliste recevait, depuis quelques jours, des menaces de mort par SMS de la part d'individus supposés proches du gouverneur de la province, Trésor Kapuku. Le seul tort du journaliste est d’avoir été un témoin gênant des affrontements ayant opposé, quelques jours auparavant, le gouverneur et ses hommes à la population du village de Lwandanda, à 25 kilomètres de Kananga. Même après son évacuation, le journaliste a déclaré continuer de recevoir des menaces, comme celle provenant du numéro 0812221172 l'avertissant que "l'assassinat est fréquent à Kin" et rappelant le "sort de Chebeya". Faut-il rappeler que c’est le sentiment d’impunité ambiante qui autorise ce genre d’écart et d’outrecuidance ? 2. Pascal Mulunda, éditeur de l'hebdomadaire privé Le Monitor, vient d’être libéré après avoir passé 24 jours en prison et payé 600 dollars de caution injustifiée. Le journaliste avait été arrêté, le 27 juillet, et placé en détention provisoire à la prison centrale de Kinshasa. Cette mesure faisait suite à une plainte en diffamation déposée par Baudouin Iheta, coordinateur du service public d'assistance et d'encadrement du Small scale mining (Saesscam), qui reprochait au journaliste la publication, le 23 juin dernier, d'un article dans lequel il dénonçait sa mauvaise gestion et le détournement des biens publics. Le 19 août, Pascal Mulunda a bénéficié d'une libération conditionnelle. Son avocat a déclaré que son client devait se présenter chaque mardi et vendredi devant le magistrat et qu’il lui était interdit de quitter la capitale avant la clôture de son dossier. Faut-il rappeler également que la RDC reste ce pays où des journalistes sont systématiquement envoyés en prison pour des motifs supposés de diffamation alors que la législation congolaise en la matière ne se soucie même pas de vérifier la véracité ou non des faits allégués ? 3. Depuis cinq mois, un journaliste, Jullson Eninga, du quotidien Le Journal, est incarcéré au Centre pénitentiaire et de rééducation de Kinshasa (CPRK), sans aucune chance de bénéficier de la présomption d’innocence. Initialement accusé de faire la "propagande de la rébellion", une infraction qui n’existe pas dans la législation congolaise, ce directeur de publication est actuellement jugé par le tribunal de grande instance de Kinshasa pour "trahison" et risque entre 20 ans de prison et la peine de mort. Le parquet lui reproche la publication, au mois de juin 2009, d’un communiqué, tiré du site internet Africatime.com, des rebelles Hutus des Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR) opérant dans l’est de la RDC. Le journaliste clame son innocence en affirmant qu’il s’agissait d’une méprise de son journal pour laquelle il a officiellement demandé pardon aux autorités congolaises. Pourtant, Le Journal reste suspendu depuis une année par le ministre de la Communication, qui a également saisi la justice pour obtenir une double sanction contre le média incriminé. Comment, dans ces conditions, ne pas penser à un acharnement et à une volonté de musellement de la presse indépendante ? 4. Le 26 juillet 2010, les signaux d’émission de Canal Kin Télévision (CKTV), Canal Congo Télévision (CCTV) et Radio liberté Kinshasa (Ralik), propriétés de M. Jean-Pierre Bemba, ont été coupés. Selon nos informations, un commando armé a fait irruption au milieu de la nuit dans les installations abritant les émetteurs et a ordonné aux techniciens de couper les faisceaux de ces trois chaînes proches de l’opposition. Aucune explication officielle n'a été donnée aux médias qui ont pu reprendre une activité normale deux jours plus tard. 5. Le 28 juillet dernier, plusieurs militaires ont fait irruption dans les locaux de la radio Moto Oïcha, à Oïcha, dans le territoire de Béni (province du Nord-Kivu), et ont demandé à parler à un animateur. Ce dernier étant absent, les hommes armés s'en sont pris au technicien, qu'ils ont passé à tabac avant de fouiller tout le bâtiment. Inquiet pour sa sécurité, l’animateur vit désormais dans la clandestinité. Quelques jours avant cet incident, le rédacteur en chef de la radio avait reçu des menaces de mort anonymes par téléphone. Toutes ces atteintes à la liberté de la presse sont symptomatiques des difficultés pour les journalistes congolais d'exercer leur métier à l'abri des menaces et des risques, que ce soit dans la capitale ou en province, notamment dans l'est du pays. Depuis plusieurs années, nous enjoignons votre gouvernement de prendre des dispositions pour offrir davantage de sécurité aux reporters, pour garantir un climat plus favorable à la liberté d'expression, et pour lutter contre l'impunité dans les cas d'assassinats de journalistes. Peu après la mort de Didace Namujimbo, à Bukavu, en novembre 2008, nous vous avions par exemple invité à mettre sur pied une commission judiciaire spéciale chargée de faire la lumière sur les assassinats de journalistes. Cette recommandation est restée sans suite de votre part. Il est aujourd'hui plus urgent que jamais que vous engagiez ces réformes profondes et courageuses afin de faire progresser la liberté de la presse en République démocratique du Congo. Cela permettrait à la fois de répondre aux problèmes actuels mais aussi de préparer l'année à venir, sachant qu'à un an de l'élection présidentielle de 2011, les journalistes congolais risquent de faire face à de nouvelles difficultés liées à la campagne électorale. Dans l'espoir que vous tiendrez compte de nos requêtes, nous vous prions d'agréer, Monsieur le Président de la République, l'expression de notre très haute considération. Jean-François Julliard, Secrétaire général de Reporters sans frontières Donat M'Baya Tshimanga, Président de Journaliste en danger Photo : Joseph Kabila (AFP)
Président de la République
Kinshasa – République démocratique du Congo
Paris et Kinshasa, le 30 août 2010 Monsieur le Président de la République, Reporters sans frontières, organisation internationale de défense de la liberté de la presse, et Journaliste en danger (JED), son organisation partenaire en République démocratique du Congo, souhaitent, une fois de plus, attirer votre attention sur la détérioration persistante du climat de travail pour les journalistes, ainsi que sur la réduction progressive des espaces de liberté et d’expression en RD Congo. A l'occasion de la célébration du cinquantenaire de l'indépendance de la République démocratique du Congo, le 30 juin 2010, nos organisations avaient déjà tiré la sonnette d'alarme en revenant sur plusieurs cas d'assassinats de journalistes, sur les menaces et arrestations régulières pesant sur les professionnels de l'information, et enfin sur les difficultés de la presse étrangère à pouvoir travailler convenablement. Deux mois plus tard, rien n'a été fait pour que la situation s'améliore. Nos organisations ont même recensé, dans cet intervalle, près d'une dizaine d’attaques délibérées contre des journalistes et contre des médias qui préludent, si on n’y prend garde, à une répression plus grande à l’approche des échéances électorales annoncées. A titre illustratif : 1. Le 17 août 2010, Michel Tshiyoyo, cameraman de la Radio Télévision Amazone (RTA) émettant à Kananga, capitale de la province du Kasaï-Occidental, a été évacué d'urgence sur Kinshasa par la Mission des Nations Unies pour la Stabilisation du Congo (MONUSCO). Le journaliste recevait, depuis quelques jours, des menaces de mort par SMS de la part d'individus supposés proches du gouverneur de la province, Trésor Kapuku. Le seul tort du journaliste est d’avoir été un témoin gênant des affrontements ayant opposé, quelques jours auparavant, le gouverneur et ses hommes à la population du village de Lwandanda, à 25 kilomètres de Kananga. Même après son évacuation, le journaliste a déclaré continuer de recevoir des menaces, comme celle provenant du numéro 0812221172 l'avertissant que "l'assassinat est fréquent à Kin" et rappelant le "sort de Chebeya". Faut-il rappeler que c’est le sentiment d’impunité ambiante qui autorise ce genre d’écart et d’outrecuidance ? 2. Pascal Mulunda, éditeur de l'hebdomadaire privé Le Monitor, vient d’être libéré après avoir passé 24 jours en prison et payé 600 dollars de caution injustifiée. Le journaliste avait été arrêté, le 27 juillet, et placé en détention provisoire à la prison centrale de Kinshasa. Cette mesure faisait suite à une plainte en diffamation déposée par Baudouin Iheta, coordinateur du service public d'assistance et d'encadrement du Small scale mining (Saesscam), qui reprochait au journaliste la publication, le 23 juin dernier, d'un article dans lequel il dénonçait sa mauvaise gestion et le détournement des biens publics. Le 19 août, Pascal Mulunda a bénéficié d'une libération conditionnelle. Son avocat a déclaré que son client devait se présenter chaque mardi et vendredi devant le magistrat et qu’il lui était interdit de quitter la capitale avant la clôture de son dossier. Faut-il rappeler également que la RDC reste ce pays où des journalistes sont systématiquement envoyés en prison pour des motifs supposés de diffamation alors que la législation congolaise en la matière ne se soucie même pas de vérifier la véracité ou non des faits allégués ? 3. Depuis cinq mois, un journaliste, Jullson Eninga, du quotidien Le Journal, est incarcéré au Centre pénitentiaire et de rééducation de Kinshasa (CPRK), sans aucune chance de bénéficier de la présomption d’innocence. Initialement accusé de faire la "propagande de la rébellion", une infraction qui n’existe pas dans la législation congolaise, ce directeur de publication est actuellement jugé par le tribunal de grande instance de Kinshasa pour "trahison" et risque entre 20 ans de prison et la peine de mort. Le parquet lui reproche la publication, au mois de juin 2009, d’un communiqué, tiré du site internet Africatime.com, des rebelles Hutus des Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR) opérant dans l’est de la RDC. Le journaliste clame son innocence en affirmant qu’il s’agissait d’une méprise de son journal pour laquelle il a officiellement demandé pardon aux autorités congolaises. Pourtant, Le Journal reste suspendu depuis une année par le ministre de la Communication, qui a également saisi la justice pour obtenir une double sanction contre le média incriminé. Comment, dans ces conditions, ne pas penser à un acharnement et à une volonté de musellement de la presse indépendante ? 4. Le 26 juillet 2010, les signaux d’émission de Canal Kin Télévision (CKTV), Canal Congo Télévision (CCTV) et Radio liberté Kinshasa (Ralik), propriétés de M. Jean-Pierre Bemba, ont été coupés. Selon nos informations, un commando armé a fait irruption au milieu de la nuit dans les installations abritant les émetteurs et a ordonné aux techniciens de couper les faisceaux de ces trois chaînes proches de l’opposition. Aucune explication officielle n'a été donnée aux médias qui ont pu reprendre une activité normale deux jours plus tard. 5. Le 28 juillet dernier, plusieurs militaires ont fait irruption dans les locaux de la radio Moto Oïcha, à Oïcha, dans le territoire de Béni (province du Nord-Kivu), et ont demandé à parler à un animateur. Ce dernier étant absent, les hommes armés s'en sont pris au technicien, qu'ils ont passé à tabac avant de fouiller tout le bâtiment. Inquiet pour sa sécurité, l’animateur vit désormais dans la clandestinité. Quelques jours avant cet incident, le rédacteur en chef de la radio avait reçu des menaces de mort anonymes par téléphone. Toutes ces atteintes à la liberté de la presse sont symptomatiques des difficultés pour les journalistes congolais d'exercer leur métier à l'abri des menaces et des risques, que ce soit dans la capitale ou en province, notamment dans l'est du pays. Depuis plusieurs années, nous enjoignons votre gouvernement de prendre des dispositions pour offrir davantage de sécurité aux reporters, pour garantir un climat plus favorable à la liberté d'expression, et pour lutter contre l'impunité dans les cas d'assassinats de journalistes. Peu après la mort de Didace Namujimbo, à Bukavu, en novembre 2008, nous vous avions par exemple invité à mettre sur pied une commission judiciaire spéciale chargée de faire la lumière sur les assassinats de journalistes. Cette recommandation est restée sans suite de votre part. Il est aujourd'hui plus urgent que jamais que vous engagiez ces réformes profondes et courageuses afin de faire progresser la liberté de la presse en République démocratique du Congo. Cela permettrait à la fois de répondre aux problèmes actuels mais aussi de préparer l'année à venir, sachant qu'à un an de l'élection présidentielle de 2011, les journalistes congolais risquent de faire face à de nouvelles difficultés liées à la campagne électorale. Dans l'espoir que vous tiendrez compte de nos requêtes, nous vous prions d'agréer, Monsieur le Président de la République, l'expression de notre très haute considération. Jean-François Julliard, Secrétaire général de Reporters sans frontières Donat M'Baya Tshimanga, Président de Journaliste en danger Photo : Joseph Kabila (AFP)
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20.01.2016