Le rapport d'étape de la Commission européenne sur les progrès réalisés par la Turquie dans le cadre des négociations d'adhésion et les déclarations du Premier ministre turc permettent d'espérer une relance des réformes des aspects les plus attentatoires à la liberté d'expression du code pénal turc.
Le rapport de la Commission européenne sur l'élargissement de l'Union européenne, rendu public le 8 novembre, est de nature à faire avancer la question de la liberté de la presse en Turquie. Si la Commission a choisi de conditionner la poursuite des négociations d'adhésion au respect de la totalité des engagements de la Turquie sur le dossier chypriote, le point 11 du rapport exprime clairement que « d'importants efforts supplémentaires doivent être déployés, notamment en ce qui concerne la liberté d'expression ». L'article 301 du code pénal, sanctionnant « l'humiliation de l'identité turque, de la république, des institutions ou des organes d'Etat » est particulièrement concerné. En conclusion, le rapport stipule en effet que « le cadre juridique actuel ne garantit pas encore la liberté d'expression de façon conforme aux normes européennes. (...) L'article 301, de même que d'autres dispositions du code pénal turc restreignant la liberté d'expression, doivent être mis en conformité avec la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH). »
« Nous ne pouvons que souscrire à ces conclusions et rappeler que l'article 301 du code pénal, entré en vigueur le 1er juin 2005, permet une exploitation de la loi à des fins de contrôle de l'activité des médias. La démonstration n'est plus à faire, puisque soixante-cinq personnes, dont de nombreux journalistes et écrivains, ont été poursuivies en Turquie en vertu de cet article depuis la mise en application du code pénal. Il est indispensable que la législation turque rejoigne les standards européens des libertés fondamentales, telles que la liberté d'expression », a déclaré Reporters sans frontières.
Plusieurs procès à l'encontre d'intellectuels, en l'occurrence ceux des romanciers Orhan Pamuk et Elif Shafak, du journaliste d'origine arménienne Hrant Dink et des cinq chroniqueurs des grands quotidiens « Milliyet » et « Radikal » (Erol Katircioglu, Murat Belge, Haluk Sahin, Hasan Cemal et Smet Berkan) ont donné lieu à des scènes de violence entre les sympathisants de l'Union des Grands Juristes, association ultranationaliste à l'origine des plaintes déposées contre Orhan Pamuk, Elif Shafak, et les partisans de ces derniers.
Non seulement la justice turque applique l'article 301 selon une interprétation sévère, mais elle n'applique pas l'alinéa 4 qui stipule que « l'expression de la pensée sous forme de critique ne peut être sanctionnée ».
La société et l'Etat turcs sont divisés par cette question. Le gouvernement du Parti de la justice et du développement du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan n'a pas prêté attention aux critiques et alertes de la part des organisations de défense de la liberté de la presse et des sociétés civiles, formulées depuis plus de deux ans.
Cependant, à l'approche de la publication du rapport de l'UE, et après la forte mobilisation autour du procès de l'écrivain Elif Shafak et de l'attribution du prix Nobel de littérature à Orhan Pamuk, le Premier ministre a pris position sur la question. Le 5 novembre à Istanbul, il a réuni des représentants des organisations syndicales et médicales, dont la Confédération révolutionnaire des syndicats de Travailleurs (Disk), la Confédération turque des syndicats d'employeurs (Tisk) pour les consulter sur un éventuel amendement de l'article 301. A l'issue de cette réunion, Recep Tayyip Erdogan a déclaré qu'il était prêt à recevoir des propositions afin de rendre plus concret son texte, « si des problèmes existent du fait qu'il est abstrait ».
« Nous examinons les options conformes à l'esprit des réformes dans la cadre de l'article 301 », a-t-il affirmé. Ces propos ont suscité la satisfaction d'Olli Rehn, commissaire finlandais à l'élargissement. Ce dernier a déclaré être « satisfait de l'attachement personnel d'Erdogan à la liberté d'expression et la participation du pays à l'UE ». « Nous attendons que cette intention soit soutenue par des pas concrets et que des décisions concrètes soient prises dans ce sens», a-t-il ajouté.
Plusieurs journalistes condamnés ont déclaré qu'ils allaient faire appel auprès de la Cour européenne des droits de l'homme pour violation de l'article 10 de la Convention. Parmi eux, le directeur de publication de l'hebdomadaire arménien « Agos » Hrant Dink, condamné le 7 octobre 2005 à six mois de prison avec sursis en raison d'une série d'articles intitulée « L'identité arménienne » ; Burak Bekdil, chroniqueur du quotidien en anglais Turkish Daily News a été condamné à 20 mois de prison avec sursis (confirmé par la Cour de cassation en octobre 2005) en raison d'une chronique évoquant le manque de confiance des citoyens turcs envers la justice.
En outre, l'avocate Eren Keskin, ancienne présidente de la branche d'Istanbul de l'Association des droits de l'homme (IHD), risque la prison car elle refuse de verser une amende d'environ 3300 euros prononcée pour des propos tenus en 2002 à Cologne (Allemagne). Elle avait accusé à l'époque les forces de l'ordre turques du sud-est anatolien, à majorité kurde, d'être à l'origine de plusieurs cas de viol. « Je ne vais pas verser cette amende pour racheter ma liberté », a-t-elle déclaré.
L'article 301 intitulé « Humiliation de l'identité turque, de la république, des institutions ou organes d'Etat » sanctionne de six mois à trois ans de prison « quiconque humilie ouvertement le gouvernement, les organes de justice de l'Etat, les structures militaire ou policière ».