Controverse afghane : People's Press et "Politiken" toujours pas au garde-à-vous

Le 16 septembre 2009, l’un des principaux journaux danois, le quotidien Politiken, a publié en supplément gratuit l’intégralité du livre controversé de Thomas Rathsack, Jæger - i krig med eliten (Chasseur – en guerre avec l’élite). Ce dernier constitue le témoignage d’un ancien soldat sur les opérations sensibles menées par les troupes d’élite du contingent danois en Afghanistan. L’ouvrage devait initialement sortir le 24 septembre chez l’éditeur People’s Press, mais le ministère de la Défense a demandé aux tribunaux son interdiction, en estimant qu’il révélait des secrets d’Etat susceptibles de mettre en danger la vie des soldats danois. Suite à sa diffusion par Politiken et sur Internet, le tribunal des référés de Copenhague a finalement autorisé la publication du livre le 21 septembre. Cette affaire a suscité de vifs débats au Danemark, non seulement sur le comportement des troupes en opérations spéciales à l’étranger, mais aussi sur la liberté de la presse, le secret-défense et les droits d’auteur. Reporters sans frontières a donc interrogé à ce sujet un représentant de la maison d’édition qui publie l’ouvrage, et le rédacteur en chef du journal Politiken. Voici leurs commentaires : Jakob Kvist est le directeur artistique de la société Art People, dont la maison d’édition People’s Press publie le livre. RSF : Quand l’armée a-t-elle commencé à s’intéresser à la publication du livre ? Jakob Kvist : L’armée m’a appelé le 9 septembre pour me demander une copie du livre. Une ou deux heures plus tard, la direction des forces armées nous a contactés pour organiser une rencontre. Lors de la réunion le jour suivant, les représentants de l’armée nous ont dit que le livre posait problème et qu’ils souhaitaient en empêcher la publication. Selon eux, certains passages du livre risquaient de mettre des vies en danger et de compromettre la sécurité du pays ainsi que ses relations avec des puissances étrangères. Nous avons proposé de modifier les passages qui posaient problème ; mais l’armée nous a répondu que désigner des passages spécifiques constituait en soi un risque pour la sécurité. Finalement, le lundi (14 septembre), ils ont annoncé que l’ensemble du livre était dangereux, et qu’ils allaient donc demander son interdiction devant les tribunaux. RSF : Connaissez-vous désormais les raisons de la demande d’interdiction ? J. K. : Ils ne nous ont toujours pas dit officiellement ce qui posait problème. L’audience devant le tribunal a eu lieu à huis clos. Il est interdit de révéler ce qui a été dit, au risque de finir en prison. Pour pouvoir continuer à parler à la presse, j’ai décidé de quitter le tribunal quand les militaires sont arrivés. Mon collègue est resté ; il est sorti quatre heures plus tard. L’audience a consisté à examiner le contenu du livre et les problèmes qu’il pose. RSF : Plusieurs dizaines de milliers de Danois ont eu accès au livre sur Internet et dans les pages de Politiken. Pourquoi l’armée continue-t-elle de s’opposer à sa publication ? J. K. : Nous nous trouvons actuellement dans une situation complètement absurde. Le livre circule partout sur Internet. Politiken l’a publié. Une très large partie de la population danoise y a accès. Pourtant, l’armée continue de s’opposer à sa publication. C’est devenu une question de principe. Ils continuent de dire qu’il est dangereux. RSF : Quand avez-vous été informés des intentions de Politiken ? J. K. : Nous avons été informés la veille, en milieu d’après-midi. Ce n’était qu’une possibilité. Il n’y a pas eu de discussion, Politiken ne nous a pas consultés. Dans un e-mail, en fin d’après-midi, ils nous ont dit qu’ils allaient le faire. J’ai répondu que c’était inacceptable et qu’ils violaient les droits d’auteur, mais il n’y a pas eu d’altercation. Cela ne servait à rien, et beaucoup de choses étaient en train de se passer à ce moment-là. RSF : Avez-vous été convaincus par les arguments de Toger Seidenfaden, le rédacteur en chef de Politiken ? J. K. : Nous sommes une petite maison d’édition, qui essaie de publier des livres, mais aussi de rester en vie. Bien sûr, le principe de la liberté d’expression et de la liberté de la presse est en jeu. Mais nous devons aussi survivre. RSF : Politiken vous a-t-il rendu service ? J. K. : Je ne pense pas que cela nous ait aidés. Ce n’était pas dans notre intérêt que le livre soit publié. Il est encore trop tôt pour pouvoir dire si quelque chose de bon en sortira pour nous. Mais je pense qu’il aurait mieux valu que Politiken ne le publie pas. RSF : Envisagez-vous de porter plainte contre le journal ? J. K. : C’est une question très complexe. Beaucoup de principes sont en jeu : la sécurité des soldats, la liberté d’expression, le droit de l’armée de contrôler les informations, la question des droits d’auteur … Or tous ces principes ne se recoupent pas. En ce moment, nous avons deux avocats qui travaillent à plein temps sur la bataille juridique avec l’armée. Nous n’avons pas eu le temps de nous concentrer sur la question de Politiken. On y reviendra plus tard. RSF : Quelle est votre évaluation des dommages causés ? J. K. : Initialement, nous avions prévu de publier le livre à 5 000 exemplaires. Mais avec tout le déballage médiatique, on aurait certainement pu en vendre 100 000. Désormais, nous sommes sans doute de nouveau à 5 000. Toger Seidenfaden est le rédacteur en chef du quotidien Politiken : RSF : Quand avez-vous pris la décision de publier le livre dans son entier, et pourquoi ? Toger Seidenfaden : Tout a été décidé mardi (17 septembre). Il y a deux semaines, la maison d’édition a fait parvenir une copie numérique (du livre Chasseur – en guerre avec l’élite) à tous les organes de presse, en prévision de sa publication. Tous les journaux ont alors commencé à en parler ; certains ont publié des passages entiers du livre. Le ministère de la Défense et le commandant des forces armées ont pris contact avec les éditeurs, pour les informer que le livre contenait des informations susceptibles de porter atteinte à la sécurité de l’Etat et des troupes stationnées à l’étranger. La maison d’édition a essayé de négocier, mais les discussions n’ont pas abouti. Finalement, l’armée s’est tournée vers le tribunal de Copenhague, pour obtenir une injonction temporaire ordonnant l’interdiction de publier le livre. J’étais alors en voyage en Corée du Sud, j’ai pris connaissance de l’affaire pendant le week-end. Lundi, nous avons appris que le commandant des forces armées allait adresser un courrier à tous les principaux médias du pays, leur demandant de ne pas parler de ce livre, directement ou indirectement, pour des raisons de sécurité. J’ai trouvé la lettre sur mon bureau mardi matin. RSF : Que disait ce courrier ? T. S. : Dans sa lettre, le commandant des forces armées assure qu’il aurait aimé pouvoir nous donner les raisons de sa demande, mais qu’il est dans l’impossibilité de le faire, car cela même constituerait une révélation problématique. Il précise qu’il n’a aucune intention d’enfreindre la liberté d’expression et ne souhaite pas empêcher les critiques contre l’armée. RSF : Comment avez-vous réagi ? T. S. : Je me suis dit que la lettre demandait une réponse, qui ne pouvait être que négative. Je ne peux accepter que le secret-défense devienne une formule magique bloquant toute discussion. S’il y avait eu une possibilité d’obtenir des explications, j’aurais contacté l’armée. Mais la lettre coupait court à toute discussion. J’ai donc décidé de publier le livre. RSF : Et les risques pour la sécurité des soldats ? T. S. : Il y a eu des débats au sein de la rédaction. Mais tous les journalistes qui avaient lu le livre et travaillaient sur le sujet ne voyaient pas ce qui pouvait poser problème à l’armée. Même chose pour l’ancien commandant des forces armées et les experts que nous avons consultés. Ce n’était pas encore suffisant pour publier le livre. Mais nous avons fait le raisonnement suivant : le livre faisait l’objet de nombreux débats au Danemark, d’importants passages en avaient déjà été publiés, et la maison d’édition avait envoyé une copie numérique qui, en un seul clic, pouvait être reproduite. Donc pour moi, le livre était déjà publié. S’il y avait vraiment un risque pour les soldats danois, alors les dommages avaient déjà été faits. RSF : Pourquoi fallait-il le publier ? T. S. : C’est le premier livre qui décrit le rôle des forces spéciales en Afghanistan et en Irak. Il parle d’opérations en civil, qui posent des questions sur la Convention de Genève et le droit de la guerre. Il évoque aussi le transfert de prisonniers à l’armée américaine par des soldats danois. Ce sont des questions concrètes qui justifient un débat public. RSF : Mais en publiant le livre sans l’autorisation de la maison d’édition, vous n’avez pas respecté le droit d’auteur. T. S. : Je me suis assuré que je n’aurais pas de problèmes juridiques liés à la question du droit d’auteur. J’ai informé les éditeurs de mon projet. Ils ont fait remarquer que les droits sur le livre leur appartenaient, et que par conséquent ils ne seraient pas partenaires de cette entreprise. Mais je suis entièrement certain que dans les prochains jours, on finalisera un accord et que cet aspect ne posera plus problème. RSF : Pourtant, la maison d’édition estime que vous ne lui avez pas rendu service… T. S. : Si les éditeurs avaient vraiment donné leur permission, ils se seraient retrouvés dans la même position que moi [c’est-à-dire, attaqués en justice par le ministère de la Défense pour violation du secret d’Etat]. Objectivement, pourtant, je leur ai rendu un immense service. C’est grâce à Politiken que le livre va pouvoir être publié. Cela dit, je comprends qu’ils n’aient pas envie de le reconnaître et d’être considérés comme des complices. RSF : Si le livre n’avait pas été disponible sur Internet, l’auriez vous publié ? T. S. : Ma décision aurait été beaucoup plus difficile à prendre. J’aurais dû consulter de très nombreux experts pour m’assurer qu’il n’y avait aucun risque. Je ne peux pas dire aujourd’hui ce que j’aurais fait. Mais dès lors que le livre appartenait au domaine public, la décision a été facile à prendre. RSF : Pourquoi le livre suscite-t-il autant de réactions ? T. S. : Je pense qu’il y a plusieurs explications. Tout d’abord, je pense que l’armée veut décourager tous les membres des forces spéciales de publier à leur tour leur témoignage. Elle compte sur un effet de dissuasion, ce qui est assez paradoxal puisque l’ouvrage du soldat d’élite n’est que louange à l’égard de l’armée. Pourtant, il risque maintenant jusqu’à 12 ans de prison ferme. Je pense aussi qu’ils veulent empêcher d’autres révélations, concernant notamment les transferts de prisonniers. Enfin, il y a la question de la Convention de Genève, qui assimile les opérations en civil à des actes de perfidie ou d’espionnage. Or dans ce cas, nos soldats sont exposés à toutes sortes de poursuites, car ils ne sont pas protégés par la Convention de Genève. C’est extrêmement dangereux, et c’est quelque chose qu’on ne connaît pas. Les autorités en sont-elles conscientes ? RSF : Avez-vous été surpris par le manque de réaction de vos collègues ? T. S. : Il est intéressant de constater qu’aucun des autres rédacteurs en chef n’a répondu à la lettre du commandant des forces armées. Aucun. Si je n’avais rien fait, le débat aurait donc cessé. Selon moi, ils ont manqué aux exigences de la déontologie professionnelle. Car nous étions dans une situation où il y avait un risque réel que la liberté de la presse recule. RSF : Cela vous a-t-il étonné ? T. S. : Je suis surpris de cette réaction, dans la mesure où le consensus en faveur d’une liberté d’expression illimitée est total au Danemark. Mais quand on prend en compte le contexte politique local, cette réaction est moins surprenante. Car comment expliquer que toute une série de personnes sont prêtes à se déclarer partisans inconditionnels de la liberté d’expression lors de l’affaire des caricatures, mais disent aujourd’hui qu’il faut respecter l’injonction de l’armée ? Quand la liberté d’expression offense les musulmans, elle doit être illimitée. Quand elle met en danger les soldats qui se battent en Afghanistan contre des musulmans, elle doit être limitée. Je regrette de le dire, mais c’est comme cela.
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Updated on 20.01.2016