Condamnation financière lourde contre les auteurs du livre “El Gran Hermano” : “Une sanction abusive et malvenue”

Deux millions de dollars à verser solidairement au président Rafael Correa pour “préjudice moral”. C’est la lourde sanction infligée le 7 février 2012 par un tribunal civil de Pichincha, la région de Quito, contre les journalistes Juan Carlos Calderón et Christian Zurita, coauteurs d’un livre d’enquête sur le frère aîné du chef de l’État, Fabricio Correa. Intitulé “El Gran Hermano” (le grand frère), l’ouvrage pointait directement les largesses et le favoritisme dont aurait bénéficié l’homme d’affaires en obtenant notamment de l’État pour plus de 150 millions de dollars de contrat. S’estimant atteint dans son honneur personnel, le président Rafael Correa avait réclamé aux deux journalistes 10 millions de dollars au moment d’engager des poursuites à leur encontre, en février 2011. Bien que prononcée en première instance, la condamnation des auteurs de “Gran Hermano” fait directement écho à celles de trois directeurs et d’un éditorialiste d’El Universo, dossier qui a encore aggravé les relations déjà très tendues entre la présidence et une partie de la profession. “Les deux affaires soulignent un régime de sanctions disproportionnées qui valent autant d’incitation à l’autocensure. L’ampleur de la condamnation infligée à El Universo et ses représentants, malgré le caractère extrême des propos incriminés, fait craindre pour l’avenir de la liberté éditoriale. Cette fois, c’est la capacité d’investigation des journalistes que le précédent ‘Gran Hermano’ met en péril”, a déclaré Reporters sans frontières. “Qui prendra désormais le risque de mettre publiquement en cause une personnalité haut placée ? Plus grave, Rafael Correa aura, ici, protesté de son honneur face à des informations qui ne le visaient pas au premier chef. Enfin, l’atteinte à l’honneur, notion par définition abstraite et impossible à prouver comme l’a reconnu elle-même la juge de Pichincha, aura éludé l’appréciation, sur le fond, des faits rapportés dans le livre. C’est ce débat de fond que le président cherche à éviter en exigeant des deux coauteurs qu’ils reconnaissent leur ‘mensonge’ moyennant le retrait de sa plainte. Nous espérons, au contraire, que ce jugement se verra infirmé en appel et qu’un véritable échange sur un sujet d’intérêt public pourra avoir lieu”, a ajouté l’organisation. Veto électoral
Dangereuse au plan judiciaire, la condamnation des deux coauteurs de “El Gran Hermano” est politiquement malvenue et inopportune. Elle coïncide, en effet, avec une nouvelle norme en matière électorale, entrée en vigueur le 4 février, qui restreint fortement la couverture journalistique dans une période de trois mois précédant le scrutin. Très discuté et y compris au sein du parti majoritaire Alianza País, le texte, porté par Rafael Correa lui-même, dispose que les médias devront s’abstenir de toute “promotion directe ou indirecte, que ce soit à travers des reportages, rapports ou tout autre forme de message, qui tendrait à avoir une influence en faveur ou à l’encontre d’un candidat déterminé, d’une proposition, d’options, de préférences électorales ou de thèses politiques”. La Constitution équatorienne interdisant de modifier la loi électorale moins d’un an avant une convocation au suffrage, l’application de la norme impliquerait de décaler au plus tôt au 4 février 2013, l’élection présidentielle prévue le 20 janvier de cette même année. “Si elle ne précise pas les sanctions encourues, une telle norme ne peut qu’ajouter à la déplorable impression que l’exécutif cherche à limiter la circulation des informations et des opinions, et plus encore dans un contexte électoral qui doit justement favoriser cette dernière. La norme électorale s’applique-t-elle aux messages institutionnels (“cadenas”) et aux discours du samedi (“enlaces sabatinos”) du chef de l’État. Si tel n’est pas le cas alors comment s’empêcher de penser que seule la parole officielle deviendrait autorisée ?”, a regretté Reporters sans frontières. La norme électorale contredit en tout cas les principes directeurs de la nouvelle version de la loi organique de communication, déposée le 3 février à l’Assemblée nationale et appelée à être votée en session plénière d’ici au mois de mars. Ce projet de législation réaffirme la responsabilité d’informer la collectivité qui incombe aux journalistes et à leurs médias, en particulier en période électorale. Malgré une fâcheuse tendance à vouloir imposer un critère d’“information vérifiée, balancée, contrastée et contextualisée”, le texte comporte, notamment, deux avancées favorables : la limitation de durée des “cadenas” (cinq minutes hebdomadaires) et, à nouveau, la répartition équitable des fréquences entre différents types de médias (privés, publics et communautaires) à hauteur de 33 % pour chacun (34 % pour les communautaires).
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Updated on 20.01.2016