Classement RSF 2018 : reflux historique de la liberté de la presse dans l’espace post-soviétique et en Turquie
L’espace post-soviétique et la Turquie restent aux avant-postes de la dégradation mondiale de la liberté de la presse. Près des deux tiers des pays de la zone pointent toujours autour ou derrière la 150e place du Classement, et la plupart continuent de baisser. L'indice de la région est tout près de rattraper celui de la zone Moyen-Orient/Afrique du Nord, bonne dernière au classement mondial.
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En Russie et en Turquie, la liberté de la presse reflue à des niveaux inédits depuis plus de trois décennies. Une tendance lourde qu’exacerbe encore l’influence régionale de ces deux pays. Plus grande prison du monde pour les professionnels des médias, la Turquie (157e) réussit à perdre encore deux places par rapport à l’an dernier. 2017 a vu se succéder les procès de masse : après plus d’un an de détention provisoire, des dizaines de journalistes ont commencé à être jugés pour complicité présumée avec la tentative de putsch de juillet 2016. Les premières condamnations vont jusqu’à la prison à vie. L’état d’urgence en vigueur depuis près de deux ans a permis aux autorités d’éradiquer ce qui restait de pluralisme, ouvrant un boulevard au président Erdogan pour faire adopter la réforme constitutionnelle qui grave dans le marbre sa mainmise sur le pays. L’Etat de droit n’est plus qu’un souvenir, comme le confirme la non-exécution d’arrêts de la Cour constitutionnelle ordonnant la remise en liberté immédiate de deux journalistes emprisonnés en janvier 2018.
L’apparente stagnation de la Russie (148e), due à la dégradation mondiale de la liberté de la presse, cache une aggravation continue de la situation. Une tendance qu’exprime la hausse constante de son score ces dernières années. Le pays n'a jamais eu autant de journalistes et de blogueurs emprisonnés depuis la chute de l’URSS. Alors que le paysage médiatique est déjà largement sous contrôle d’oligarques “loyaux” au Kremlin, la pression monte sur les médias indépendants et les journalistes d’investigation. Face à un regain de manifestations et à l’approche de l’élection présidentielle de 2018, le pouvoir a encore renforcé son contrôle sur Internet : pressions sur les services de messagerie instantanée, nouveau carcan législatif pour les moteurs de recherche et les outils de contournement de la censure… Le climat d’impunité encourage de nouvelles attaques et rend d’autant plus inquiétantes les menaces reçues par des rédactions indépendantes. La Tchétchénie et la Crimée ont quasiment été expurgées de toute voix critique. Ce qui n’empêche pas Moscou de se poser en contre-modèle sur la scène internationale.
Les pires despotes réussissent l’exploit de faire encore pire
Poussés par la paranoïa ou encouragés par la remise en cause globale des normes démocratiques, les pires despotes de la région poursuivent leur fuite en avant répressive. Déjà en queue de classement, ils réussissent l’exploit de faire encore pire cette année. En toute impunité. Troisième en partant de la fin, le Turkménistan (178e) ne peut guère tomber plus bas, mais le score du pays continue de se dégrader à mesure que les coups redoublent contre les derniers journalistes indépendants. L’Azerbaïdjan (163e) et le Kazakhstan (158e) perdent chacun une place : non content de trouver tous les jours de nouveaux prétextes pour jeter les journalistes en prison, le régime d’Ilham Aliev a bloqué les principaux sites d’information indépendants et intensifie la pression contre ceux qui tentent de résister en exil. Après avoir fait taire les derniers médias critiques, son homologue kazakh cadenasse le journalisme d’investigation avec une loi promulguée fin 2017.
L’accalmie est bel et bien finie au Bélarus (155e, -2) : la recrudescence des manifestations d’opposition s’accompagne d’une nouvelle vague de répression. Pas moins de 100 journalistes ont été interpellés au cours de l’année 2017, et plus de 60 ont été condamnés pour avoir travaillé avec des médias basés à l’étranger. La stagnation cette année du Tadjikistan (149e) n’est pas un motif de réjouissance : en 2016, le pays avait éradiqué le pluralisme et perdu plus de 30 places. Les médias en sont désormais réduits à chanter les louanges du “Leader de la Nation”, Emomali Rakhmon.
La seule hausse remarquable de la zone est celle de l’Ouzbékistan (165e), qui gagne quatre places et perd plus de cinq points en score. Arrivé fin 2016 à la tête de l’un des pays les plus fermés de la planète, le président Mirzioïev a commencé en 2017 à s’attaquer à l’héritage ultra-répressif de son prédécesseur. Les autorités ont libéré une partie des journalistes emprisonnés, dont leur doyen, Muhammad Bekjanov, après 18 ans derrière les barreaux. Une tendance qui s’est accélérée début 2018, après la période couverte par cette édition du classement. Mais il reste fort à faire : les médias restent largement sous contrôle, les principaux sites d’information indépendants sont toujours bloqués et deux journalistes ont été arrêtés en 2017. Leur sort aura valeur de test.
Plus aucun refuge pour les journalistes persécutés ?
Plus haut dans le classement, seules la Géorgie (61e, +3) et, dans une moindre mesure, l’Ukraine (101e, +1) gagnent des places. Mais la faible évolution en score de la première relativise cette progression, dans une zone du Classement à forte volatilité. Et si les exactions ont été moins nombreuses cette année en Ukraine, le pays semble s’enraciner à une place décevante au regard des promesses de la révolution de 2014. L’emprise des oligarques sur les grands médias, l’impunité des attaques contre les journalistes et les dérives de la “guerre de l’information” avec la Russie restent des défis cruciaux.
Si le pluralisme des médias fait toujours du Kirghizistan (98e) une exception en Asie centrale, sa chute de neuf places traduit de sérieuses préoccupations pour la liberté de la presse dans le pays : amendes astronomiques pour “offense au chef de l’Etat”, pressions contre des médias indépendants... L’Arménie (80e) et la Moldavie (81e) perdent chacune une place, du fait d’inquiétudes croissantes concernant l’accès à l’information publique pour la première et les dérives de la lutte contre la propagande pour la seconde.
Autre motif d’inquiétude, l’arrestation de journalistes étrangers en exil est de plus en plus courante : l’Ouzbek Ali Ferouz aura passé six mois en rétention en Russie avant d’être expulsé en Allemagne ; un autre journaliste ouzbek, un collègue azerbaïdjanais et une blogueuse kazakhe ont été interpellés en Ukraine avant d’être relâchés ; l’Azerbaïdjanais Afgan Moukhtarly a été enlevé en Géorgie et ramené de force dans son pays… Il est crucial que Kiev et Tbilissi n’abandonnent pas les dissidents de la région à la répression. Sans quoi ces derniers n’auront nulle part où chercher refuge.