Blocage administratif et surveillance généralisée au nom de la lutte contre le terrorisme ?

Lettre ouverte aux députés français: Paris, le 11 juin 2014 Mesdames et Messieurs les députés, Notre organisation de défense de la liberté de l’information souhaite exprimer ses réserves concernant certaines dispositions de la proposition de loi n°1907 “renforçant la lutte contre l’apologie du terrorisme sur Internet”. Débattu en commission des lois le 4 juin 2014, ce texte doit être examiné en séance le 12 juin. Il prévoit notamment le blocage administratif des sites qui feraient l’apologie du terrorisme, et des peines allant jusqu’à deux ans d’emprisonnement pour la “consultation habituelle” de sites diffusant des images d’actes terroristes. Si le texte était adopté en l’état, les fournisseurs d’accès à Internet seraient tenus de bloquer les sites identifiés sur une “liste noire” élaborée par le ministère de l’Intérieur. Cette procédure, que M. le rapporteur Guillaume Larrivé décrit comme “un outil souple et réactif, auquel (les services antiterroristes) pourraient recourir de manière discrétionnaire”, manque de garde-fous. En l’absence de contrôle judiciaire, toute solution de blocage atteint souvent indirectement des sites ou pages très éloignés des contenus visés. Sur le principe, il est inquiétant que la charge de déterminer la licéité d’un contenu puisse être confiée à une autorité administrative. Dans son rapport de mai 2011, le Rapporteur spécial des Nations unies sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression Frank La Rue rappelait que toute opération de blocage ou de retrait de contenu devrait être strictement limitée et encadrée par une procédure judiciaire. Il précisait aussi que “tenir les intermédiaires pour responsables du contenu diffusé ou créé par leurs utilisateurs compromet gravement la jouissance du droit à la liberté d’opinion et d’expression, car cela conduit à une censure privée excessive et auto-protectrice, généralement sans transparence ni application conforme de la loi”. Or la proposition de loi en question entend contraindre les fournisseurs d’accès à signaler aux autorités les contenus faisant l’apologie du terrorisme sous peine d’amende. Le texte entend également créer un délit de consultation “habituelle” des sites internet “qui provoquent au terrorisme ou en font l’apologie et diffusent à cette fin des images d’actes de terrorisme d’atteinte à la vie”. Le 4 juin, la commission des lois a justement fait valoir que le Conseil d’Etat s’était déjà prononcé contre cette idée lors de l’examen de la loi antiterroriste de 2012. L’institution avait alors jugé, avec raison, qu’une telle incrimination “constitue ou peut constituer une violation disproportionnée de la liberté d’opinion et de communication garantie par la Constitution”. Nous l’avions déjà souligné lorsque cette idée avait été évoquée en 2012 : on peut consulter régulièrement un site sans jamais adhérer à la cause qu’il défend, dans le seul but de s’informer. A partir de quand une personne qui visite un portail violent représente-t-elle un danger pour l’ordre public ? A aucun moment la frontière n’est clairement définie dans le texte soumis à votre examen. La proposition de loi n°1907 prévoit certes une exception “lorsque la consultation résulte de l’exercice normal d’une profession ayant pour objet d’informer le public, intervient dans le cadre de recherches scientifiques ou est réalisée afin de servir de preuve en justice”. Cependant, la notion d’”exercice normal d’une profession ayant pour objet d’informer le public” est trop floue, elle ne protège pas entre autres les blogueurs. La concertation est nécessaire sur ce sujet qui touche l’ensemble de la Nation : alors que l’Assemblée nationale installe aujourd’hui même une “Commission de réflexion et de propositions sur le droit et les libertés à l’âge du numérique", il serait difficilement compréhensible que cette structure ne soit pas invitée à se prononcer sur les dispositifs de lutte contre le terrorisme en ligne. Je vous remercie par avance pour l’attention que vous porterez à ce courrier et vous prie d’agréer l’expression de notre haute considération. Christophe Deloire
Secrétaire général de Reporters sans frontières
Publié le
Updated on 20.01.2016