Blaž Zgaga : entre ostracisation et menaces de mort, 20 ans de journalisme d'investigation

Héros de l’information de Reporters sans frontières, le journaliste d’investigation slovène Blaž Zgaga a acquis une réputation internationale après ses enquêtes sur le trafic d’armes dans les années 90 dans les Balkans. En 2000, il dévoile l’existence d’opérations clandestines des services de renseignement américains dans la région. Poursuivi pour avoir révélé des “secrets militaires”, il est finalement acquitté et continue son travail d’investigation jusqu’à exposer au grand jour une affaire de corruption qui entraînera la chute de l’ancien Premier ministre slovène, Janez Janša, condamné à deux ans de prison ferme. Menacé de mort à plusieurs reprises, Blaž Zgaga subit depuis des années les pressions des services de renseignement et d’une partie des journalistes slovènes. Dans un texte fort, il retrace son parcours de journaliste d’investigation et explique comment, en raison de ses enquêtes, les principaux journaux de son pays refusent aujourd’hui de publier son travail. L’article ci-dessous a été initialement publié en bosniaque sur le portail MC Online (article en bosniaque ici). Il a été traduit en anglais par Kanita Halilović et a été publié initialement par Mediaobservatory.net (version en langue anglaise).

Le pire qu’il puisse arriver à un journaliste est d’être coupé de ses lecteurs

Quoi ? Tu veux écrire sur l’armée ?”, me demande un homme strict portant la moustache typique de celles des policiers et des membres du service de sécurité de l’Etat, en me regardant droit dans les yeux de son regard perçant. “Blaz, tu dois avoir conscience que tu n’auras plus de vie privée. Nous saurons tout de toi. Plus que tu en sais sur toi-même” ajoute-t-il. A cette époque, en 1995, je commençais juste à écrire sur des questions liées à l’armée pour le magazine Delo à Ljubljana. Un ami de ma famille que je connaissais depuis l’enfance était agent de sécurité dans l’armée. Il est l’un des premiers que je suis allé voir quand j’ai commencé à chercher des sources d’information au sein de l’armée et des organes de renseignement. Nos liens l’ont sans doute poussé à s’ouvrir à moi. A ma connaissance, contrairement à d’autres agents de renseignement qui essaient de manipuler les journalistes, il n’a jamais agi de la sorte avec moi, ni essayé de me causer du tort. Les pressions et les tentatives d’influencer mon travail, en particulier lorsque j’enquêtais sur les irrégularités au sein de la police, de l’armée et du renseignement, ont été trop nombreuses pour être toutes énumérées. En particulier lorsque j’enquêtais sur le trafic d’armes lucratif qui, avec l’approbation des hauts dirigeants du pays menés par Milan Kučan (chef le la Ligue des communistes de Slovénie puis le premier président de la République de Slovénie de 1991 à 2002, ndt), impliquait des ministres, des militaire, des agents du renseignement et des policiers. Plusieurs d’entre eux sont devenus depuis des “héros de l’indépendance”, des “citoyens d’honneur” et des hommes d’affaires fortunés qui ont transformé la République fédérale la plus développée et la plus ouverte de Yougoslavie en une sorte d’annexe autrichienne et allemande. Certains d’entre eux ont aujourd’hui été reconnus coupables de crimes graves, mais n’ont jamais été condamnés ou ont échappé à la prison. Mais les pires formes de pressions politiques sont les menaces de morts directes, les actes de violence et - ce que j’espère n’arrivera jamais - l’assassinat. Le principal but de ces menaces est évidemment d’intimider le journaliste afin de l’user psychologiquement et d’avoir ainsi une influence sur son travail. J’ai été pour la première fois menacé d’exécution physique pendant le scandale “Sava”. En juin 2000, j’ai rendu public dans le quotidien slovène Večer une opération secrète des renseignements menée par la DIA américaine (Agence du renseignement de la défense) qui impliquait illégalement des agents du renseignement militaire slovène. En se faisant passer pour des journalistes, ils avaient essayé d’atteindre le général serbe Vuk Obradović, ancien chef de cabinet de Veljko Kadijević (commandant de l’armée yougoslave durant la guerre des 10 jours en Slovénie faisant suite à l’indépendance du pays en 1991, ndt). L’objectif de cette opération de renseignement était d’infiltrer l’état-major de l’armée yougoslave. Une semaine après la publication de l’article, la police a perquisitionné mon appartement et mon bureau. Le bureau du procureur slovène m’a accusé d’avoir divulgué un secret militaire. Je risquais cinq ans de prison. Avant la perquisition officielle, ma maison avait été “visitée”. Comme la coopération des services de renseignement américains et slovènes s’était faite sans accord de partenariat entre les deux pays, les poursuites se sont arrêtées pendant l’instruction. Mis à part un stress permanent, la perquisition de ma maison et des lectures anxiogènes des dossiers d’instruction - une période qui a tout de même duré trois ans - je peux dire qu’à ce stade, je ne me considérais pas comme étant soumis à une pression très forte. J’étais plus préoccupé par un mémo du procureur chargé du dossier. Il se plaignait de la précipitation des organes d’enquête militaires qui avaient commis plusieurs erreurs tant ils étaient pressés d’ouvrir des poursuites contre moi. A cette époque, Janez Janša était ministre de la défense de Slovénie, et il est aujourd’hui reconnu coupable de corruption dans le scandale Patria (affaire de rétrocommissions sur des achats de véhicules blindés à une société finlandaise, ndt); il a aussi été condamné pour avoir commercialisé des armes sur le territoire de l’ex-Yougoslavie (Janez Janša a été condamné à deux années de prison ferme pour corruption en avril 2014, suite aux révélations de Blaž Zgaga et d’un journaliste finlandais, Magnus Berglund, ndt). Mais la vraie frayeur est venu d’un appel téléphonique, reçu le soir où mon article sur le scandale ‘Sava’ a été publié. Ce jour-là, aucun de mes collègues journalistes ne m’a appelé pour exprimer un soutien - à l’exception d’un seul. J’étais déjà prudent dans mes conversations avec lui car je savais qu’il était proche du parti SDS de Janša et qu’entre 2005 et 2008, il avait occupé des positions importantes au sein du plus gros média slovène, où il exerçait des pressions politiques et censurait des journalistes qui n’était pas sur la même ligne que Janez Janša et le SDS (le Parti démocratique slovène de centre-droit dirigé par Janez Janša depuis 1993, ndt). Alors que nous étions en train de parler, mon téléphone a sonné. Au bout du fil, un agent de renseignement expérimenté que j’avais connu plusieurs années auparavant et qui avait eu une attitude neutre et même bienveillante vis-à-vis de mon travail. “Est-ce que tu as plus de documents ?” “Pourquoi est-ce que vous voulez savoir ça ? Est-ce que vous êtes aussi en train de m’interroger au téléphone ? lui ai-je répondu. “Écoute. C’est à propos de toi. Ils veulent surtout savoir si tu as encore quelque chose et si tu vas publier d’autres articles. Donc dis-moi la vérité, parce que c’est un sujet sérieux.” J’ai repris mes esprits. Je savais que j’avais publié toutes les informations qui étaient intéressantes pour le public. Donc je lui ai dit la vérité. “ Non. Je n’ai aucun document dont le contenu n’a pas déjà été publié”. “Où es-tu ?” “Pourquoi est-ce que vous voulez savoir ça ?” “C’est pour ton bien. Est-ce que tu es seul ?” “Je suis en ville avec un collègue.” “Demande-lui de t’accompagner jusqu’à chez toi. Et essaie de rester le plus possible en compagnie d’autres personnes. Reste le moins possible seul.” “Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il y a de si sérieux ?” “Ne pose pas de questions. Fais ce que je dis.” J’ai demandé à mon collègue journaliste de m’accompagner jusqu’à mon domicile. Je me suis demandé à plusieurs reprises après cet épisode si je courais un réel danger. Après tout, j’avais rendu public une opération conduite par le Pentagone, et tout le monde sait qu’on ne plaisante pas avec ces gens-là. Les agents de renseignement slovènes peuvent aussi être dangereux. Après tout, en Slovénie, dans les années 90, un certain nombre d’assassinats en lien avec le commerce d’armes et l’espionnage n’ont jamais été élucidés. J’ai pensé que mon interlocuteur exagérait ou qu’il était habilement en train d’essayer de m’intimider. J’ai ensuite oublié cette conversation téléphonique pendant plusieurs années. Les menaces directes sont venues un an plus tard. En février 2000, j’avais publié des documents prouvant que les brigades spéciales slovènes ‘Moris’, une unité militaire directement subordonnée au ministère de la Défense de Janez Janša, avait “prêté” des armes et des munitions à des municipalités croates entre 1991 et 1992. En réalité, le trafic d’armes était la principale mission de cette unité militaire. L’unité Moris était une dangereuse formation paramilitaire qui espionnait à la fois des hommes politiques et des journalistes. En 1994, un conflit armé a failli éclater entre les membres de la Moris et les forces de police spéciales. A cette époque, la Slovénie était au bord du chaos politique, c’est-à-dire d’une tentative de coup d’Etat. En janvier 2001, j’ai aussi révélé que les membres de la brigade Moris avait posé des explosifs sous une voiture du président du Comité de défense parlementaire de l’époque, en 1993. Quelques semaines plus tard, à l’extérieur d’une boîte de nuit de Ljubljana, trois hommes m’ont encerclé. Je connaissais celui des trois qui semblait être le “chef”. Je savais qu’en tant que membre de la brigade Moris, il avait été impliqué dans un certain nombre d’opérations secrètes et illégales. J’en connaissais aussi un autre de vue. Son visage m’était familier car je l’avais aperçu au sein des troupes militaires spéciales pendant des exercices militaires. Je ne connaissais pas le troisième. Vu sa carrure, j’ai supposé qu’il était aussi un ancien membre de la brigade Moris, dissoute en 1994. “Si tu écris encore sur la Moris, on te tuera”, m’a dit leur chef. Ces gens avaient la réputation d’avoir une certaine arrogance, mais j’avais aussi entendu des histoires où ils s’étaient faits ridiculiser par des citoyens lambdas. J’ai donc répondu en riant. “Et comment vous comptez me tuer, vous êtes débiles. Juste essayez, et vous passerez dix ans en prison”, et je quittais rapidement les lieux. J’ai vu cet épisode comme une simple tentative d’intimidation, et j’ai essayé de vite l’oublier. Cependant, les mots “on te tuera” revenaient dans mes rêves et m’ont réveillé bien des nuits après l’incident. Trois jours après cette rencontre désagréable, je suis allé voir la police qui m’a fourni une protection. Après cet épisode, j’ai vécu une longue période de “paix”, sans menaces de mort. Mais la pression politique sur les médias m’empêchait de publier des articles d’investigation fouillés pour Večer, le média qui m’employait. Le rédacteur en chef Mirko Munda, qui avait démissionné car il ne pouvait plus exercer son travail de manière professionnelle, avait été remplacé par d’autres bien moins soucieux du fléchissement de la liberté dont ils bénéficiaient. La pression politique s’est considérablement intensifiée entre 2004 et 2008, lorsque Janez Janša était Premier ministre. Les politiques opéraient habilement, ne souhaitant pas se salir les mains en faisant pression directement sur les journalistes. A leur place, des journalistes et des rédacteurs en chef mis en place par des hommes politiques faisaient pression sur les journalistes les plus “rebelles”. Les personnes nommées à ces postes ne sont pas des journalistes. Ce sont des agents obéissants qui travaillent pour des intérêts politiques et sont surtout préoccupés par le fait que la vérité ne soit pas rendue publique. J’ai décrit en détail ce qui se passait au sein de Večer dans un article intitulé “Dobra Večer i laku noć” (Bonne soirée, bonne nuit), dans lequel j’ai expliqué les raisons de ma démission, que j’ai présentée pendant le printemps 2008 en raison de la censure et des pressions qui s’exerçaient contre moi. Avant cela, à l’automne 2007, j’ai lancé avec des collègues une pétition contre la censure et la pression politique que subissaient les journalistes. Cette pétition avait été signée par 571 journalistes puis remise au Parlement au début de l’année 2008, juste avant que la Slovénie ne prennent la présidence de l’Union européenne - ce qui donnait à l’initiative un écho international. Le Premier ministre Janez Janša décrivait les signataires de la pétition comme des menteurs lors de ses apparitions publiques. En mai 2008, j’ai pris contact avec le journaliste finlandais Magnus Berglund. Nous avons enquêté ensemble pendant plusieurs mois sur les pots de vin distribués lors du scandale Patria. En août 2008, il était en Slovénie pour tourner son documentaire. Nous étions sans cesse suivis et espionnés. Quelques jours avant son arrivée en Slovénie, Berglund a évité de justesse un accident de voiture en Finlande. Deux boulons sur la roue avant-droite de sa voiture avaient été dévissés. Seul son sang-froid et le fait qu’il ait immédiatement arrêté sa voiture après les premières vibrations lui ont permis d’éviter le pire. Si quelque chose lui était arrivé à ce moment-là, le scandale Patria n’aurait jamais acquis de telles proportions. Je croyais que l’enquête sur les pots de vin dans l’affaire des achats de véhicules blindés fabriqués par Patria serait un bon début pour ma nouvelle carrière indépendante, que la pression et la censure m’avait contraint à commencer. J’avais tout faux. A la mi-août 2008, soit deux semaines avant la diffusion du documentaire de Magnus Berglund et la publication de mon article, je suis allé voir les deux médias les plus critiques envers le gouvernement de Janša, à l’époque où régnait la terreur dans le monde du journalisme. “J’ai des noms et des chiffres concrets. Il s’agit de millions d’euros de pots de vin”, ai-je expliqué aux rédacteurs. Mais ni l’un ni l’autre n’ont osé publier l’article. L’un des deux a plus tard fini au gouvernement comme représentant des médias, tandis que l’autre continue d’affaiblir la crédibilité du média pour lequel il travaille comme rédacteur en chef. Le média alternatif en ligne Vest.si, géré par Jani Sever, l’ancien rédacteur de Mladina, a été le seul à oser publier mon article sur le scandale Patria. C’était le 1er septembre 2008. C’est à cette date que tout a basculé. Après la diffusion et la publication simultanées du documentaire et de mon article, les journaux slovènes ont accordé des pages entières au scandale, qui a déclenché une session parlementaire extraordinaire. S’en sont suivies des notes diplomatiques à la Finlande et une vraie hystérie. Certains journalistes proches de Janša ont immédiatement commencé à inventer des théories du complot et à “enquêter” sur mon travail journalistique. J’ai seulement répondu au téléphone quand des gens à qui je faisais confiance m’appelaient. Le Premier ministre Janez Janša a commencé à me décrire dans les médias comme celui qui avait “guidé le journaliste finlandais à travers la Slovénie” et “choisi ses interlocuteurs”. Je suis devenu peu à peu le seul coupable de l’affaire. Au même moment, des posts anonymes appelant à me tuer ont commencé à apparaître sur des forums internet. J’ai rapporté ces menaces à la police, qui m’a fourni une protection. Le climat était extrêmement tendu, d’autant plus que la campagne pour les élections parlementaires se déroulait à cette époque. L’appel de Magnus, le 9 septembre 2008, a “provoqué” un vrai soulagement pour moi. C’était une heure après le début d’une session parlementaire extraordinaire dédiée au scandale Patria, pour lequel j’attendais de nouvelles attaques publiques du SDS. “A tous ceux qui écoutent cette conversation téléphonique : si quoi que ce soit arrive à Blaž, le gouvernement et les médias finlandais réagiront”, a dit Magnus, à la fois à moi et aux personnes qui espionnaient notre conversation. Quelques minutes plus tard, j’ai reçu un appel du bureau du président de la République. Son conseiller m’a gentiment demandé quelle était ma situation en matière de sécurité et m’a dit que si je me sentais menacé je devais leur en faire part à eux ainsi qu’aux organes compétents. Il y avait une forte psychose publique pendant cette période, largement alimentée par le SDS de Janša. J’estimais que la plus grosse menace venait des simples d’esprit partisans de Janša, des fanatiques du SDS instables, dont bon nombre possédaient des armes et des casiers judiciaires. J’ai décidé de changer mon apparence. Des cheveux longs et une barbe m’ont permis de me déplacer à travers Ljubljana sans être reconnu. Mon apparence a tellement changé que même mes proches ne me reconnaissaient plus. Un jour, à quelques pas de chez moi, un inconnu qui ne parlait pas le slovène m’a arrêté. J’ai pensé qu’il pouvait être d’origine albanaise. “Est-ce que vous savez dans quel bâtiment vit Blaž Zgaga ?” m’a-t-il demandé brusquement en croate. J’ai calmement répondu que je ne connaissais pas de Blaž Zgaga et que, malheureusement, je ne pouvais pas l’aider. Puis j’ai continué à marcher lentement ; non pas vers mon immeuble, mais dans la direction opposée, vers un poste de police. A cette époque je vivais dans une petite ville à environ 100 kilomètres de Ljubljana, où tout le monde se connaissait. Cette proximité a rendu ma protection plus efficace. Du fait des nombreuses pressions que me faisaient subir les journalistes qui essayaient de jeter le discrédit sur mon travail, je me suis retiré pendant une longue période et j’ai seulement gardé contact avec les personnes en qui je faisais entièrement confiance. J’ai essayé de ne pas prêter attention à toutes ces menaces et de les accepter comme faisant partie de mon travail de journaliste. Elles étaient d’ailleurs contre-productives. Elles m’ont donné une motivation supplémentaire pour continuer à travailler. D’autres menaces anonymes ont commencé à apparaître sur des forums après la publication de la trilogie “U ime države” (“Au nom de l’État”, coécrit par Blaž Zgaga et Matej Šurc, est le résultat de trois années d’investigation sur le trafic d’arme dans les Balkans, ndt). On pouvait y lire que les deux auteurs devraient être “abattus”, “tués” “noyés dans leur sang”. A cette époque, la police a réussi à tracer les trois messages et à interroger leurs auteurs. J’ai pu connaître leur identité ; il s’agissait de sympathisants du SDS de Janša. Dans le même temps, en 2008, le SDS réussissait à amender le code pénal pour qu’il soit plus punitif et permette de poursuivre plus facilement les journalistes, tout en rendant plus difficile la poursuite de ceux qui les menacent. Le précédent code pénal slovène prévoyait que les investigations sur des menaces de mort soient instruites suite à une plainte ou lorsque le procureur souhaitait s’en servir, en ce que la plainte causait un trouble à l’ordre public. Ainsi, après avoir reçu une plainte, la police enquêtait sur les menaces en question et le procureur pouvait décider d’amener des suspects devant les tribunaux. Avec les amendements du code pénal, les poursuites ne sont devenues possibles qu’en lançant des actions en justice à titre privé. Comme j’étais un journaliste indépendant dont les articles étaient presque systématiquement refusés par les médias slovènes, je ne pouvais pas me permettre de payer des avocats pour engager de telles procédures. La Slovénie est devenu un paradis pour ceux qui aiment proférer des menaces, puisqu’ils ne peuvent être sanctionnés que si la victime les poursuit en justice. Dans un grand nombre de pays européens, ce crime fait pourtant d’office l’objet d’une poursuite. J’ai reçu la menace que j’ai considérée comme étant de loin la plus sérieuse alors que j’étais en train d’enquêter sur l’accord entre Milan Kučan et Slobodan Milošević de janvier 1991, qui a scellé le sort de la Yougoslavie. Peu après avoir déménagé à Ljubljana pendant l’automne 2013, j’ai rencontré un agent de renseignement expérimenté et très malin qui m’avait “couvert” pendant des années tout en essayant d’exercer une influence sur mon travail, tandis que de mon côté j’essayais souvent de lui soutirer des informations. Notre conversation dans un restaurant à Ljubljana était ennuyeuse, comme d’habitude. Nous jouions au jeu du chat et de la souris, et nos rôles s’inversaient à plusieurs reprises. Soudainement, il m’a demandé : “Maintenant où est-ce que tu vis à Ljubljana ?” “Pourquoi est-ce que vous voulez savoir où j’habite ?” lui demandais-je, le prenant au dépourvu. Il m’a répondu sans conviction que c’était une simple question et a ajouté qu’il n’était en fait pas intéressé par la réponse. Mais quand la conversation est venue sur les événements de 1991 et mes enquêtes sur les accords politiques clandestins de l’époque, il m’a surpris. “Fais attention, si tu écris à propos de ça, il pourrait t’arriver la même chose que pendant le scandale Sova.” Je me suis immédiatement souvenu de la conversation téléphonique que j’avais eu, 13 ans auparavant, le jour où mon appartement avait été fouillé, avec un autre agent de renseignement qui m’avait prévenu que j’étais en danger. Je n’avais pas alors pris son message au sérieux. J’ai souri et je lui ai répondu : “Et ? Qu’est ce qui est arrivé pendant le scandale Sava ?” “Tu t’en es à peine sorti vivant”, m’a-t-il répondu en me lançant un regard glacial. Tous les poils de mon corps se sont immédiatement hérissés et le sang s’est gelé dans mes veines. Je savais très bien que mon interlocuteur avait été impliqué dans de nombreuses opérations de renseignement et de trafic d’armes. Il avait aussi des contacts au sein des organisations criminelles albanaises. Son discours, très bien construit et formulé, n’était rien d’autre qu’une menace de mort. J’ai rapidement changé de sujet. Nous avons parlé encore un peu avant de nous quitter. Cette fois j’ai pris peur. D’autant plus que la menace venait de quelqu’un qui avait jusqu’ici était neutre ou avait même vu d’un oeil favorable mon travail de journaliste. La menace n’a fait que confirmer mes soupçons, c’est-à-dire que l’accord entre Kučan et Milošević existait bel et bien. C’est une des raisons qui m’a poussé à faire avancer mon enquête le plus vite possible et à publier l’article. J’ai alors temporairement refoulé la menace, en pensant que j’avais probablement mal compris notre conversation. Deux semaines plus tard, nous nous sommes de nouveau rencontrés. Il a répété la menace de la même manière. Je devrais faire attention pour qu’il ne m’arrive pas la même chose que pendant le scandale Sava. Il essayait naïvement de me convaincre que j’avais tort, qu’il n’y avait pas d’accord entre Kučan et Milošević. Comme toujours, je ne me suis pas laissé convaincre et je lui ai exposé mes arguments. Alors que nous étions en train de nous dire au revoir, j’ai eu l’impression qu’il me regardait comme si j’étais déjà un homme mort. J’en avais assez. J’ai coupé tout contact avec lui et je me suis assuré qu’on sache, en Slovénie et à l’étranger, où commencer à enquêter si quelque chose m’arrivait. La plupart des menaces que j’avais reçues jusqu’à ce moment-là avaient été le fait de partisans de Janez Janša. Cette fois, la menace venait de l’autre côté de l’échiquier politique - plus doué, plus expérimenté, plus efficace et plus dangereux. Ceux-là étaient d’anciens membres du service de sécurité de l’Etat qui ont servi avec dévouement - et souvent continuent de servir - des leaders politiques déchus ou des hommes d’affaires douteux, des produits du communisme orthodoxe défait. Le soutien que j’ai reçu d’autres journalistes et d’organisation de journalistes étrangers m’a aidé à faire face aux menaces. Sans le soutien de mes collègues journalistes d’autres pays, j’aurais eu beaucoup plus de difficultés à encaisser la pression et l’intimidation. A défaut d’autre chose, je savais que je n’étais pas seul. Les autre journalistes slovènes m’ont fait subir une forme de pression politique bien pire que les menaces de mort. Je ne parle pas des rares véritables journalistes qui servent l’intérêt public et, malheureusement, sont trop souvent rejetés par les principaux médias, mais des pseudo-journalistes qui travaillent avant tout pour les élites politiques et économiques qui pillent depuis des décennies la société slovène. Ceux-là ne servent pas l’intérêt public mais celui des propriétaires des médias et des hommes politiques auxquels ils sont liés. C’est bien pourquoi ces derniers n’ont pas besoin de faire pression sur les journalistes indépendants, qui ont affaire à d’autres journalistes et rédacteurs en chef mus par leurs intérêts politiques et économiques. Ce qui est le plus contraignant pour moi est d’être constamment ignoré, on pourrait dire excommunié, et de réaliser que, à cause de mon travail antérieur, je ne peux plus trouver de travail dans les médias slovènes. Même lorsque j’ai tenté d’écrire de simples chroniques, je me suis retrouvé face aux portes closes des principaux magazines. Même mon dernier article d’envergure sur la guerre des devises étrangères, que j’ai tenté de faire passer dans les médias slovènes, n’a été publié nulle part. “Cet article n’est pas publiable”, m’a répondu le premier rédacteur en chef. “A mon avis, l’article n’est pas crédible”, m’a dit le second. Mon article qui décrivait comment, en 1991, la Slovénie avait volé des devises étrangères en Croatie grâce à ses services de renseignement et avec l’aide d’Ibrahim Dedić, un banquier assassiné depuis, et comment le pays a utilisé de l’argent public pour acheter des marks avec l’aide des organisations criminelles albanaises au marché noir, n’était pas un article publiable dans l’espace médiatique slovène. Heureusement, il a été publié à Zagreb, Sarajevo, Podgorica et Belgrade. Il n’y a rien de pire pour un journaliste que d’être tenu éloigné de son public. Pour moi, c’est même pire que les menaces de mort dont je parle plus haut. L’”élite” des médias slovènes, c’est-à-dire l’”élite journalistique”, est dans une large mesure coupable de la détérioration de la société slovène. Malheureusement, elle est obsédée par le maintien du mythe de l’”indépendance” slovène parfaite et par ses liens avec les dirigeants et les anciens dirigeants corrompus. Dans le même temps, des journalistes qui agissent dans l’intérêt public et qui veulent montrer la vérité de ce que leurs leaders, ces “héros”, ces “gens honorables”, leurs maîtres, sont ou étaient réellement, eux sont tenus à l’écart et ignorés. La coopération entre journalistes des pays de l’ex-Yougoslavie et avec des journalistes étrangers permet, heureusement, de faire émerger lentement la vérité. Blaž Zgaga
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Updated on 20.01.2016