Reporters sans frontières dénonce le projet de loi pour la Confiance dans l'économie numérique

Votée le 8 janvier par l'Assemblée nationale, la loi érige notamment les hébergeurs en véritables censeurs du Net, demandant à des entreprises privées de se substituer aux juges dans l'appréciation de la légalité des contenus en ligne.

L'Assemblée nationale a adopté, le 8 janvier 2004, en seconde lecture, le projet de loi sur la confiance dans l'économie numérique (LEN) présenté par le ministre de l'Industrie, Nicole Fontaine. Ce texte pose plusieurs problèmes. Il érige tout d'abord les hébergeurs en véritables censeurs du Net, demandant à des entreprises privées de se substituer aux juges dans l'appréciation de la légalité des contenus en ligne. Le nouveau texte supprime ensuite la notion de "correspondance privée" dans la définition du courrier électronique, ce qui pourrait avoir des conséquences graves sur le respect de la confidentialité des communications par e-mail. Reporters sans frontières demande aux sénateurs, qui vont réexaminer le projet, de retirer de la LEN les articles relatifs à la responsabilité des hébergeurs, ainsi que de réintroduire la notion de correspondance privée dans la définition du courrier électronique. "Le projet de loi sur l'économie numérique est un texte fourre-tout, sans cohérence, et qui reste obscur même pour les professionnels de l'Internet", a déclaré Robert Ménard, secrétaire général de l'organisation. "Dans le magma des articles votés par les députés, se trouvent des mesures très inquiétantes pour la liberté d'expression sur Internet. Nous sommes favorable à une régulation du Réseau, mais nous estimons que cette loi est liberticide et ne favorisera pas le développement de l'Internet", a-t-il ajouté. L'article 2 de la LEN, qui touche à la responsabilité des prestataires techniques de l'Internet, est particulièrement inquiétant. La LEN stipule que les prestataires techniques seront responsables du contenu publié sur les pages webs qu'ils hébergent. Cette responsabilité de droit commun pourra être engagée si l'hébergeur n'a pas "agi avec promptitude" pour bloquer des contenus, après "avoir eu la connaissance effective de leur caractère illicite". Or, comment un prestataire technique va-t-il pouvoir juger du caractère licite d'un contenu? En France, seuls les juges sont habilités à effectuer ce travail. Les internautes vont désormais pouvoir demander le retrait immédiat d'un contenu qu'ils jugent contraire à la loi. Il est probable que les hébergeurs, qui dénoncent ce texte de loi, seront poussés à censurer tout contenu susceptible d'être illicite, de peur que leur responsabilité pénale soit engagée (les peines encourues allant jusqu'à un an d'emprisonnement et 75 000 euros d'amendes pour le dirigeant de droit de l'entreprise). Les défenseurs de la LEN affirment que cette responsabilité des hébergeurs est protégée par un délit de dénonciation abusive, puni d'un an de prison et de 15 000 euros d'amende, lui aussi intégré à la loi. Reste que la justice sera effectivement rendue par des entreprises privées qui ne sont pas compétentes pour trancher sur des questions de droit. La suppression de la notion de "correspondance privée" dans la définition du courrier électronique pose également problème. Reporters sans frontières reconnaît qu'une législation concernant la circulation des e-mails est nécessaire, notamment afin de lutter contre les courriers électroniques non sollicités (spam). Toutefois, l'amendement Ollier, qui supprime purement et simplement la mention de "correspondance privée", adopte une solution radicale qui risque de porter à atteinte à la confidentialité des communications électroniques. En voulant lutter contre les échanges de fichiers "pirates" (musique, films), la loi retire un garde-fou important contre la surveillance des communications par e-mails. Selon le député socialiste Patrick Bloche "une boite de Pandorre a été ouverte" et "je ne suis pas sûr que la lutte contre le piratage y gagne". Un dernier amendement adopté par les députés devra également retenir l'attention des juristes. Le droit de l'Internet, qui était jusqu'alors rattaché à celui de la communication audiovisuelle (loi du 30 septembre 1986 sur la liberté de communication et du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle), va devenir un droit autonome. Le rapporteur du projet de loi, Jean Dionis du Séjour, indique qu'il s'agissait de faire la différence entre "un univers de millions de producteurs d'information disséminés, et une filière très capitalistique de professionnels de l'image et du son". Il convient de saluer cette initiative sur le fond. Cependant, donner à l'Internet un droit autonome, alors que la jurisprudence dans le domaine est encore balbutiante, risque d'entraîner des conséquences juridiques complexes, que même les spécialistes peinent à saisir précisément. L'Internet va s'extraire du droit de l'audiovisuel, et s'affranchir ainsi de tout contrôle de la part du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), ce qui est un point positif. En revanche, les responsables de sites Internet vont désormais être jugés selon le droit commun, ce qui peut leur être, dans certains cas, préjudiciable. Le projet de loi, qui a été examiné par l'Assemblée en deuxième lecture, doit maintenant repasser devant le Sénat. Il devra ensuite, s'il est adopté par les deux chambres, être approuvé par le Conseil constitutionnel. Celui-ci s'était déjà prononcé défavorablement, en 2000, sur une loi proposée par le gouvernement socialiste qui prévoyait un modèle identique de responsabilité pour les hébergeurs. Il est à espérer que le Conseil constitutionnel s'opposera également à la LEN, présentée par Nicole Fontaine, si cette dernière ne prend pas elle-même l'initiative de faire amender son texte.
Publié le
Updated on 20.01.2016