Référendum en Turquie : l’extinction du pluralisme ouvre un boulevard à Erdoğan
Alors que le référendum constitutionnel du 16 avril 2017 constitue une échéance cruciale pour l’avenir de la Turquie, la mainmise du gouvernement sur les médias aura largement privé les citoyens de débat. Pour Reporters sans frontières (RSF), les restrictions majeures à la liberté de l’information interrogent la validité du scrutin.
Les Turcs sont appelés à se prononcer le 16 avril, par référendum, sur un projet de réforme constitutionnelle qui ferait du président de la République la clé de voûte des institutions. Les organisations de défense des droits de l’homme s’alarment d’une remise en cause de la séparation des pouvoirs et le Conseil de l’Europe a mis en garde contre une “régression dangereuse” vers un “régime personnel”. Mais le débat public n’aura pas été à la mesure des enjeux, et pour cause : la campagne se sera tenue sur fond de répression sans précédent contre les médias indépendants.
“La restriction drastique du pluralisme médiatique et les pressions toujours croissantes sur les journalistes critiques ont considérablement réduit l’espace du débat démocratique, déplore Johann Bihr, responsable du bureau Europe de l’est et Asie centrale de RSF. Comment faire un choix éclairé sans accès à une information complète et à des opinions diverses ? La liberté de la presse est une condition de la démocratie, elle doit immédiatement être restaurée.”
Pluralisme liquidé, campagne déséquilibrée
L’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) observe depuis début mars le déroulement de la campagne. Peu avant la publication de son rapport intérimaire, le 5 avril, le directeur du Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’homme (ODIHR) de l’OSCE, Michael Georg Link, s’est inquiété de la “couverture partiale” du référendum dans les médias.
L’état d’urgence mis en place après la tentative de putsch du 15 juillet 2016 a, en effet, considérablement amoindri le pluralisme en Turquie. Plus de 150 médias ont été fermés manu militari du fait d’une “collaboration” supposée avec le mouvement Gülen (Zaman, Bugün, Millet, Taraf...) ou le Parti des travailleurs du Kurdistan (İMC TV, Hayatın Sesi TV...). Des pans entiers du paysage médiatique liquidés d’un trait de plume, privant d’informations diversifiées de vastes segments de la population.
Ces coupes brutales ont parachevé la reprise en main des médias grand public, amorcée ces dix dernières années à travers la saisie ou le rachat de titres par des investisseurs proches du pouvoir. Ingérence politique, autocensure, licenciements de journalistes critiques sont devenus quotidiens. Selon le projet “Media Ownership Monitor”, mené par RSF et le site d’information Bianet, sept des dix propriétaires des chaînes de télévision nationales les plus regardées entretiennent des rapports directs avec le président Erdoğan et son gouvernement.
Le principe d’équité aboli par décret
Le gouvernement a abrogé, par un décret-loi entré en vigueur le 10 février, l’article 149-A de la Loi n°298, qui imposait aux médias de respecter l’équité des temps de parole en période électorale. En levant cette contrainte pénale et éthique, qui prévoyait des peines d’amendes voire de suspension provisoire pour les contrevenants, le pouvoir a supprimé le dernier garde-fou empêchant les médias fidèles de faire ouvertement campagne pour le “oui”. Pour l’occasion, le Haut Conseil électoral a décidé de passer outre la norme constitutionnelle qui impose normalement un délai d’un an avant l’entrée en vigueur de tout amendement à la législation électorale.
Les médias publics en campagne pour le “oui”
Les médias privés ne sont pas les seuls à mener campagne en faveur du “oui”. Le Haut Conseil de l’audiovisuel (RTÜK) a été saisi le 27 mars par un militant du parti HDP (gauche prokurde), contestant la couverture partisane de la campagne par la chaîne publique TRT Haber. Selon lui, entre les 1er et 22 mars, TRT Haber aurait consacré 1390 minutes au président Erdoğan et 2723 minutes au parti au pouvoir AKP, contre 216 minutes au principal parti d’opposition CHP et 48 minutes aux nationalistes du MHP. La chaîne aurait tout simplement ignoré le HDP.
Des députés CHP ont eux aussi annoncé porter plainte contre la TRT. Invité à l’antenne le 7 avril, leur leader, Kemal Kılıçdaroğlu, a dû patienter une demi-heure de plus avant qu’un direct imprévu avec le président Erdoğan ne prenne fin. “Pour pouvoir prendre part à cette émission, nous avons dû passer par [le vice-premier ministre] Numan Kurtulmuş. Il faut que la TRT fasse preuve d’impartialité… C’est inadmissible. Je contribue aussi avec mes impôts au budget de cette chaîne.”
Intimidation et diabolisation du “non”
Stands et meetings de partisans du “non” attaqués par des groupes de militants pro-AKP, salles de conférence refusées, descentes de police… De nombreux incidents ont émaillé la campagne à travers tout le pays, instillant un climat d’intimidation pour les partisans du “non”. Journalistes et médias n’y ont pas échappé.
Mi-février, le quotidien Hürriyet a refusé de publier une interview du Prix Nobel de littérature Orhan Pamuk, dans laquelle l’écrivain déclarait qu’il voterait contre le projet de réforme constitutionnelle. Quelques jours plus tôt, le groupe de presse Doğan, qui détient également ce journal, a licencié le grand présentateur de la chaîne Kanal D, İrfan Değirmenci, qui avait expliqué sur son compte Twitter pourquoi il voterait “non” au référendum. Le groupe a justifié sa décision par le fait que le présentateur n’était pas un éditorialiste et que l’exposition de son point de vue violait le principe d’impartialité. Début mars, l’ancien député MHP Yusuf Halaçoğlu, expulsé pour sa position critique envers la ligne officielle du parti, favorable au “oui”, s’est vu refuser une émission prévue au plateau de la chaîne HaberTürk TV.
Les médias pro-gouvernementaux, quant à eux, n’hésitent pas à diaboliser les partisans du “non”. Des titres tels que que Takvim, Akşam, Güneş, Sabah, Yeni Akıt ou Yeni Şafak reprennent à longueur de unes les virulentes attaques du gouvernement à l’encontre de l’opposition. Dans la droite ligne des discours du président Erdoğan, qui présente son projet comme “une réponse et une issue” à la tentative de putsch du 15 juillet 2016. “Ceux qui diront ‘non’ au référendum se positionneront d’une manière ou d’une autre au côté [des putschistes] du 15 juillet. Que cela soit clair”, déclarait-il le 11 février. “Le FETÖ [mouvement Gülen] et le PKK disent non. C’est pourquoi nous disons oui. Le peuple va répondre dans les urnes à ceux qui disent oui au séparatisme”, renchérissait le Premier ministre Binali Yıldırım le 5 février.
La diabolisation des partisans du “non” est même parfois littérale. Début février, un professeur en religion, Vehbi Güler, déclarait sur la chaîne pro-gouvernementale TV24: “Satan en révolte contre notre Bon Dieu a lui aussi dit non!”
La Turquie occupe la 151e place sur 180 au Classement 2016 de la liberté de la presse, publié par RSF. Déjà très préoccupante, la situation des médias est devenue critique sous l’état d’urgence proclamé à la suite de la tentative de putsch du 15 juillet 2016.