Récit : un an d’étouffement du journalisme au Cachemire indien
A l’occasion du premier anniversaire de la suppression de l’autonomie de Cachemire indien, Reporters sans frontières (RSF) dresse un bilan avec des reporters de la vallée. Compte tenu de leurs témoignages alarmants, l’organisation appelle l’actuel gouvernement indien à changer immédiatement de politique, sans quoi il restera dans l’histoire comme celui qui a privé huit millions de citoyens d’une information fiable, et ce en pleine pandémie.
En ce matin du mercredi 5 août, les rues de Srinagar, la capitale du Cachemire, sont totalement désertées. Seule présence humaine : les forces paramilitaires qui quadrillent la ville, et patrouillent dans l’ensemble de la province septentrionale du Jammu-et-Cachemire (J&C). Une situation qui fait suite à l’ordre, donné il y a deux jours par le gouvernement central indien, d’imposer un “couvre-feu total” dans tous les districts de la vallée.
Pour les citoyens cachemiris, cet état de fait rappelle tristement ce qu’il s’est passé il y a tout juste un an, le 5 août 2019, lorsque New Delhi a soudainement supprimé le statut d’autonomie de la province du J&C. Dans la foulée, le territoire est devenue l’un des plus grands trous noirs de l’information au monde, toute forme de communication - Internet, données mobiles, télévision, téléphone fixe - ayant été tout simplement suspendue. De fait, la vallée, déjà interdite d’accès aux journalistes étrangers depuis plusieurs mois, s’est retrouvée coupée du monde. Comme RSF le remarquait en février dernier, New Delhi a réussi à imposer le plus long couvre-feu médiatique de l'histoire.
Indigne d’un régime démocratique
“Depuis un an, le travail des reporters au Cachemire est devenu un enfer, déplore Daniel Bastard, responsable du bureau Asie-pacifique de RSF. Contrôle drastique de l’information, entrave à la diffusion des articles et des vidéos, intimidations des forces de sécurité sur le terrain, harcèlement judiciaire tous azimuts, atteintes au secret des sources… La litanie des violations de la liberté de la presse par les autorités indiennes au Cachemire est absolument indigne d’un régime démocratique. S’il poursuit cette politique, le gouvernement de Narendra Modi restera dans l’histoire comme celui qui a privé huit millions de citoyens d’une information fiable, et ce en pleine pandémie.”
Dernier exemple en date, édifiant, de cet état de fait : l’arrestation, vendredi 31 juillet, du rédacteur en chef du portail d’information The Kashmiriyat Qazi Shibli, qui avait déjà été maintenu en détention provisoire pendant neuf mois, l’année passée, pour un simple tweet. La police, qui a simplement confirmé hier qu’il était actuellement détenu à la prison de Srinagar, n’a pas fourni de détails concernant les raisons de cette incarcération.
Au-delà de ce type de harcèlement policier, les journalistes au Cachemire sont confrontés à des restrictions de leur liberté autrement plus pernicieuses. A commencer par le bridage des réseaux Internet par les autorités. C’est, selon le vice-président du Club de la presse du Cachemire, Moazum Mohammad, l’une des pires entraves au travail quotidien des journalistes. “Beaucoup d’entre nous ne bénéficient pas de connexion à haut débit, explique t-il à RSF, et ils sont donc obligés de se rendre au ‘Centre de support médiatique’ pour travailler.”
Graves risques de contamination
Ce centre a été mis en place à Srinagar au bout de dix jours de coupure totale, par les autorités, pour faire bonne figure. Il consiste en une dizaine de postes informatiques reliés à Internet. RSF avait rendu compte, dès novembre 2019, de l’absurdité de cette structure, totalement insuffisante et où aucune règle de confidentialité ne peut être respectée. Depuis, le coronavirus est passé par là. “C’est devenu quasiment impossible de travailler dans un lieu aussi bondé que ce centre médiatique, en pleine pandémie”, reprend Moazum Mohammad.
Cette dépendance à cette structure contrôlée par le pouvoir central pose un défi majeur aux journalistes indépendant qui, travaillant hors des salles de rédaction, sont en première ligne. Rédacteur en chef adjoint du Kashmir Walla, Rayan Naqash, confirme auprès de RSF : “Je me suis rendu à plusieurs reprises au centre des médias, quand je devais boucler des papiers dans des délais impartis et qu’Internet ne fonctionnait pas chez moi. C’est tout bonnement impossible d’y respecter les mesures de distanciation sociale, et on court de graves risques [de contamination], décrit-il.
Interrogé par RSF, Safwat Zargar, qui collabore pour le portail d'information en ligne Scroll.in, estime que l'idée même qu'un journaliste doive se rendre dans un centre gouvernemental pour utiliser Internet, au moment où, partout dans le monde, on travaille depuis son domicile et respecte des mesures de distanciation physique, "est tout simplement terrible".
"Cette restriction d’accès met non seulement la vie des journalistes en danger, mais aussi celles de leurs familles, fait-il remarquer. Le plus absurde, c'est que le gouvernement veut que nous, journalistes, soyons reconnaissants pour avoir mis en place ce centre !"
Pas de couverture régionale
Également reporter indépendante, Quratulain Rehbar, explique pourquoi il est devenu impossible de travailler ailleurs que dans la capitale Srinagar, empêchant la couverture des autres régions du Cachemire : “Je viens du district de Pulwama, dans le sud du Cachemire et, là-bas Internet est la plupart du temps coupé, en raison d’une fusillade ou pour autre chose. C’est uniquement à cause de ces restrictions d’accès à Internet que je travaille loin de chez moi.”
Résignée, elle poursuit : “J’ai pris l’habitude de me rendre au centre de support médiatique pour envoyer mes reportages par mail aux rédactions, ce qui était déjà très fastidieux. Mais à cause du faible débit de la connexion, j’ai régulièrement dépassé les délais pour poster mon articles. Il y a plusieurs bourses, des programmes, auxquels je n’ai pu postuler en raison des coupures de l’Internet.”
Mépris des autorités
Quratulain Rehbar, qui pige notamment pour le site d’investigation The Wire, se dit aussi victime d’une forme de mépris de la part des représentants des autorités lesquels, selon elle, ne tolèrent pas d’autres sources d'information que celles qu’ils contrôlent directement. “Nos articles sont souvent incomplets car nous ne recevons aucun retour des officiels que nous sollicitons, regrette-t-elle.
“En tant que journaliste free-lance, cela me place en porte-à-faux : j’écris pour des médias nationaux ou étrangers, pour lesquels j’ai besoin d’avoir tous les points de vue sur un sujet.” De fait, la journaliste a dû s’abstenir de publier certaines informations parce des représentants des autorités interrogés ont refusé de l’infirmer ou de la confirmer.
En mars dernier, RSF avait recensé une série de cas d’intimidation policière et d’atteinte au secret des sources, alors en pleine recrudescence. Six mois plus tard, les choses n’ont guère changées sur ce front-là. “Il est arrivé plusieurs fois que des reporters et des photojournalistes soient malmenés par des policiers, alors qu'ils ne faisaient qu’accomplir leur travail, explique le journaliste indépendant Syed Ali Safv, basé à Srinagar. De fait, harceler ainsi les journalistes, en les convoquant dans les commissariats de police, fait peser de lourde menace sur la libre circulation de l'information.”
Intimider la profession
Tout porte à croire que les journalistes sont forcés de marcher sur une ligne de crête s’ils veulent travailler en toute indépendance. Et les forces de sécurité sont là pour les déstabiliser, comme ce fut le cas en avril, lorsque RSF a dénoncé une campagne de harcèlement, alors menée contre trois journalistes interpellés en seulement trois jours. Parfaitement infondées, les accusations criminelles portées contre eux n’avaient, vraisemblablement, d’autre but que d’intimider toute la profession.
Au final, cette politique de harcèlement et d’entrave au travail des journalistes semble, selon Safwat Zargar, suivre une ligne directrice : “Tout cela a mis en évidence une chose : que les journalistes doivent adopter un certain comportement, jugé ‘acceptable’ par l’Etat, tranche-t-il. C’est imposé avec un parfait cynisme. Maintenant que les médias locaux ont été mis au pas, le gouvernement veut désormais contrôler les journalistes indépendants, et ceux qui écrivent pour des journaux prestigieux de la presse nationale ou étrangère.”
Censure à la Chinoise
Pour arriver à cette fin, l'administration du J&C, qui dépend directement de New Delhi, a annoncé, en juin dernier, la mise en place d’un projet de régulation orwellien intitulé ‘New Media Policy’, qui permet au gouvernement de contrôler et censurer tout contenu journalistique qu’il jugerait “faux” - sans qu’aucune définition ne soit livrée. Un coup de grâce pour la liberté éditoriale : “Avec la New Media Policy, le journalisme au Cachemire est clairement en péril, estime un reporter qui préfère rester anonyme. Il existe une autocensure massive au sein de la presse locale, et la presse nationale indienne est désormais aussi victime d’actes d’intimidation.”
En résumé, il revient désormais aux bureaucrates nommés par le gouvernement central de dire ce qui est vrai et ce qui est “faux”, de valider ce qui est acceptable et de censurer ce qui est considéré comme “anti-national”. “On dirait le modèle de censure de l'État chinois", tranche Safwat Zargar.
La Chine se situe à la 177ème place sur 180 pays dans le Classement mondial de la liberté de la presse publié par RSF en 2020. L’Inde, petit à petit, année après année, est de plus en plus mal classée. En chute de deux places par rapport à 2019, notamment en raison des violations de la liberté de l’information au Cachemire, le pays est actuellement en 142e position.