Quand les journalistes suscitent méfiance et hostilité dans les manifestations en France

De la Manif pour tous à celle contre le barrage de Sivens dans le Tarn, les agressions contre des journalistes sont de plus en plus fréquentes en France. Ces derniers témoignent auprès de Reporters sans frontières de l’hostilité dont ils font désormais l’objet et de la difficulté toujours plus grande qu’ils ont à couvrir ce genre de terrain.

Les manifestations contre le barrage de Sivens dans le Tarn ont été le théâtre de fortes tensions entre des journalistes et des manifestants. Le dimanche 2 novembre, le photographe indépendant Eric Bouvet a dû quitter la commémoration à la mémoire de Rémi Fraisse, décédé le 26 octobre sur le site du barrage, par peur pour sa sécurité. Des manifestants faisaient circuler une photo de lui. Le bruit courait que le journaliste était en réalité un policier infiltré. Une situation révélatrice de la tension et de l’incompréhension entre manifestants et journalistes. A Albi comme à Lisle-sur-Tarn, des journalistes ont été empêchés de prendre des photos et de faire des directs, notamment sur la ZAD du Testet (zone à défendre, où sont installés les opposants au barrage de Sivens). A 900 kilomètres au nord, lors de manifestations dénonçant le décès de Rémi Fraisse, deux journalistes de La Voix du Nord ont été délibérément agressés, lundi 27 octobre. “A peine notre photographe avait-il sorti son appareil qu’il était empoigné par des manifestants et ‘gazé’ à bout portant, avec une bombe lacrymogène dirigée sur les yeux”, explique Pierre Mauchamp, rédacteur en chef adjoint, interrogé par Reporters sans frontières. Il souligne que les photographes sont les principales cibles lors des manifestations. Pour le correspondant du site d’information spécialisé Reporterre couvrant l’opposition au barrage de Sivens, Grégoire Souchay, des manifestants ne souhaitent pas être pris en photo ou filmés ; il existe donc une certaine méfiance vis-à-vis des médias. L’arrivée massive d’envoyés spéciaux, notamment de télévision au début de novembre, après la mort de Rémi Fraisse, a attisé les tensions, des manifestants dénonçant la ligne éditoriale de ces médias dits “grand public” contraire, selon eux, aux valeurs qu’ils défendent. A travers des sites internet et des réseaux sociaux, les manifestants veulent faire contrepoids aux médias d’information en diffusant leur propre contenu militant. Ce phénomène d’automédia a pris son essor lors des manifestations contre le projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes près de Nantes. Lors de ces événements, les journalistes des grands médias, insultés, parfois pris à partie, n’avaient pas accès aux manifestants. Lors d’une table ronde organisée par Reporters sans frontières en juillet 2014, Benjamin Girette de IP3 Press analysait: “Les journalistes sont de plus en plus pris à partie sur le thème ‘vous êtes manipulés, nous on s’informe par d’autres moyens’. Ce discours devient systématique et alimente les attitudes violentes à l’égard des médias. Finalement on arrive à une situation où les médias les plus “institutionnels”, notamment la télévision, ne peuvent plus couvrir les manifestations.Jacques Demarthon, photographe à l’AFP, avançait pour sa part que : “Les journalistes sont de plus en plus assimilés à la classe politique, en raison notamment du rapprochement des formations politiques et journalistiques. Les télévisions sont d’office repoussées, alors que la manifestation n’a même pas encore commencé. C’est la ‘presse pourrie’, le ‘mensonge permanent du 20 heures’.” “La couverture journalistique des manifestations est un élément essentiel du fonctionnement démocratique, déclare Christophe Deloire, secrétaire général de Reporters sans frontières. Il est normal que les journalistes ne renvoient pas uniquement l’image que les manifestants et les policiers ont d’eux-mêmes mais qu’ils assurent au contraire leur rôle d’observateurs indépendants. La violence physique et verbale à leur encontre est une dérive alarmante et démontre un mépris fort du débat public.

Violences verbales, violences physiques

Lors d’autres manifestations populaires, les violences sont en effet plus graves encore. En avril 2013, alors que le projet de loi sur le mariage était en cours d’examen dans l’Hémicycle, des opposants au mariage homosexuel qui manifestaient devant le Palais Bourbon ont agressé deux journalistes de LCP - Assemblée nationale et détérioré leur matériel. Quelques jours plus tard, à Rennes, des manifestants anti-mariage ont attaqué deux journalistes de Rennes TV. Le dimanche 26 mai, à Paris, un journaliste de l’AFP a été sauvagement mis à terre et roué de coups en marge de la manifestation contre le mariage homosexuel. La violence avait été nourrie par la rhétorique agressive tenue par certains organisateurs. Peu après la promulgation de la loi sur le mariage pour tous, le collectif Printemps français publiait un “ordre du jour (…) immédiatement exécutoire” dans lequel il annonçait “tenir pour cible” les “organes” qui “diffusent l’idéologie (du genre)”, avec en ligne de mire les médias. Le rassemblement du “Jour de colère” du 26 janvier 2014 a encore été l’occasion d’attaques ciblées contre des journalistes couvrant la manifestation, en particulier contre les équipes de télévision. L’équipe du Petit Journal a notamment été pris pour cible par des protestataires scandant “Journalistes, collabos”. Yann Barthès expliquait ainsi à l’époque dans son émission : “Nos journalistes se sont pris des coups de pied, des coups de poing, des jets de canettes”. La situation est parfois tellement tendue que les rédactions déploient des gardes du corps pour protéger leurs envoyés spéciaux. C’est notamment le cas d’i>TELE, qui fait appel à un service de sécurité externe lorsque la chaîne d’information estime que c’est nécessaire pour la sécurité de ses employés. Le mercredi 12 février 2014, en Haute-Normandie, la manifestation des salariés des ports de Rouen et du Havre a été la scène de deux attaques contre des journalistes. Le collaborateur de la Chaîne Normande a été frappé alors qu’il rangeait son matériel. Son confrère de Paris-Normandie a lui été molesté par un manifestant et obligé à poser pour des photos prises par des manifestants. En Bretagne, à Saint-Nazaire, le 7 septembre 2014, après une heure de présence à la manifestation “Mistral Gagnons” pour la défense de la livraison des Mistral à la Russie, une équipe du Petit Journal s’est fait littéralement pourchasser par des manifestants excédés. Quelques mois plus tôt, en novembre 2013, Baptiste Cordier, reporter d’iTélé, était pris à partie par des membres du mouvement des Bonnets rouges, lors d’un duplex à Quimper. Cet été, pendant les manifestations pro-Gaza et pro-israéliennes, des attaques contre les journalistes ont également été recensées, notamment le 19 juillet 2014 à Sarcelles. Ces agressions ont pour la plupart été commises par des personnes issues de groupes minoritaires et radicaux, voire d’individus isolés. Ce jour-là, Jacques Demarthon, photographe de l’AFP, était violemment frappé dans le dos par un individu. L’épaule fracturée, le journaliste a été en arrêt de travail pendant 21 jours. Laurent Troude, journaliste indépendant travaillant pour le journal Libération, a pour sa part été frappé dans le dos par un pavé lancé par un manifestant. Ses blessures ont justifié un arrêt de travail pendant huit jours. La caméra de Benjamin Poulain, JRI travaillant pour France TV, lui a été arrachée violemment. Toujours le même jour à Sarcelles, Leopold Jimmy de LTL News était frappé par des membres de la Ligue de défense juive (LDJ), puis par des manifestants pro-Gaza. Les tensions liées au conflit israélo-palestinien en France ont engendré d’autres violences. Jonathan Moadab, de l’agence de presse Ruptly, a été passé à tabac par la LDJ et a vu son matériel de travail détruit pendant une manifestation contre l’antisémitisme organisée au Trocadéro le 19 mars 2014. Le journaliste avait été la cible d’une attaque à la bombe artisanale en septembre 2012, pour laquelle deux membres de la LDJ ont été condamnés en juin 2014 à de la prison ferme. Nadir Dendoune du Courrier de l’Atlas a pour sa part été empêché de couvrir une manifestation pro-israélienne, invité à ne pas se rendre sur le terrain par les forces de l’ordre, pour “sa propre sécurité”.

Les tensions entre journalistes et policiers

En France, les forces de l’ordre sont sensibilisées à la protection des personnnes pendant les manifestations. Interrogé à ce sujet, Olivier Pouchin, chef de la délégation des CRS de l'agglomération parisienne, souligne l’importance de la communication entre les journalistes qui couvrent les manifestations et les CRS. Ces derniers interviennent quand les journalistes sont pris à partie par des manifestants, sans pour autant être spécifiquement formés à ces situations. Les journalistes, en signalant leur présence aux policiers en début d’évènement, facilitent leur intervention lorsque des affrontements violents surviennent. Le commissaire ajoute cependant qu’à certaines occasions les journalistes ont pu perturber les manoeuvres des CRS, notamment en se retrouvant entre policiers et manifestants. Il assure par ailleurs qu’au contraire de certains manifestants qui sont suspicieux vis-à-vis des médias, les CRS ne sont pas hostiles au fait d’être filmés par des journalistes, puisque ces mêmes images leur permettent souvent de se dédouaner face à des accusations portées contre eux. Mais parfois, les forces de l’ordre sont elles-mêmes les auteurs de violences contre les journalistes. Le samedi 22 février 2014, Yves Monteil, photographe indépendant et co-fondateur de Citizen Nantes, est atteint par un tir de flashball d’un CRS pendant les manifestations contre Notre-Dame-des-Landes, qu’il couvre depuis 2009. Equipé d’un appareil photo avec une longue optique et d’une mini-caméra, il est témoin du gazage à la lacrymogène par la police d’un groupe de journalistes. Il s’y oppose tout en filmant la scène et reçoit alors un tir de flashball dans la poitrine. Le 23 septembre, un journaliste de Reporterre, Emmanuel Daniel, est violenté par la police à Albi, pendant une action de protestation contre la destruction de la zone humide de Testet. Depuis, aucune exaction grave de la part de la police contre des journalistes n’a été à déplorer dans la zone, comme le rappelle Hervé Kempf, fondateur de Reporterre et ex-journaliste au Monde : “Depuis l’incident, nous n’avons pas été empêchés de travailler par la police. Je suis allé sur place il y a une quinzaine de jours. J’ai dû patienter 20 minutes au niveau du barrage des gendarmes, mais après ça je n’ai pas rencontré plus de problème que ça”. Dans un autre contexte, Lucie Lecherbonnier, journaliste de Montpellier journal, a été empêchée de faire son travail le jeudi 23 octobre lors de l'expulsion du squat de l'avenue de Lodève, à Montpellier. Un policier lui a arraché des mains son téléphone portable avec lequel elle avait pris des photos et des vidéos. Lucie Lecherbonnier a pourtant clairement indiqué à plusieurs reprises sa qualité de journaliste, bien qu’elle n’ait pas sa carte de presse.

Recommandations de RSF

Compte tenu de ces éléments, RSF réitère ses recommandations concernant la couverture des manifestations. L’organisation appelle : Tous les acteurs des manifestations à : - Respecter la liberté de captation des images, la participation à l’évènement impliquant le risque d’être photographié ou filmé - Ne pas faire obstruction au travail des journalistes, respecter leur intégrité physique et leur matériel - Respecter le secret des sources des journalistes L’Etat français à : - Mettre en oeuvre les recommandations de la résolution 25/38 des Nations unies, notamment les paragraphes 8, 10, 12 et 13. - Être particulièrement vigilants sur la sécurité des journalistes et la protection de la liberté de l’information dans le contexte des manifestations - Reconnaître que le droit à l’information n’est pas conditionné par la détention d’une carte de presse ou d’une accréditation. - Assurer une formation adéquate aux agents des forces de l’ordre : une formation en droit de la presse, droit à l’image et droit des libertés publiques devrait être intégrée dans les écoles de police et dans les formations permanentes des forces de police. - Poursuivre en justice et juger les personnes qui se rendent coupables d’obstruction à l’activité des journalistes (saisie de matériel, arrestation,...) ou d’agression à leur encontre lorsqu’ils couvrent des manifestations. - Intégrer dans sa législation un délit d’obstruction à la liberté d’information par une personne dépositaire de l’autorité publique, assorti de sanctions pénales. - Intégrer dans ses lois des dispositions relatives au secret des sources et à l’interdiction des réquisitions de matériel journalistique. - Mettre en place un système de dédommagement pour les éventuels frais médicaux et pour les cas de confiscation ou de destruction de matériel.
Publié le
Updated on 20.01.2016