Procès Zaman : prison à vie requise contre neuf journalistes turcs

Le procès de 31 anciens journalistes et collaborateurs du journal Zaman avance au pas de charge : le 5 avril 2018, le procureur a requis la prison à vie aggravée contre neuf éditorialistes et de lourdes peines de prison contre les autres. Reporters sans frontières (RSF), qui assistait à l’audience, dénonce une vengeance politique d’une extrême violence.

La peine maximale prévue en droit turc : c’est ce qu’a requis le procureur à l’encontre de neuf anciens éditorialistes de Zaman, le 5 avril. Si le tribunal suit ces réquisitions, Şahin Alpay, Ahmet Turan Alkan, Ali Bulaç, Mümtazer Türköne, İbrahim Karayel, Mehmet Özdemir, Mustafa Ünal, İhsan Duran Dağı et Orhan Kemal Cengiz seront emprisonnés à vie dans des conditions d’isolement très strictes, sans permission, avec un droit de visite réduit au minimum.


Leur crime ? Avoir rédigé des articles pour Zaman, quotidien le plus lu du pays avant d’être placé sous tutelle judiciaire puis liquidé par décret en 2016. La ligne éditoriale du journal était favorable à la confrérie Gülen, ancien allié du gouvernement qui l’accuse désormais d’avoir orchestré la tentative de putsch de juillet 2016. Cela suffit au procureur pour asséner que ces neuf journalistes ont “tenté de renverser l’ordre constitutionnel” et “appartiennent à une organisation terroriste”. Sans apporter aucune preuve d’une implication individuelle dans des actions violentes ou leur apologie. Pour l’accusation, les éditoriaux critiquant le gouvernement n’avaient pour but que de créer dans l’opinion une “perception” favorable au coup d’État.


Le procureur a également requis la condamnation de 20 collaborateurs, administrateurs et investisseurs de Zaman pour “appartenance à une organisation terroriste”. Et celle de deux autres journalistes, Nuriye Ural et Lalezar Sarı İbrahimoğlu, pour “assistance à une organisation terroriste”. Des chefs d’accusation passibles de lourdes peines de prison.


“L’inimaginable devient la norme en Turquie : la prison à vie va-t-elle devenir le tarif habituel pour le ‘crime’ de journalisme ? s’indigne Erol Önderoğlu, représentant de RSF dans le pays, qui assistait à l’audience au sein de la prison de haute sécurité de Silivri. Ce procès expéditif et entaché d’irrégularités a pour seul but de mettre en œuvre une vengeance politique dictée par le gouvernement. Nous réclamons de nouveau la libération immédiate de ces journalistes et l’abandon des poursuites, en l’absence de toute preuve individuelle d’une implication dans un crime reconnu en droit international.”


Dix-sept des prévenus, dont Ahmet Turan Alkan, Ali Bulaç et Mümtazer Türköne, ont déjà passé plus d’un an et demi en détention provisoire. Le célèbre éditorialiste Şahin Alpay a fini par être libéré de prison et assigné à résidence, en mars, après 18 mois de détention provisoire. Un geste qui reste insuffisant, puisque la Cour européenne des droits de l’homme comme la Cour constitutionnelle turque ont ordonné la levée de toute restriction à la liberté du journaliste.


La défense dénonce unanimement un procès expéditif : personne ne s’attendait à ce que le procureur présente son réquisitoire dès la troisième audience, alors que les débats sont loin d’être terminés. Les avocats des journalistes ont découvert à cette occasion des pièces qui ne leur avaient jamais été communiquées. Leur demande de faire examiner les éléments à charge par des experts a été rejetée. Et pour cause : de nombreuses publications évoquées dans le réquisitoire étaient interprétées de façon abusive et partiale.


Pour encore accélérer la procédure, le procès a été scindé en quatre : les éditorialistes, les administrateurs, les investisseurs et le personnel technique de Zaman seront désormais jugés séparément. Les éditorialistes comparaîtront de nouveau les 10 et 11 mai à Istanbul. L’audience devrait se conclure par le verdict.


Outre Erol Önderoğlu, des représentants du consulat suédois, de la délégation européenne à Ankara, des ONG Article19 et P24 observaient l’audience du 5 avril.


La Turquie occupe la 155e place sur 180 pays au Classement mondial de la liberté de la presse établi en 2017 par RSF. Déjà très préoccupante, la situation des médias est devenue critique sous l’état d’urgence proclamé à la suite de la tentative de putsch de juillet 2016 : près de 150 médias ont été fermés, les procès de masse se succèdent et le pays détient le record mondial du nombre de professionnels des médias emprisonnés.

Publié le
Updated on 09.04.2018