“Le Système B” : le documentaire choc de RSF sur le système Bolloré

L'homme d'affaires Vincent Bolloré ne cesse d'étendre son empire médiatique en recourant à des méthodes brutales. Reporters sans frontières (RSF) diffuse un court documentaire sur son système de contrôle de l’information, Le Système B. Pour enrayer cette mécanique d’emprise et d’intimidation exercée sur les journalistes, RSF formule des recommandations.

Le documentaire Le Système B, produit par RSF et diffusé le 14 octobre sur les réseaux sociaux, est une série exclusive de témoignages de journalistes sur les méthodes utilisées par l’homme d’affaires Vincent Bolloré dans le paysage médiatique. En 15 minutes, 11 témoins décrivent la mécanique d’emprise et d’intimidation mise en place par Vincent Bolloré lorsqu’il prend le contrôle d’un média ou lorsque des journalistes enquêtent sur ses activités industrielles. Ces pratiques représentent un véritable danger pour la liberté de la presse, mais aussi pour la démocratie. 

 

 

Les protagonistes s’expriment à visage découvert malgré les risques de harcèlement judiciaire, que le système Bolloré pratique volontiers. RSF a réuni d’anciens journalistes du groupe Canal+ et d’Europe 1, dont Patrick Cohen et Pascale Clark, qui ne s’étaient jamais exprimés publiquement sur le sujet. Des journalistes d’investigation comme Tristan Waleckx (France Télévisions) et Benoît Collombat (Radio France) dénoncent les procédures utilisées par le groupe Bolloré pour réduire les journalistes au silence. 

 

 

Leurs témoignages sont complétés par l’éclairage des auteurs du livre d’enquête Vincent tout-puissant, Jean-Pierre Canet et Nicolas Vescovacci, ainsi que celui d’Isabelle Roberts, cofondatrice du site Les Jours et co-autrice de la série L’Empire, qui décrypte l’univers médiatique impitoyable de Vincent Bolloré. 

 


 

  

            Ce film, diffusé à un moment crucial, alors que Vincent Bolloré vient d'accroître encore un peu plus son empire médiatique en lançant une OPA sur le groupe Lagardère, est un signal d’alarme. Une telle concentration de médias dans les mains d’un homme d'affaires qui a une vision purement utilitaire de l’information, une conception du journalisme fondée sur la servilité, et qui attaque systématiquement les journalistes qui enquêtent sur ses affaires représente une menace évidente pour le débat démocratique. Il est urgent d’instaurer de nouveaux garde-fous. C’est dans cet esprit que RSF propose une série de recommandations.


Christophe Deloire, secrétaire général de RSF





RECOMMANDATIONS


1. L’Etat doit intervenir pour l’indépendance éditoriale en sa qualité d’actionnaire de Vivendi


La Caisse des dépôts et consignations possède 2,20 % du capital de Vivendi, société mère du Groupe Canal+. Par le biais de son organisme de contrôle des participations, l’Etat a la capacité, en tant qu'actionnaire, d'agir sur la situation et doit user de son droit d'information et d'interpellation. 

  • L'Etat doit appeler l’Assemblée générale de Vivendi à adopter une motion demandant que l'indépendance éditoriale de l’ensemble des médias du groupe soit garantie.


2. Le CSA doit faire respecter l’honnêteté, l’indépendance et le pluralisme de l’information sur la base des conventions actuelles


Le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) a pour fonction de “garantir l'honnêteté, l'indépendance et le pluralisme de l'information et des programmes qui y concourent” et de “s'assurer que les intérêts économiques des actionnaires des éditeurs de services et de leurs annonceurs ne portent aucune atteinte à ces principes”. Il a un pouvoir de contrôle, de mise en demeure et de sanction, mais aussi de renégociation des conventions en cas de modification des conditions sur la base desquelles elles ont été signées.

  • Le CSA doit s’appuyer sur le droit existant, notamment sur la notion d’“honnêteté de l’information” prévue dans la loi Bloche, et sanctionner les atteintes à l’indépendance éditoriale et au pluralisme qui pourraient être constatées au sein des médias du groupe Bolloré. Leur définition jurisprudentielle étant imprécise, le CSA pourrait s’affranchir d’une interprétation minimaliste pour en faire un principe structurant son analyse des médias.
  • Le CSA doit s’assurer que les chartes éthiques “que doivent adopter les entreprises ou sociétés éditrices de presse ou audiovisuelles” en application de la loi Bloche s’inscrivent dans l’esprit et la lettre des grands textes relatifs à l’éthique journalistique reconnus par la profession et qu’elles ne soient pas rédigées par la seule direction, mais bien négociées avec les représentants des journalistes.
  • Le CSA doit s’assurer que les comités “relatifs à l'honnêteté, à l'indépendance et au pluralisme de l'information et des programmes” soient composés avec sincérité et fonctionnel, conformément à la loi Bloche.


3. Le CSA doit envisager la renégociation de la convention de CNews pour garantir la diffusion de contenus journalistiques


La convention signée par le CSA avec Cnews a été conclue avec une chaîne d’information, pour une chaîne d’information. Or, l’information n’occupe plus qu’une part limitée de la grille de CNews. Le nombre de journalistes détenteurs de la carte de presse a chuté. “Venez avec vos convictions, vous vous ferez une opinion !” : la campagne de communication de CNews au printemps 2021 dit clairement le passage d’une chaîne d’info en continu à une chaîne de débat et d’opinion. Le CSA est fondé à revoir la convention de Cnews dès lors que celle-ci devient un média d’opinion plus qu’une chaîne d’information. Une telle révision aurait l’avantage de dissuader la reproduction d’une telle transformation à Europe 1.

  • La convention qui lie le CSA à CNews doit être renégociée, tout en respectant la liberté éditoriale de la chaîne, pour que des obligations de quantité et de fréquence de diffusion de programmes d’information journalistique soient imposées, en respect de l’article 3-1-1 qui définit la nature du service de CNews, “consacré à l’information” et un “programme réactualisé en temps réel”.
  • Le CSA devrait profiter du changement de contrôle capitalistique d'Europe 1 pour revoir la convention de la radio et faire peser des obligations similaires à celles souhaitées pour CNews et pour l’ensemble des médias audiovisuels.


4. L’Autorité de la concurrence devra se saisir de la compatibilité des acquisitions de Vincent Bolloré au regard du droit de la concurrence


Vincent Bolloré possède déjà Canal+, CNews (chaîne de télévision et journal gratuit), Prisma Média (Capital, Gala, Voici, Télé Loisirs..), mais aussi, dans l’édition, Éditis. L’offre publique d’achat (OPA) lancée par Vincent Bolloré contre le groupe Lagardère sera réalisée d’ici au 15 décembre 2022. Dans le domaine de l’édition, la part de marché conjuguée de Hachette et d’Éditis atteindrait 71 % dans le parascolaire, 63 % dans le dictionnaire ou 54 % dans le Livre de poche. Rappelons également que Vincent Bolloré a poursuivi en justice deux ouvrages publiés par des éditeurs du groupe Lagardère, Informer n’est pas un délit (Calmann-Lévy) et Vincent tout-puissant (JC Lattès). 

  • L’autorité de la concurrence doit empêcher la création de quasi-monopoles dans les secteurs de l’information, y compris dans l’édition, qui constitue un des modes d’expression des journalistes.


5. Le législateur doit mettre en place un dispositif efficace contre les procédures bâillons


Les “procédures bâillons”, connues sous l’acronyme anglais SLAPP (Strategic Lawsuit against Public Participation), sont devenues une arme de dissuasion pour museler les médias. RSF demande, en droit national et communautaire, la mise en place de mesures pour lutter contre le détournement des actions judiciaires visant à faire taire les journalistes. 

  • RSF plaide en particulier pour l’introduction de garanties procédurales pour les victimes de SLAPPs (notamment la fin de la mise en examen “automatique” des journalistes en cas de plainte en diffamation avec constitution de partie civile) et de mesures préventives pour bloquer les plaintes abusives (évaluation de la recevabilité, injonctions, mesures provisoires), ainsi que pour l’application de mesures punitives afin de sanctionner les auteurs de ces plaintes et indemniser les victimes.


6. Créer un délit de trafic d’influence appliqué au champ de l’information


L’exemple type du trafic d’influence dans le champ de l’information est l’épisode du documentaire sur le Crédit Mutuel, dont la diffusion par Canal+ avait été bloquée en mai 2015 sur demande de Vincent Bolloré, propriétaire de Canal+, car trop critique de cette banque qui est son partenaire commercial : le propriétaire d’un média utilise son influence sur ce média pour favoriser ses partenaires commerciaux et ses propres intérêts. L’épisode du publireportage sur le Togo est un autre exemple : Vincent Bolloré, qui a de nombreux intérêts au Togo, a introduit dans les programmes de Canal+ une véritable publicité sur le Togo et son président, présentée comme un reportage. 

  • La loi devrait sanctionner pénalement ces pratiques que sont l’abus, par des propriétaires ou dirigeants de médias, de leur capacité d’influencer les productions journalistiques pour favoriser leurs intérêts ou les intérêts de tiers.
  • RSF propose de créer un délit de trafic d’influence appliqué au champ de l’information, inspiré du délit de trafic d’influence existant pour les dépositaires de l’autorité publique. Une incrimination spécifique sera instaurée dans le Code pénal pour sanctionner les conflits d’intérêt de ce type dans le secteur des médias, punissant « le fait, par quiconque, de solliciter ou d'agréer, sans droit, à tout moment, directement ou indirectement, des offres, des promesses, des dons, des présents ou des avantages quelconques pour elle-même ou pour autrui, pour abuser de son influence réelle ou supposée en vue d’influencer les productions éditoriales d’entreprise éditrices de services de communication audiovisuelle ou d’entreprises de presse »


7. Le législateur doit réviser la loi de 1986 sur la concentration des médias


La loi de 1986 est dépassée. Elle prend très insuffisamment en compte le numérique et ne limite que les concentrations horizontales, sans lutter contre l’intégration des médias au sein de groupes ayant des intérêts dans d’autres secteurs. Les seuils de concentration qu’elle fixe sont obsolètes : limiter les concentrations au regard des bassins de population touchés ou en fonction des zones desservies n’a plus de sens dès lors que les médias sont accessibles en ligne partout et par tous ; la règle dite des “deux sur trois”, qui vise à limiter les propriétés croisées dans la télévision, la radio et la presse écrite est sans effet dès lors qu’un des trois seuils, relatif aux médias papiers, ne peut jamais jouer : aucun quotidien en France n’atteint “20 % de la diffusion, sur le territoire national”. Enfin, les règles de concentration ne tiennent aucun compte de l’affectation des fréquences : rien n’interdit dans la loi qu’une même personne soit propriétaire de toutes les chaînes d’information.

  • RSF propose de modifier les dispositions obsolètes de la loi de 1986 sur l’audiovisuel. Cela nécessite, au préalable, d’assurer l’application de règles sur la transparence de la propriété de médias afin que l'obligation de révélation de l'identité des actionnaires et du bénéficiaire final soit respectée. Le détenteur du contrôle effectif d’un média doit également clairement être désigné.
  • Les critères de la loi doivent être repensés, notamment au regard des synergies multimédias, pour prendre en compte, par exemple, l’affectation des fréquences. Les seuils de la loi doivent être remis à jour, (règle dite des “deux sur trois”), notamment pour y ajouter la presse hebdomadaire.




La France se situe à la 34e place au Classement mondial de la liberté de la presse établi par RSF en 2021.

Publié le
Mise à jour le 14.10.2021