Le pluralisme, victime collatérale de la crise au Cachemire indien

Dix jours après la décision de couper toute communication dans la vallée du Cachemire, Reporters sans frontières (RSF) dénonce l’implacable guerre de l’information dans laquelle s’est lancé le gouvernement de Narendra Modi.

L’Inde célèbre, ce jeudi 15 août, sa fête nationale de l’indépendance dans un contexte pour le moins tendu. Cela fait en effet dix jours que toute forme de communication est abolie dans la vallée du Cachemire - lignes de téléphones fixes, réseaux mobiles, télévision, Internet… Huit millions d’individus sont totalement coupés du monde extérieur.


Quant à l’information indépendante en provenance du Cachemire, elle est quasiment inexistante, portée seulement par une poignée de reporters téméraires - comme l’a récemment décrit le journaliste Sameer Yasir au New York Times. Tout est fait pour que les autorités de New Delhi dictent leur information et qu’aucune autre voix n’existe. 

Le journal indépendant publiant en anglais et ourdou, Greater Kashmir, a aussi été réduit au silence tout comme ses journalistes. Mercredi 14 août au soir un de ses journalistes, Irfan Malik, a été arrêté chez lui par des militaires sans aucune justification, comme le rapportent ses parents en état de choc. C’est le premier journaliste à se retrouver derrière les barreaux depuis l’abrogation de l’article 370.


“Nous appelons le gouvernement de Narendra Modi à lever immédiatement toute restriction à la circulation d’une information indépendante au Cachemire, déclare Daniel Bastard, responsable du bureau Asie-Pacifique de RSF. En empêchant des milliers de journalistes de mener à bien leur mission, les autorités indiennes violent l’article 19 de la Constitution de l’Union. Surtout, elles privent l’ensemble de la population indienne d’un pluralisme de vues absolument indispensable à l’exercice démocratique.”


Feuille recto-verso


A Srinagar, la capitale du Cachemire indien, les quelques journaux qui parviennent à publier tant bien que mal n’offrent que des éditions de quatre pages - parfois même une simple feuille recto-verso. De retour de la vallée mardi 13 août, le correspondant de Reuters à New Delhi, Devjot Ghoshal, a témoigné sur Twitter que “seuls cinq journaux sur les 174 quotidiens que compte la vallée ont pu publier une édition”


Le correspondant d’India Today à Srinagar, Shuja ul-Haq, a pour sa part rencontré plusieurs de ses confrères qui témoignent de l’impossibilité de faire leur travail. “Les journalistes sont bannis ces derniers jours, explique l’un d’eux. Si on montre notre carte de presse, on est automatiquement arrêté.” 


Selon des informations recueillies par RSF, plusieurs médias indiens qui ont un bureau à Srinagar en sont réduits à confier à des passagers rencontrés à l’aéroport une clé USB contenant articles, photos ou vidéos. Un autre représentant du média l’attendra à l’aéroport d’arrivée pour recueillir le précieux objet.


Appels au “bannissement”


Les quelques médias équipés de liaisons satellites sont les seuls à pouvoir transmettre une information vers l’extérieur. La BBC et Al Jazeera ont par exemple pu montrer quelques images vidéo d’une manifestation qui s’est déroulée vendredi dernier à Srinagar, vraisemblablement réprimée par des tirs de fusils à billes de plomb ou à balles réelles.


Des images que le ministère de l’Intérieur s’est empressé de dénoncer comme “complètement fabriquées et incorrectes”. Même si, face aux analyses approfondies de ces rushs, le gouvernement a finalement dû reconnaître leur véracité, les appels à “bannir” les organes de presse qui ne suivent pas la ligne officielle, et à s’en prendre à leurs journalistes, ont fleuri dans beaucoup de médias grand public et sur les réseaux sociaux. Un mot-dièse appelant à bannir NDTV était le plus populaire du pays sur Twitter lundi 12 août. 


A l’inverse, le gouvernement organise des tournées de “Villages Potemkine” - parfois même en affrétant des hélicoptères - pour les médias qui suivent la ligne - laquelle se résume à “Tout va bien”. La principale agence de presse du pays, ANI, a par exemple publié une photo des célébrations de la fête de l’Aïd, lundi, prétendument prise à Srinagar - sauf que, comme l’a révélé Uzair Hasan Rizvi, “fact-checkeur“ à l’Agence France-Presse, la photo en question n’a pas du tout été prise à Srinagar, mais dans la ville de Jammu - où la population musulmane est ultra minoritaire.


“Auxiliaires du gouvernement”


“Il y a une division très forte entre des médias ‘pro-gouvernement’ et des médias ‘anti-gouvernement’”, résume un journaliste basé à Delhi qui préfère témoigner anonymement pour ne pas être empêché de retourner dans la Vallée. “Avec cette affaire du Cachemire, cette division est exacerbée. C’est comme le début d’un processus dans lequel les médias doivent devenir des auxiliaires du gouvernement.”


Dans cette guerre de l’information, les correspondants étrangers sont soigneusement exclus. En tant normal, les journalistes accrédités en Inde doivent obtenir une autorisation spéciale pour se rendre dans l’Etat du Jammu-et-Cachemire - autorisation qui peut être refusée de façon parfaitement arbitraire. Contacté par RSF, un journaliste allemand basé à New Delhi, qui préfère lui aussi rester anonyme,  a confirmé qu’il est impossible de se rendre sur place. “C’est clair que l’Inde ne veut pas que le monde sache ce qu’il se passe au Cachemire.”


Pressions insidieuses


Les pressions contre les journalistes qui essayent d’obtenir des informations indépendantes peuvent être très insidieuses. Correspondant, entre autre, pour Le Figaro et La Tribune de Genève à New Delhi, le journaliste français Emmanuel Derville dispose d’une carte dite OCI, pour “Overseas Citizen of India”, obtenue parce qu’il est marié à une citoyenne indienne. En tant que tel, il a normalement le droit de se rendre au Cachemire sans autorisation. 


“J’ai voulu me renseigner auprès du ministère des Affaires étrangères, car les règles de révocation de la carte OCI sont très floues, a-t-il expliqué à RSF. Le fonctionnaire du ministère m’a dit que je ne devais pas aller là-bas, sinon cela me mettrait dans une ‘situation très inconfortable’. En gros, on m’a clairement fait comprendre que si je me rends sur place, je perds mon travail, ma maison et mon épouse.” 


L’Inde se situe à la 140e place sur 180 dans le Classement mondial de la liberté de la presse de RSF.

Publié le
Mise à jour le 16.08.2019