Le gouvernement se lance dans la chasse à la presse privée en Ethiopie
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Le durcissement des autorités éthiopiennes envers la presse privée a causé la fermeture de plus de six publications en l'espace de quelques semaines et a poussé sur les routes de l'exil une trentaine de journalistes éthiopiens depuis le début de l'année 2014. Cette répression inégalée depuis 2005 s’explique, selon des analystes locaux, par la volonté du gouvernement éthiopien de faire table rase de la presse indépendante à la veille des élections législatives prévues pour mai 2015.
Le 1er novembre, Reporters sans frontières a appris le transfert du journaliste Temesgen Desalegn vers la prison de Ziway, à près de 200 km d’Addis Abeba, où il devra purger une peine de trois ans de prison. L'ex-rédacteur du journal Fitih, aujourd'hui fermé, et actuel rédacteur du magazine Fact, également fermé depuis août 2014, a été condamné le 13 octobre 2014 dans le cadre d'un procès en diffamation datant de 2012. Les charges avaient été abandonnées par les autorités avant d'être réactivées en 2013. Il est accusé d'avoir publié dans les colonnes de Fitih des informations concernant des "politiciens et journalistes associés à des groupes terroristes".
"Nous sommes très préoccupés par la condamnation du journaliste Temesgen Desalegn ainsi que par son transfert dans une prison éloignée de sa famille - d'autant plus que M. Desalegn souffre de problèmes de santé chroniques, déclare Cléa Kahn-Sriber, responsable du bureau Afrique de Reporters sans frontières. Cette condamnation n'est qu'une illustration supplémentaire de la chasse aux sorcières que le gouvernement éthiopien a décidé de livrer contre la presse indépendante. Invoquer systématiquement le spectre du terrorisme pour faire taire les critiques du gouvernement est malheureusement devenu une habitude du gouvernement éthiopien.”
En effet, cette condamnation est le plus récent développement d'une série de mesures d'intimidation et de harcèlement qui a créé un état de psychose au sein des médias éthiopiens.
Le 7 octobre déjà, les propriétaires des magazines Addis Guday, Lomi et Fact, Endalkachew Tesfaye, Gizaw Taye et Fatuma Nuriya ont été condamnés par contumace à plus de trois années de réclusion chacun pour avoir "encouragé le terrorisme". Cette accusation issue du ministère de la Justice vise également depuis le 5 août trois autres médias, Enqu, Jano et Afro-Times, dont le sort n'est pas encore connu.
Même les médias publics ne sont pas épargnés dès lors qu’ils n’adhèrent pas à la ligne officielle. Quelques mois auparavant, en juin, une vingtaine de journalistes avaient été licenciés de la station de l’audiovisuel public de l’Etat d’Oromo, l’Oromia Radio and Television Organisation (ORTO) pour leur opinion politique.
En avril, ce sont les six blogueurs du collectif Zone 9 ainsi que trois journalistes de médias privés ou freelance qui ont été arrêtés, en l'espace d'un week-end, et incarcérés sans motif. Ce n'est qu'après trois mois passés derrière les barreaux, sans qu'aucune charge ne soit retenue contre eux, qu'ils apprendront les raisons de leur arrestation. On les accuse, en vertu de la loi anti-terroriste de 2009, de "s'organiser en groupes secrets pour renverser le gouvernement en contactant et en recevant des fonds et de la formation de deux groupes terroristes", une peine passible de 15 années de prison. Depuis, toutes leurs demandes de libération sous caution ont été refusées.
“Nous demandons au gouvernement de revenir sur les condamnations des journalistes et patrons de presse prononcées ces derniers mois sous des motifs spécieux et d'abandonner les poursuites contre les acteurs de l'information actuellement emprisonnés ou en exil", déclare Virginie Dangles, adjointe à la directrice des programmes chez Reporters sans frontières.
Une campagne de persécution de la presse indépendante
Dès janvier 2014, une campagne de communication contre certains journaux et magazines de la presse indépendante privée avait été lancée avec la publication dans le quotidien officiel Addis Zemen d'une étude de l'Ethiopian Press Agency dénombrant les articles promouvant la révolte et le terrorisme publiés dans ces journaux. Pour un des journalistes concernés, il ne fait aucun doute: “C’est là où le gouvernement annonce ses décisions futures. Si votre nom apparaît, vous savez que vous allez avoir des problèmes”.
Fin août 2014, la chaîne d'Etat, Ethiopian TV diffuse "Untamed pens" ainsi que deux autres documentaires présentant les membres des rédactions des magazines Lomi, Fact, Enqu, Jano, Addis Guday et du journal AfroTimes comme des ennemis de l'Etat. Cette diffusion est censée appuyer le bien fondé des poursuites judiciaires déjà entamées contre ces médias.
Dans cette même période, plusieurs rédactions sont fermées et leurs rédacteurs menacés ou harcelés. Le 19 juillet, les bureaux de Lomi sont mis sous scellés sous prétexte que le magazine ne possède pas de licence d’exploitation. La rédaction est ensuite fouillée méticuleusement par la police. En octobre, c'est au tour de la rédaction du journal Ethio Midhar d'être fermée alors que son rédacteur en chef est convoqué par la division centrale d'investigation criminelle connue sous le nom de Maekelawi.
Les imprimeurs des journaux dans le collimateur du gouvernement, tels que Ethio Midhar, Addis Guday ou Lomi, sous la pression des autorités, refusent de faire imprimer les publications.
Plusieurs journalistes racontent avoir été convoqués par la police, menacés d'arrestation ou de représailles physiques. Lorsque les journalistes n'étaient pas accessibles aux autorités, ce sont leurs proches qui ont été victimes de menaces, d'arrestations arbitraires ou de raids sur leur domicile par la police.
Ces intimidations et actes de répressions ont créé un climat de terreur dans la communauté des médias éthiopiens et a poussé à l'exil une trentaine de journalistes depuis le début de l'année 2014. Certaines rédactions se sont presque entièrement exilées, comme celle de Lomi dont six employés, le rédacteur et deux journalistes qui ont fui le pays au moment des poursuites judiciaires contre le magazine. Beaucoup ont trouvé refuge au Kenya. En octobre dernier, Reporters sans frontières est partie à Nairobi à la rencontre de ces journalistes qui témoignent de leur vie d’exil et des persécutions dont ils ont fait l’objet. Tous vivent dans des conditions matérielles et psychologiques misérables, sans revenus, craignant la filatures des agents de l'ambassade éthiopienne. “Je suis arrivé il y a quelques jours seulement, nous confie l’un d’eux. Je suis dans un quartier où vivent nombre d’Ethiopiens. Je ne me sens pas en sécurité. Il me faut un endroit plus sûr, mais je ne sais pas vraiment où aller”. Car malgré l’extrême précarité de la situation qui les attend, l’exode se poursuit. Un autre journaliste récemment arrivé au Kenya rajoute: “D’autres collègues songent à nous rejoindre. Les élections législatives approchant, ils savent que le climat va continuer à se dégrader”. L'un de ces journalistes, Million Shurube du magazine Maraki, tombé malade au cours de sa fuite est mort en exil, faute de soins.
Selon les observateurs de la situation en Ethiopie, c'est la pire répression que la presse ait connu depuis 2005.
Elections législatives à l’horizon
Le gouvernement éthiopien semble craindre toute forme de contestation, malgré un bilan économique et social relativement satisfaisant ces dernières années, dans un contexte où la société éthiopienne fait état de revendications accrues, sur des lignes ethniques et religieuses.
“En l'espace de quelques mois, le gouvernement éthiopien a réussi à décimer une grande partie de la presse privée, amputant ainsi le débat publique et citoyen, déplore Cléa Kahn-Sriber, responsable du bureau Afrique chez Reporters sans frontières. En période pré-électorale, une telle campagne de censure est particulièrement inquiétante.”
Un analyste des médias éthiopiens interviewé par Reporters sans frontières sous couvert d'anonymat estime que la situation est d'autant plus préoccupante qu’elle va perdurer au moins jusqu'à mai 2015 : "Même si les blogueurs et les journalistes continuent de comparaître au Tribunal, leur cas n’évoluera pas avant les élections. Le blocage du gouvernement est délibéré. "
La presse privée connaît aujourd’hui sa plus difficile période depuis une décennie, même si certains journaux privés, tels que Reporter, Addis Admas, Ethio Miska ou Fortune continuent de paraître.
“Certains journalistes ont certes tenu des propos très critiques du gouvernement, continue-t-il. Il est néanmoins important de respecter le principe de proportionnalité. Il existe des procédures pour contester certains articles jugés diffamatoires. Mais procéder à des arrestations de masse, et forcer des médias à la fermeture est contre-productif. D'autant plus que l'existence même de ces publications critiques est un résultat direct de la politique de contrôle de l'information du gouvernement éthiopien”
Ces journaux et magazines qui n’avaient pas vocation à couvrir l’actualité politique lors de leur création ont en effet dû évoluer, face à une demande forte du public d’avoir accès à une information politique et sociale diversifiée. Ainsi, il faut reconnaître que leurs équipes ont parfois pris des positions radicales, allant au-delà du respect des règles de déontologie.
Selon les informations récoltées par Reporters sans frontières, rien de ce qui a été écrit jusqu'ici dans ces publications ne justifie pourtant un tel niveau de répression. Le but du gouvernement ici est clair : insuffler la peur afin d'éviter toute contestation possible.
Reporters sans frontières recense aujourd'hui au moins dix journalistes et six net-citoyens emprisonnés en Ethiopie, classée au 143e rang sur 180 pays selon le Classement 2014 sur la liberté de la presse, établi par Reporters sans frontières.
(photo : Hailemariam Desalegn, Premier ministre éthiopien)
Publié le
Updated on
20.01.2016