Grand retour de la censure préalable à la faveur de la campagne électorale

Alors que la campagne pour l’élection présidentielle du 30 octobre 2011 bat son plein au Kirghizstan, Reporters sans frontières se déclare très préoccupée par la volonté manifeste des parlementaires de ce pays d’asseoir leur contrôle sur les médias. « Les initiatives liberticides se succèdent en éloignant toujours un peu plus le Kirghizstan de sa promesse d’être ‘la première démocratie parlementaire de l’espace post-soviétique’. La dernière de ces dispositions, plus brouillonne encore que les précédentes, marque le grand retour de la censure préalable. Même si cette mesure ne s’applique qu’aux contenus audiovisuels étrangers captés au Kirghizstan, elle ouvre une vaste brèche dans la liberté de l’information. Sous prétexte de lutter contre les ingérences extérieures, le parlement restreint le droit des citoyens kirghizes à une information plurielle et crée un chaos inédit sur les écrans et les ondes. A deux semaines et demi de l’élection, les autorités doivent revenir sur cette loi inapplicable, injuste et dangereuse », a déclaré l’organisation. Interruptions régulières des émissions télévisées, changement de fréquences pour certaines radios, programmes brouillés ou remplacés par des images plus ou moins « esthétiques », et finalement arrêt pur et simple de la diffusion… Depuis près de deux semaines, la retransmission des chaînes internationales au Kirghizstan est complètement bouleversée, du fait de l’application de la loi « Sur l’élection du Président et des députés du parlement de la République kirghize ». Adoptée le 30 juin 2011, celle-ci prévoit dans son article 22 § 16, la retransmission en différé des programmes audiovisuels étrangers en période de campagne présidentielle. Ceci afin de faire respecter les autres dispositions du même paragraphe, qui interdisent la retransmission au Kirghizstan de toute propagande électorale et de toute information « attentatoire à l’honneur, à la dignité et à la réputation des candidats », diffusées dans les médias étrangers. La responsabilité en cas de violation de la loi, incombe aux opérateurs locaux qui ont retransmis les contenus étrangers jugés illicites. Malgré des débats houleux, les récents amendements déposés pour annuler cette disposition, ou du moins introduire un moratoire, n’ont pas été adoptés. Bien que les débats ne soient pas clos, le texte est donc entré en vigueur le 29 septembre. Et s’applique dans la plus grande confusion. Black-out sur les chaînes étrangères Les opérateurs retransmettant les programmes étrangers, à commencer par les chaînes télévisées russes très populaires au Kirghizstan, sont donc tenus de les passer au peigne fin et de les épurer de tout contenu problématique. Mais quelles sont les limites acceptables pour les critiques portées aux candidats ? Qui est en charge de la coupe et du montage final ? Rien n’est précisé, ce qui laisse aux hommes politiques et aux juges une marge d’interprétation démesurée… et ne peut qu’encourager les retransmetteurs à prendre les devants en appliquant la censure maximale. L’absence de directives claires n’est pas le seul problème. Les opérateurs de retransmission ne disposent pas de l’équipement d’enregistrement et de contrôle nécessaire, et de toutes façons, les contrats qui les lient aux producteurs de contenus étrangers leur interdisent la plupart du temps toute modification. En conséquence, ils ont fini par bloquer purement et simplement la plupart des chaînes étrangères pour toute la durée de la campagne électorale. C’est notamment le cas de la BBC, de CNN, d’Euronews, de la chaîne russe d’information RBK, ou de la chaîne indépendante centre-asiatique K+. La chaîne russe 1 Kanal, très populaire, a trouvé un compromis avec les autorités et décidé de retarder d’elle-même la retransmission de ses programmes au Kirghizstan d’une heure. « L’application de cette loi est une violation patente du droit des citoyens à l’information, a déclaré Reporters sans frontières. Nul besoin de souligner le côté absurde et désespéré de vouloir lutter contre ‘l’ingérence des médias étrangers dans l’espace d’information d’un pays souverain’. Mais le plus grave est qu’elle réintroduit une censure officielle que l’on espérait oubliée depuis le renversement du régime autocratique de Kourmanbek Bakiev en avril 2010. » L’un des principaux inspirateurs de cet article, le leader du parti « Ata-Meken » Omourbek Tekebaïev, ne s’y est pas trompé : « Il doit y avoir une censure au Kirghizstan, et c’est le rédacteur en chef de chaque média qui doit agir en censeur, au nom de l’Etat », a t-il ouvertement déclaré en commission parlementaire le 27 septembre. Avant de poursuivre : « Si un média local ne dispose pas d’un spécialiste chargé de suivre et de trier l’information, alors ce média ne doit pas exister. Car ce spécialiste, c’est le rédacteur en chef ». Reconnaissant l’impossibilité de contrôler les versions en ligne des médias étrangers, le député a néanmoins jugé que les médias kirghizes seraient jugés responsables des contenus problématiques auxquels ils pourraient se référer. Rivalités autour de 5 Kanal Les médias étrangers ne sont hélas pas la seule cible de la volonté de contrôle des parlementaires kirghizes. L’une des chaînes de télévision les plus populaires du pays, 5 Kanal, se trouve au cœur de la bataille pour l’appropriation des ressources médiatiques. Moderne et bien équipée, elle appartenait à la famille de l’ancien président Bakiev avant d’être nationalisée lors du changement de régime en avril 2010. Les autorités l’ont alors transformée en une chaîne publique relativement indépendante. Mais contre l’avis de la présidente Roza Otunbaïeva, le parlement a confirmé le 22 septembre 2011 son intention de la transformer en chaîne parlementaire. Il est pourtant loin de disposer des moyens de la financer, et l’actualité des députés ne suffira pas à remplir la grille horaire de la chaîne. Mais du moins les députés seront-ils ‘libérés’ de la couverture parfois critique de leurs activités par 5 Kanal, qui a déjà valu à la chaîne le retrait de son accréditation au parlement. Le président de l’assemblée, Akhmatbek Keldibekov, a fait un pas supplémentaire vers la politisation de la chaîne en demandant publiquement l’accélération de son transfert… pour qu’elle puisse commencer à dénigrer la présidente Roza Otunbaïeva. Cette approche de la liberté d’expression n’est pas nouvelle de la part du parlement, qui avait déjà recommandé le blocage du site d’information centre-asiatique indépendante Fergananews.com. Mais le contexte tendu de la campagne électorale a conduit l’élite politique à multiplier les critiques à l’encontre des médias ces dernières semaines. Fin juillet 2011, la Commission électorale centrale (CEC) avait aussi soulevé un tollé en refusant d’accréditer onze agences de presse en ligne pour couvrir les élections d’octobre et diffuser la propagande électorale, sous prétexte que le Net n’était pas explicitement inclus dans la définition légale des « médias de masse ».
Publié le
Updated on 20.01.2016