Etre femme et journaliste en Inde, un combat au quotidien
Deux événements ont récemment levé le voile sur l’ampleur des comportements sexistes et misogynes à l’égard des femmes journalistes en Inde. Reporters sans frontières (RSF) dresse un état des lieux des nombreux combats auxquels elles sont confrontées tous les jours.
Avec la terrifiante campagne de harcèlement en ligne qui a visé fin avril la journaliste d’investigation Rana Ayyub, notamment constituée d’appels au viol collectif et de publications de vidéos pornographiques détournées, un point culminant a été atteint en terme de misogynie.
Un épisode plus anodin, mais tout aussi révélateur, a eu lieu une semaine plus tôt dans l’Etat du Tamil Nadu, en Inde du sud-est : durant une conférence de presse, après que la journaliste Lakshmi Subramanian a posé au gouverneur de l’Etat une question sur l’état des universités, celui-ci s’est contenté de lui répondre par une petite tape sur la joue.
Le geste a été d’une telle condescendance qu’une vive polémique s’est développée sur les réseaux sociaux, aboutissant à cette remarque d’une rare délicatesse publiée sur Facebook par S.V. Shekher, le leader du BJP, le parti nationaliste hindou, au Tamil Nadu : “Les médias sont maintenant plein de racaille illettrée et [cette journaliste] ne fait pas exception. Aucune journaliste ne peut être reporter ou présentatrice sans coucher avec des gros bonnets.”
“Ce type de remarque, absolument intolérable, témoigne pourtant du combat quotidien que doivent mener les femmes journalistes en Inde pour pratiquer leur métier, regrette Daniel Bastard, responsable du bureau Asie-Pacifique de RSF. Depuis plusieurs décennies, avec persévérance et opiniâtreté, elles ont dû se battre pour se faire admettre d’abord dans les salles de rédaction, puis comme reporters sur le terrain, où elles rencontrent encore trop souvent des comportements qui relèvent au mieux d’un paternalisme infantilisant, mais parfois de la plus effroyable des violences misogynes. Il revient à tous les secteurs de la société indienne - des pouvoirs publics aux employeurs, en passant par les plates-formes numériques - de prendre des mesures concrètes pour changer cet état de fait et permettre aux femmes journalistes de faire leur travail en toute dignité.”
Violence symbolique
La violence symbolique qui frappe les femmes journalistes intervient bien avant qu’elles aient posé un pied dans une salle de rédaction. “Le journalisme, comme choix de carrière, est souvent perçu comme une entreprise risquée”, explique Rituparna Chatterjee, qui a participé à la fondation du HuffPost India et se concentre aujourd’hui sur les questions de genre et de droit des femmes. “Les parents ont souvent peur qu’une femme qui choisit d’être journaliste ne sera pas un bon parti sur le ‘marché du mariage’, parce qu’elle aurait la réputation d’être quelqu’un d’intrépide, aux opinions trop arrêtées. Et face aux pressions de leur belle-famille et de leur mari, beaucoup de femmes abandonnent le métier après leur mariage.”
Le regard de la société indienne sur les femmes qui épousent la profession de journaliste peut se cacher dans les détails les plus inattendus. Lorsque la vice-rédactrice en chef du Reader’s Digest India, Abha Srivastava, a voulu louer un appartement à New Delhi, la propriétaire ne lui a pas demandé des fiches de paie attestant de ses revenus comme on pourrait le supposer : “Elle a demandé à parler à mon père pour qu’il lui fournisse une liste d’‘hommes agréés’ autorisés à venir me rendre visite, sourit la journaliste. Alors que j’avais déjà quasiment quarante ans. Pourquoi? Tout simplement parce que j’étais journaliste et célibataire.” La combinaison maudite...
Pionnières
Cette malédiction se retrouve naturellement sur le lieu de travail, même si les choses évoluent sur ce plan-là. Jusqu’aux années soixante, les salles de rédaction étaient 100% masculines. Les pionnières ont dû faire montre d’une grande persévérance : “Les gens écarquillaient les yeux devant elles, et tous se demandaient combien de temps elles allaient pouvoir survivre dans ce métier éprouvant”, relève Usha Rai, l’une des premières femmes journalistes du pays, dans une étude de l’Institut indien de presse.
Ensuite, il a fallu s’imposer pour ne pas être réduites à ne traiter que les sujets dits “féminins” - des concours de bouquet de fleurs aux défilés de saris… “J’ai toujours essayé de faire abstraction de la question de mon genre”, remarque la célèbre journaliste Barkha Dutt, qui a longtemps travaillé à New Delhi TV, et écrit régulièrement pour le Washington Post. Mais après 22 ans, voilà ce que j’ai appris : j’ai dû travailler deux fois plus dur que mes collègues hommes pour arriver au même stade, explique-t-elle à RSF. J’ai dû me battre pour pouvoir couvrir certains sujets - en particulier les conflits armés.”
Agressions sexuelles
Et puis, il y a les expériences de bureau plus sordides. En 2013, une jeune journaliste du magazine d’investigation Tehelka a décrit dans des termes très précis comment son rédacteur en chef, Tarun Tejpal, l’a agressée sexuellement dans une chambre d’hôtel de Goa. Le responsable de la publication, Shoma Chaudhury, a réagit par un e-mail envoyé à ses employés décrivant un “accident malencontreux” qui devait être traité en interne. Les confrères de la journalistes agressée ont dû monter au créneau pour rendre l’affaire publique.
Les cas de harcèlement sexuel ont aussi lieu sur le terrain. Après un épisode de violences policières à l’encontre de journalistes documenté en mars dernier par RSF, une journaliste a porté plainte, déclarant avoir fait l’objet d’attouchements de la part d’un agent de police. Les choses peuvent parfois être autrement plus sordides, comme lorsqu’une jeune photoreporter a été victime d’un viol collectif dans un quartier d’affaires de Mumbai en 2013.
Comme ailleurs, la frontière entre violence verbale et violence physique est toujours très ténue, comme l’atteste le meurtre sauvage de Gauri Lankesh à Bangalore en septembre dernier. Comme de nombreuses femmes journalistes en Inde, elle faisait l’objet de campagnes de harcèlement en ligne.
“Presstituées”
Et comme de très nombreuses femmes journalistes en Inde, elle se faisait traiter de “presstituée”. C’est le terme de ralliement des trolls qui gravitent autour de la mouvance de la droite nationaliste hindoue, dont est issu le Premier ministre Narendra Modi. Certains politiciens utilisent aussi cette insulte, comme le ministre des Affaires extérieures V. K. Singh.
Elle-même victime de harcèlement en ligne, la journaliste d’investigation Swati Chaturvedi a publié un livre intitulé “Je suis un troll”. Elle y montre comment, avec force menaces de mort et appels au viol collectif, les trolls au service de Modi s’en prennent aux femmes journalistes qui ont le tort leur déplaire en enquêtant sur lui ou son parti. En 2016, Sindhu Suryakumar, de la chaîne Asianet News TV, a animé un débat durant lequel une déesse hindoue a été abordée. Mal lui en a pris : un groupe WhatsApp a publié son numéro et elle a reçu plus de 2000 coups de téléphone et messages d’insultes en quelques heures.
Se battre
Ces trolls vont jusqu’à publier l’adresse des femmes journalistes, faisant craindre pour leur sécurité. C’est justement ce qui est arrivée à Rana Ayyub à la fin du mois dernier, ce pour quoi RSF a saisi le Rapporteur spécial des Nations unies contre les exécutions extrajudiciaires. “Je suis habituée aux discours de haine adressés contre moi”, a expliqué à RSF la journaliste, célèbre pour une enquête sur Narendra Modi que son amie Gauri Lankesh avait traduit en langue kannada avant d’être assassinée. “Mais cette fois, ils ont atteint un nouveau stade. Je me suis fait la promesse que je traduirai chacun d’entre eux devant un tribunal. Je vais me battre.”
En chute de deux places dans le classement mondial de la liberté de la presse 2018 que RSF vient de publier, l’Inde se situe en 138e position sur 180 pays.