Vingt ans de désinformation

Le président Zine el-Abidine Ben Ali fêtera le 7 novembre 2007 son vingtième anniversaire à la tête de la Tunisie. En vingt ans, il a placé sous tutelle tous les contre-pouvoirs, à commencer par la presse et la justice. Encore cette semaine, les publications françaises Libération et Courrier International ont été censurées après avoir publié des articles du journaliste tunisien Taoufik Ben Brik.

Le président Zine el-Abidine Ben Ali fêtera le 7 novembre 2007 son vingtième anniversaire à la tête de la Tunisie. Les journaux proches du pouvoir, qui constituent la grande majorité du paysage médiatique tunisien, louent, comme il est de rigueur, le bilan du “président du changement”. La presse locale ne retient que le développement économique et social, omettant d'évoquer les questions des libertés civiques et des droits de l'homme, bafoués depuis vingt ans. Sous prétexte qu'il constitue un "rempart contre la menace islamiste", le président Ben Ali bénéficie des faveurs de la plupart des pays occidentaux. A l'instar de l'Union européenne dont l'accord d'association signé en 1995 avec la Tunisie est loin d'être aussi contraignant sur la question des droits de l'homme que ceux passés avec les pays de la zone Afrique-Caraïbes-Pacifique. Si les premières années de son arrivée au pouvoir ont été synonymes de "décrispation", le président Ben Ali a très vite cherché à prendre en main l'information. Au début des années 1990, et plus particulièrement au moment de la première guerre du Golfe, sonnera l'heure de la fin du pluralisme et de la liberté d'expression en Tunisie. Les journaux indépendants, très actifs à la fin de la présidence de Habib Bourguiba, ont été fermés les uns après les autres. En vingt ans, le président Zine el-Abidine Ben Ali a placé sous tutelle tous les contre-pouvoirs, à commencer par la presse et la justice. Au cours de cette période, au moins 48 publications ont été visées par des mesures de censure (saisie, suspension, fermeture, etc), pour la moitié d'entre elles, dès les six premières années de son mandat. Durant toutes ces années, le président Ben Ali n'a eu de cesse de faire taire les voix dissidentes au sein de la presse comme de la société civile. Entre séduction, intimidation et répression, le pouvoir s'est accaparé les principaux espaces d'information, aujourd'hui gérés par l'Etat directement ou par des proches du régime. A l'approche de ce vingtième anniversaire, une grève de la faim, une de plus pour défendre la liberté d'expression et d'association, a été menée par des opposants. En Tunisie, cela semble être l'unique moyen d'être entendu par les autorités. En 2000 le journaliste Taoufik Ben Brik, en 2002 l'avocate Radhia Nasraoui, en 2003 le journaliste Hamadi Jebali, en 2005 les journalistes Abdallah Zouari et Lotfi Hajji, l'avocat Mohammed Abbou et en 2006 le journaliste Slim Boukhdir, pour n'en citer que quelques-uns, ont eu recours à cette méthode pour lancer des appels à la communauté internationale. Le 20 septembre 2007, c'était au tour de Maya Jribi, secrétaire générale du Parti démocratique progressiste (PDP), et de Mohamed Néjib Chebbi, directeur de l'hebdomadaire Al-Maoukif, organe du parti, d'entamer un jeûne pour protester contre une procédure judiciaire visant à les expulser de leurs locaux à Tunis. Le parti d'opposition a accusé le gouvernement d'avoir poussé le propriétaire des lieux à rompre le bail sous prétexte d'"usage abusif des locaux". Au bout de trente jours, les deux opposants ont mis un terme à leur grève de la faim après avoir trouvé un accord avec le propriétaire, suite à l'intervention des autorités. Faux-semblant de pluralisme Al-Maoukif (Le point de vue) continuera donc de paraître, pour le moment. Cet hebdomadaire arabophone est distribué à 10 000 exemplaires, deux fois plus qu'il y a deux ans. Cette progression s'est faite en dépit de nombreux obstacles. Le journal est privé de toute subvention publique. Il est, par ailleurs, boycotté par l'ensemble des annonceurs privés, sauf un, lui-même en conflit avec les autorités. "Nos problèmes ne sont pas seulement d'ordre financier", a expliqué à Reporters sans frontières son rédacteur en chef Rachid Khechana. "Nous rencontrons de nombreuses difficultés pour accéder à l'information. Les officiels refusent de répondre à nos questions ou de nous recevoir. Il nous faut alors trouver d'autres canaux et sources d'information." Toujours selon le rédacteur en chef d'Al-Maoukif, “les imprimeurs et les diffuseurs de la presse indépendante subissent d'importantes pressions - fiscales par exemple -, ce qui les oblige à distribuer le journal avec parfois jusqu'à 48 heures de retard”. Deux autres publications appartenant à des partis d'opposition - l'hebdomadaire Mouwatinoun et le mensuel Attariq Aljadid - font face aux mêmes contraintes. Le Forum démocratique pour le Travail et les Libertés (FDTL) a lancé l'hebdomadaire Mouwatinoun (Citoyens) en janvier 2007, après avoir obtenu, chose extrêmement rare, une autorisation en moins de six mois. Mustapha Ben Jaafar, le directeur de la publication, a pourtant confié à Reporters sans frontières que le journal souffrait d'une véritable discrimination au niveau de la distribution. “Rares sont les kiosques qui l'exposent. Mouwatinoun est rendu invisible par la volonté des autorités et la peur des vendeurs”, a-t-il affirmé. Ces entraves ont, bien entendu, des conséquences financières sur le journal qui a déjà réduit sa diffusion de 5000 à 3000 exemplaires. Ces journaux de partis ne sont pas à l'abri de la censure et font parfois l'objet de saisies non officielles. “Il arrive que des policiers confisquent un numéro dans tous les kiosques sans nous prévenir ou nous donner une raison”, a expliqué Mustapha Ben Jaafar. Les publications indépendantes continuent de faire cruellement défaut. Un grand nombre de demandes de créations de nouveaux titres n'ont jamais abouti. Sihem Bensedrine a déposé depuis 1999 quatre déclarations pour l'enregistrement et la parution de l'hebdomadaire bilingue Kalima auprès du ministère de l'Intérieur. Chaque fois, les autorités ont refusé de lui délivrer le récépissé qui seul autorise un imprimeur à mettre un journal sous presse. Le site Internet du journal est inaccessible dans le pays, obligeant la rédaction à le diffuser sous forme de newsletter, envoyée par courrier électronique. Le reste de la presse privée adopte dans son ensemble une ligne éditoriale progouvernementale teintée de prosélytisme. Elle est devenue le principal support des attaques orchestrées contre les opposants au régime, qu'il s'agisse de journalistes, de grévistes, d'intellectuels ou d'hommes politiques. Les journalistes de ces rédactions, comme ceux qui travaillent pour les médias publics, ont pour consigne de ne traiter que les informations émanant de l'agence officielle Tunis Afrique Presse (TAP), placée sous le contrôle du ministère de l'Intérieur. De l'aveu de l'Association des journalistes tunisiens (AJT), "les sujets qu'il est permis de couvrir sont ceux contenus dans les prévisions de la TAP, et la plupart du temps il s'agit d'activités officielles. Toute initiative supplémentaire n'est pas la bienvenue". Les journalistes de la presse officielle - les deux journaux gouvernementaux, La Presse et El-Sahafa et les deux organes du RCD (parti du président Ben Ali) Le Renouveau et El Houria - ne disposent d'aucune marge de manœuvre et s'en tiennent rigoureusement à cette directive. Ils remplissent clairement le rôle d'outil de propagande. Parfait exemple de cette langue de bois : "En ce 20e anniversaire du Changement que les Tunisiens, toutes catégories et tous âges confondus, ont l'insigne fierté de célébrer, les dividendes du parcours économique, politique et social initié et promu par le président Ben Ali se succèdent pour nous conforter dans la conviction que l'expérience tunisienne en matière de développement constitue, bel et bien, un modèle à suivre", pouvait-on lire, le 4 novembre 2007, dans les colonnes de La Presse, premier quotidien tunisien en langue française. Le secteur de l'audiovisuel est encore plus uniforme. Les télévisions d'Etat (Canal 7 et Canal 21) ne diffusent que des informations favorables à la politique gouvernementale. Il existe bien quelques télévisions et radios privées, mais elles appartiennent toutes à des personnalités proches du pouvoir. A titre d'exemple, le ministre des Affaires étrangères est le plus gros actionnaire de Mosaïque FM, tandis qu'Hannibal TV, inaugurée un 7 novembre, est la propriété d'un membre de la famille de la femme du président tunisien. Une seule chaîne de télévision privée - Al-Hiwar Attounsi (Le Dialogue tunisien) - vient diversifier le paysage audiovisuel tunisien, mais ses retransmissions sont limitées à une heure par jour pour des questions de moyens. Son directeur, Tahar Ben Hassine, n'a jamais obtenu les autorisations nécessaires pour lancer la chaîne dans son pays. Al-Hiwar Attounsi diffuse ses programmes depuis 2002 à partir de l'Italie via satellite. "Le flou le plus total entoure les critères de distribution des licences audiovisuelles. Les refus ne sont jamais motivés. La décision est directement soumise à l'agrément du président Ben Ali", a déclaré Tahar Ben Hassine à Reporters sans frontières. Pas de traitement de faveur pour la presse étrangère "Si vous êtes invités en Tunisie et que vous souhaitez remercier vos hôtes de leur hospitalité, apportez-leur la dernière édition d'un journal censuré dans leur pays." Cette phrase d'un journaliste tunisien résume le déficit d'information de ses concitoyens, privés d'un grand nombre de publications étrangères interdites. Le Canard enchaîné, Al Hayat, Charlie Hebdo, entre autres, ne sont plus disponibles dans le pays. De nombreuses autres publications sont occasionnellement interdites d'entrée sur le territoire, de manière arbitraire, ou retardées pendant plusieurs jours à la frontière. Ces saisies ne sont pas effectuées au hasard. Elles sont, dans la plupart des cas, liées à la publication d'articles sur les dirigeants du pays, à commencer par le président Ben Ali. La chaîne de télévision qatarie Al-Jazira a, elle aussi, un lourd contentieux avec les autorités tunisiennes. Ces dernières refusent d'accréditer son correspondant, Lotfi Hajji, et empêchent la chaîne d'ouvrir un bureau. En octobre 2006, la Tunisie avait même décidé de fermer son ambassade au Qatar pour protester contre la "campagne hostile" d'Al-Jazira suite à la diffusion d'une interview de l'opposant tunisien Moncef Marzouki. Les journalistes étrangers ne rencontrent généralement pas de difficultés majeures pour se rendre en Tunisie. Mais une fois sur place, ils sont soumis à la surveillance de policiers en civil qui ne les empêchent pas de travailler mais intimident, par leur présence même, ceux qui voudraient leur parler. L'activité des correspondants locaux de médias étrangers est étroitement contrôlée et parfois interdite. Encore récemment, la journaliste Flore Dussey et son cameraman, de la Télévision Suisse Romande (TSR), ont pu se rendre en Tunisie le 2 novembre 2007, mais il ne leur a pas été permis d'interroger la population dans le cadre de leurs reportages. "Nous avons été constamment suivis tout au long de notre séjour dans le pays. Nous avons demandé une autorisation de tournage à l'ATCE (Agence tunisienne de communication extérieure) qui ne nous a pas été accordée. Au lieu de cela, un fonctionnaire de l'agence nous a accompagnés pendant tous nos déplacements. Notre chaperon a refusé la présence d'un collaborateur d'Al-Hiwar Attounsi qui devait nous accompagner sur un lieu de tournage", a déclaré la journaliste suisse à Reporters sans frontières. Fait rare, en novembre 2005, l'envoyé spécial du quotidien Libération, Christophe Boltanski, a reçu un coup de poignard dans le dos, sous le regard passif de policiers. Le journaliste préparait un reportage sur la situation des droits de l'homme en Tunisie en marge du Sommet mondial sur la société de l'information (SMSI) organisé à Tunis par les Nations unies. Quand les autorités jouent au chat et à la souris sur la Toile L'Internet n'échappe pas non plus au contrôle des autorités. Les cybercafés sont surveillés, en province les internautes doivent parfois produire une pièce d'identité avant d'accéder à un ordinateur, et il n'est pas rare que leurs propriétaires demandent de ne pas naviguer sur certains sites, jugés “subversifs”, pour leur éviter des ennuis. Il est vrai que selon la loi tunisienne, ils sont responsables des activités de leurs clients. Le régime tunisien met ainsi à contribution les gérants de cybercafés dans sa politique de répression et de contrôle. Pour tout téléchargement ou ajout de pièce jointe à un e-mail, le client doit passer par le serveur central, à savoir l'ordinateur du gérant. Par ailleurs, grâce à l'adoption en 1998 d'un Code de la poste, toujours en vigueur, les autorités tunisiennes peuvent contrôler à tout moment les messageries électroniques des internautes. Cette loi autorise en effet l'interception de tout courrier pouvant "porter atteinte à l'ordre public et à la sécurité nationale". Le ministère de la Communication opère ainsi une surveillance méticuleuse des informations qui s'échangent sur la Toile. Les blogueurs et les responsables des sites indépendants n'échappent pas aux sanctions. L'avocat Mohammed Abbou a passé 28 mois en prison pour ses écrits publiés sur des sites d'opposition. Depuis sa sortie de prison, le 24 juillet 2007, l'avocat s'est vu interdire, à deux reprises, de quitter le territoire tunisien. Dans l'un des cas, il devait se rendre à Londres pour enregistrer une émission sur les droits de l'homme. Comme ceux de plusieurs organisations de défense des droits de l'homme et médias étrangers, le site Internet de Reporters sans frontières n'est pas accessible en Tunisie. Les autorités bloquent et débloquent régulièrement l'accès à certains sites afin de se prémunir d'accusations de censure. Les connexions privées de certains journalistes et opposants sont coupées pour "des problèmes techniques" ou alors, leur débit est diminué afin d'augmenter le temps de téléchargement des pages Internet et réduire ainsi leur possibilité de consulter des sites. S'il existe aujourd'hui en Tunisie près d'une douzaine de fournisseurs privés d'accès Internet, l'opérateur Planet.tn, propriété de l'une des filles du président Ben Ali, continue de détenir la plus grosse part de marché. Au pouvoir depuis 1987, le président tunisien Zine el-Abidine Ben Ali est considéré par Reporters sans frontières comme l'un des 34 prédateurs de la liberté de la presse dans le monde. La Tunisie occupe la 145e place sur 169 du classement mondial de la liberté de la presse, établi par Reporters sans frontières en octobre 2007.
Publié le
Updated on 20.01.2016