Reporters sans frontières est écœurée par le sort réservé à de nombreux journalistes par les manifestants se réclamant du président Laurent Gbagbo, qui ont maîtrisé les rues d'Abidjan du 16 au 19 janvier 2006. Au moins quatre agressions, de nombreuses menaces de mort ou de viol, d'innombrables actes de racket, le saccage d'une radio, plusieurs cas d'usurpation d'autorité pour prendre de force le contrôle de la télévision : tel est le sinistre bilan d'une semaine noire pour la liberté d'expression.
Reporters sans frontières est écœurée par le sort réservé à de nombreux journalistes par les manifestants se réclamant du président Laurent Gbagbo, qui ont maîtrisé les rues d'Abidjan du 16 au 19 janvier 2006. Au moins quatre agressions, de nombreuses menaces de mort ou de viol, d'innombrables actes de racket, le saccage d'une radio, plusieurs cas d'usurpation d'autorité pour prendre de force le contrôle de la télévision : tel est le sinistre bilan d'une semaine noire pour la liberté d'expression.
« Aucune leçon sérieuse n'a été tirée du hold-up perpétré par les Jeunes patriotes en novembre 2004 contre la Radiotélévision ivoirienne (RTI), a déclaré Reporters sans frontières. La communauté internationale a offert l'impunité aux prédateurs de la liberté de la presse et ceux-ci ont récidivé. Nous recommandons par conséquent à l'Organisation des Nations unies (ONU), dont les condamnations formulées à New York sont fermes et pertinentes, de mettre en place au plus vite un programme sérieux pour les mettre en application en Côte d'Ivoire. »
16 et 17 janvier : 48 heures de siège
A l'aube du 16 janvier 2006, Abidjan commence à se hérisser de barricades. Aux check-points dressés par des groupes de jeunes manifestants répondant à l'appel de plusieurs organisations de défense du président Laurent Gbagbo, les automobilistes sont fouillés et rançonnés. Des groupes se massent devant l'ambassade de France, le siège de l'Opération des Nations unies en Côte d'Ivoire (ONUCI) et la caserne du 43e bataillon d'infanterie de marine (Bima), présent en Côte d'Ivoire dans le cadre de la force Licorne. Leur objectif est de contraindre au départ les forces armées sous mandat de l'ONU, après que le Groupe international de travail (GIT), une mission de suivi de la transition créée par l'Union africaine (UA) et avalisée par l'ONU, eut « recommandé » que le mandat des députés ivoiriens, arrivé à expiration le 16 décembre 2005, ne soit pas prolongé.
Vers midi, plusieurs centaines de « Jeunes patriotes » commencent à se regrouper devant le siège de la RTI, dans le quartier de Cocody. Un groupe, mené par le secrétaire général de la Fédération estudiantine et scolaire de Côte d'Ivoire (Fesci), Serge Koffi, le président du Comité national pour la libération de Bouaké (CNLB), Ferdinand Kouadio dit « Watchard Kédjébo », et l'un des responsables de l'Alliance des jeunes patriotes, Thierry Legré, exige de « faire une déclaration en direct ». Aka Sayé Lazare, le directeur général adjoint de la chaîne, refuse, mais propose l'enregistrement d'une déclaration qui serait diffusée en différé. Des négociations commencent, sous l'autorité du chef d'état-major des Forces armées nationales de Côte d'Ivoire, Philippe Mangou, et du commandant du Centre de commandement des opérations de sécurité (Cecos), le colonel Georges Guiai Bi Poin.
De leur côté, à la sortie d'une réunion de crise tenue dans la résidence du président Laurent Gbagbo à Cocody en présence du Premier ministre Charles Konan Banny, les ministres de l'Intérieur, Joseph Dja Blé, et de la Défense, René Aphing Kouassi, se rendent au siège de la RTI pour enregistrer un message d'appel au calme. Ils sont rejoints par la ministre déléguée à la Communication, Martine Coffi Studer. Les trois ministres sont installés dans le bureau de la direction.
Face à l'inflexibilité des responsables de la RTI, et apprenant la présence des trois ministres dans les locaux, les leaders des manifestants menacent d'en appeler aux « Jeunes patriotes » massés dans la cour. Dans le studio A, alors que le journal de 13 heures de David Mobio est en cours, plusieurs manifestants font irruption sur le plateau, poussent hors de son siège le présentateur et exigent de faire une déclaration. La diffusion du journal est aussitôt interrompue. Après que les « Jeunes patriotes » ont quitté le studio, David Mobio reprend l'antenne et conclut son journal en disant : « Fasse Dieu qu'il y ait la paix dans ce pays. »
Dans la cour, forts du soutien apparent du chef de l'armée en personne et la passivité de ses soldats, les « Jeunes patriotes » insultent et menacent des journalistes et des employés de la chaîne, les qualifiant de « rebelles embusqués ». Une femme journaliste, notamment, absente ce jour-là, régulièrement menacée par la jeunesse pro-Gbagbo, fait l'objet dès ce premier jour d'une recherche active de la part d'une groupe de manifestants, clamant qu'ils vont « la violer ».
Les manifestants restent en place jusqu'au journal de 20 heures, lorsque leur message est diffusé. Ils commencent alors à organiser le siège de l'immeuble de la chaîne, installant un campement de fortune devant le mur d'enceinte.
Nuit du 17 au 18 janvier : la prise de la radiotélévision
A quatre heures du matin dans la nuit du 17 au 18 janvier, tout bascule. Les soldats qui gardent les entrées de l'immeuble de la RTI ouvrent les grilles. Les « Jeunes patriotes » s'y engouffrent et pénètrent dans les studios. Après avoir menacé les techniciens présents, ils obtiennent que soit diffusé un message de Serge Koffi, demandant « à tous les jeunes de descendre dans les rues pour exiger le départ des forces impartiales et libérer totalement notre pays ». Celui-ci revendique d'avoir « pris » la télévision. Après le journal de 13 heures, l'antenne de la RTI continue d'être occupée par les leaders des groupes se réclamant du président Laurent Gbagbo, qui lancent des mots d'ordre de mobilisation « pacifique » devant les « symboles de l'occupation » que sont le 43e Bima, l'ambassade de France, la RTI, l'hôtel Sébroko, siège de l'ONUCI. Face à la caméra, les messages sont quasiment identiques. Il s'agit de « descendre dans la rue » pour « forcer l'ONUCI et la Licorne à partir ». Se succèdent ainsi à l'antenne Damanan Pickass, ancien président de la jeunesse du Front populaire ivoirien (FPI, parti présidentiel), Eugène Djué, président de l'Union des patriotes pour la libération totale de la Côte d'Ivoire (UPLTCI), Geneviève Bro Grébé, présidente des Femmes patriotes, Alfred M'Bra N'Goran, secrétaire général du Collectif des partis politiques de la mouvance présidentielle. Des déclarations du Mouvement des forces de l'avenir (MFA), du Parti ivoirien des travailleurs (PIT) et de l'Union pour la démocratie et la paix en Côte d'Ivoire (UDPCI) sont également lues.
A Daloa, une ville du centre du pays, la station communautaire Radio Tchrato-Daloa est prise d'assaut par des « Jeunes patriotes » locaux. La direction avait refusé de diffuser sur son antenne un appel des manifestants à attaquer la base locale de l'ONU. Ces derniers saccagent les locaux et détruisent les équipements.
Les journalistes d'Abidjan qui n'appartiennent pas à la presse favorable au camp présidentiel se font discrets. Les locaux habituels des journaux d'opposition sont désertés. De nombreux cadres de la RTI ne se rendent plus sur leur lieu de travail. En fin de journée, Reporters sans frontières publie un communiqué exprimant sa révolte devant « le retour des appels à l'insurrection diffusés sous la menace, sur l'antenne de la RTI, par des manifestants se réclamant du président Laurent Gbagbo ». L'organisation estime que « les sites de la RTI et de RCI doivent être sanctuarisés ou, à défaut, leur diffusion doit être interrompue ».
Le journal de 20 heures présente de longues séquences d'appels à la « mobilisation », accompagnées de commentaires favorables.
19 janvier : terreur urbaine
Le lendemain, la presse pro-Gbagbo exulte. Sous la signature de Guillaume T. Gbato, un éditorial du quotidien privé Notre Voie, proche du FPI, déclare : « Honneur et gloire aux journalistes de la télévision ivoirienne qui ont choisi le camp de la patrie et de l'honneur. Gloire à ces vaillants fils de la Côte d'Ivoire qui ont montré aux Ivoiriens et à la face du monde que malgré l'amour de l'argent, des fils de ce pays sont prêts à se battre pour la dignité de la mère patrie. » L'article s'en prend nominalement au directeur général de la RTI, Kébé Yacouba, le qualifiant de « militant de la rébellion », d'« individu sans morale qui se plie en quatre devant un gamin comme (Guillaume) Soro », d'« incompétent indigne de gérer un instrument aussi important qu'un média de service public comme la télé ». Il affirme également qu'à « l'université d'Abidjan », le Premier ministre Charles Konan Banny est surnommé « Bandit ».
Aux barrages, des manifestants interrogent sans ménagement les journalistes, disant être à la recherche des équipes du Patriote, un quotidien privé proche du Rassemblement des républicains (RDR), le parti de l'ancien Premier ministre Alassane Ouattara, ou d'autres quotidiens réputés proches de l'opposition. Une équipe de journalistes du groupe Olympe, propriétaire des quotidiens L'Inter et Soir Info, informée qu'un assassinat a eu lieu dans une rue d'un quartier d'Abobo, à Abidjan, est dépêchée à proximité du commissariat du 15e arrondissement. Interpellés au barrage du « carrefour célibataire » par des « Jeunes patriotes » armés de machettes, de sabres, de couteaux et de gourdins, menés par un dénommé « Zokou », le journaliste de Soir Info Konan N'Bra, le photographe Abdoul Karim Koné et un prénommé Thomas, leur chauffeur, sont menacés de mort, passés à tabac et dépouillés de leur argent et leur matériel de reportage. La journaliste de L'Inter Eugénie Agoh est sciemment épargnée par les manifestants. Selon Konan N'Bra, des gendarmes et des soldats du Cecos qui se trouvaient à proximité ouvrent le feu pour les intimider, mais battent finalement en retraite. Les journalistes réussissent finalement à échapper à leurs agresseurs au bout de deux heures.
En fin de matinée, un message déroulant passe en boucle sur l'antenne de la RTI : « Patriotes ivoiriens et ivoiriennes, nous vous invitons à défendre votre télévision à Cocody, car c'est votre télévision. »
20 janvier : un dénouement provisoire
Tandis qu'à Abidjan, des négociations sont entamées pour rétablir l'ordre pacifiquement, le Conseil de sécurité de l'ONU se réunit à New York. Il adopte une déclaration soulignant notamment « que l'occupation des locaux de la Radiotélévision ivoirienne constitue une atteinte à la liberté et à l'impartialité de l'information, ainsi qu'une violation flagrante des principes du processus de réconciliation nationale, des résolutions antérieures du Conseil de sécurité et des accords de paix ». Le Conseil de sécurité « exige que le contrôle effectif de la RTI » soit rendu à sa direction légitime.
En fin de journée, le chef des « Jeunes patriotes », Charles Blé Goudé, lance un appel à ses partisans à cesser les manifestations. Dans la soirée, la ministre déléguée à la Communication, Martine Coffi Studer, se rend à la RTI pour faire diffuser un message du chef de gouvernement, enregistré à son domicile de Cocody-Deux Plateaux, demandant aux Ivoiriens de « reprendre le travail ». La ministre est accompagnée de Cissé Bakary Bacongo, assistant du directeur général adjoint, et Koné Lanciné, directeur de l'information de la chaîne. Ben Zahui, un journaliste de la RTI qui dit être le « président du comité de rédaction de crise », exige de visionner la cassette avant la diffusion. La ministre refuse et le ton monte. Selon le récit de Martine Coffi Studer, confirmé par plusieurs témoins, le journaliste l'a alors violemment frappée et bousculée. « Il m'a porté un coup au bras alors que je tentais de me protéger le visage, a-t-elle expliqué à l'Agence France-Presse (AFP). Il avait bien l'intention de me frapper et m'a bousculée. » Ben Zahui, interviewé par le quotidien privé L'Inter du 21 janvier, reconnaît « un échange très vif », mais dément l'avoir frappée. « Un homme normal ne peut pas gifler un ministre de la République et, qui plus est, une femme », explique-t-il. Une procédure disciplinaire a été engagée par la direction de la RTI à l'encontre du journaliste. Interrogé par Notre Voie le même jour, Ben Zahui estime qu'à la RTI, « désormais, c'est clair. Il y a ceux qui sont proches de la rébellion et il y a ceux qui défendent la République ». Il déclare également que « si Kébé Yacouba doit revenir à la RTI », les autorités doivent mettre en place « une direction collégiale ».
Le 20 janvier en fin de journée, la chaîne publique avait retrouvé ses programmes normaux. L'équipe de Kébé Yacouba a pu reprendre le travail et le siège des « Jeunes patriotes » a été levé. Le 23 janvier, toutefois, le FPI a « mis en garde » la direction la RTI contre « toute action de représailles envers les fonctionnaires restés à leur poste », prenant en particulier la défense de Ben Zahui, « coordonnateur de l'équipe de crise ».