Une campagne impossible pour les médias d'opposition

Le dimanche 25 octobre 2009, les Tunisiens sont appelés à se rendre aux urnes pour élire leur président de la République et renouveler l’Assemblée nationale. Le résultat de l’élection ne fait pas de doute. La seule question réside dans le pourcentage avec lequel Zine el-Abidine Ben Ali sera réélu.
Alors que le mensuel Afrique-Asie titre son hors-série du mois d’octobre 2009 « Tunisie, pourquoi ça marche », Reporters sans frontières, notamment son secrétaire général Jean-François Julliard, s’est rendue du 12 au 15 octobre 2009 à Tunis pour observer la manière dont les médias, particulièrement ceux d’opposition parviennent, ou non, à couvrir la campagne, et l’accès de certains partis d’opposition aux médias publics.
"Le pluralisme de l'information n'est toujours pas une réalité en Tunisie. C'est malheureusement particulièrement vrai en période de campagne électorale. Le président Ben Ali fait la Une des journaux qui ne tarissent pas d'éloges à son égard. Les colonnes des journaux d'Etat ou pro-gouvernementaux sont remplies de messages de félicitations et de soutien à l'adresse du candidat-président. Idem à la télévision et à la radio. Les opinions défavorables au chef de l'Etat sont largement absents des médias et les Tunisiens n'ont pas accès à une information équilibrée", a déclaré Jean-François Julliard, secrétaire général de Reporters sans frontières, à son retour d'une mission effectuée à Tunis.
"Nous condamnons également l'attitude des autorités tunisiennes qui empêchent les journalistes tunisiens indépendants de faire leur travail, ainsi que les envoyés spéciaux étrangers. La présence policière est permanente en cette période électorale. Les militants de l'opposition, les journalistes indépendants, les défenseurs des droits de l'homme, les avocats et les militants démocrates sont surveillés de près. Cette situation est inacceptable", a ajouté l'organisation.

Accès du candidat de l’opposition aux médias publics

La campagne électorale, d’une durée de 13 jours, s’est officiellement ouverte le dimanche 11 octobre, à la fois pour l’élection présidentielle et pour les législatives.
Pour la présidentielle, quatre candidatures ont été validées par le Conseil constitutionnel. Le président sortant Zine el-Abidine Ben Ali pour le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), Mohamed Bouchiha du Parti de l’unité populaire (PUP), Ahmed Inoubli de l’Union démocratique unioniste (UDU) et Ahmed Brahim pour Ettajdid (ancien parti communiste), qui se démarque des autres candidats en se défendant de faire de la figuration pour donner des gages de ‘démocratie’.
Pour la première fois en Tunisie, les quatre candidats en lice pour la présidence bénéficiaient d’une heure d’antenne afin de présenter leur programme, en direct à 20h30 sur la chaîne publique Tunis 7. Zine el-Abidine Ben Ali est bien entendu arrivé en première position dans l’ordre de passage, Ahmed Brahim pour Ettajdid en second. L’organisation du tirage au sort donnant l’ordre de passage a d’ailleurs valu son poste au ministre de la Communication, limogé sur-le-champ, pour ne pas avoir tiré la boule du chef de l’Etat de sa poche plus discrètement.
Deux jours après le lancement de la campagne par Zine el-Abidine Ben Ali, Ahmed Brahim devait faire son discours inaugural le 13 octobre à 20h30. A 17h30, le comité de campagne du candidat a reçu un appel informant le parti que l’allocution était diffusée au moment même à la radio, et qu’elle serait retransmise à la télévision à 18h20, soit deux heures plus tôt que prévu, et ce sans explication. Même si le discours de 38 minutes d’Ahmed Brahim a été diffusé dans son intégralité, un tel changement d’horaire constitue un manquement net au principe d’équité entre les différents candidats, les autres ayant vu leur horaire de diffusion maintenu.
Par ailleurs, les contraintes imposées aux candidats pour lire, à la virgule près, leur texte et la manière dont les techniciens de la chaîne Tunis 7 ont filmé M.Brahim, le candidat d’Ettajdid, à coups répétés de zooms avant et arrière, auraient eu raison du plus fervent supporter.

Difficultés pour les médias d’opposition

Tard dans la soirée du 10 octobre, veille de l’ouverture de la campagne, le ministère de l’Intérieur a confisqué le numéro 149 du journal du parti Ettajdid Al-Tariq Al-Jadid (La nouvelle voie) qui contenait le manifeste du parti pour la présidentielle, alors même que ces copies étaient encore à l’imprimerie. Le parti est accusé de ‘violation du code électoral’, bien qu’aucun exemplaire du journal n’ait été distribué.
Ces deux exemples illustrent parfaitement la manière dont les autorités tunisiennes utilisent tous les moyens à leur disposition pour museler l’opposition qui a décidé de participer aux élections. Hatem Chaabouni, chargé de l’information au sein du parti Ettajdid, a déclaré à Reporters sans frontières que « la campagne se passe plus dans les médias étrangers que dans les médias tunisiens, dans la mesure où la majorité d’entre eux appartient au régime, et les autres le soutiennent ». Dans le bulletin d’informations quotidien de la seule radio privée Mosaïque, les informations diffusées provenaient toutes de l’ATP, la très officielle agence tunisienne de presse. Même constat pour le quotidien arabophone Ash-Shourouq. Les quotidiens As-Sabah et Le Temps, propriétés du gendre du chef de l’Etat, Sakher Al-Materi, ne donnent pas la parole à l’opposition.
Hichem Skik, codirecteur d’Al-Tariq Al-Jadid, évoque la censure, par le Conseil supérieur de l’Information, du contenu même du programme des candidats. Ainsi dans le manifeste du parti Ettajdid, le Conseil a demandé que cinq points soient modifiés, leur contenu n’étant pas ‘correct’ selon les critères du ministère de l’Intérieur. Ce dernier a d’ailleurs bloqué la diffusion des affiches du parti, jugeant le nom ‘Alliance’ et le logo utilisés par le parti non conformes au regard du registre des partis légalement reconnus par l’Etat. Reporters sans frontières a pu constater que, en raison de ces désaccords, les encarts réservés au parti étaient pour la plupart restés vierges dans la capitale, et que dans d’autres villes, les affiches avaient été arrachées.

La presse publique regorge d’éloges à l’égard de Zine el-Abidine Ben Ali

L’annonce, le 15 octobre, dans le quotidien La Presse, du soutien de l’Association tunisienne des directeurs de journaux (Atdj) à la candidature de Zine el-Abidine Ben Ali constitue une rupture inquiétante de la neutralité de la presse à l’égard des candidats en lice. L’Atdj « se félicite de l’attention présidentielle continue au secteur de l’information », « dans l’objectif d’en améliorer le contenu et de renforcer sa contribution à l’approfondissement de l’expérience démocratique pluraliste en Tunisie » (p.5 de La Presse). La Presse, en page 4 de son édition du 13 octobre, insiste sur l’ « adhésion des organisations nationales au programme électoral du chef de l’Etat », soulignant la « pertinence de la vision et la justesse de la démarche contenues dans le discours-référence » du 12 octobre. La page 8 de cette même édition est consacrée aux commentaires élogieux concernant le discours du candidat-président Ben Ali, qui fait campagne sur le thème ‘Ensemble, relevons les défis’. Le quotidien francophone n’a pas consacré d’espace équivalent aux discours des autres candidats qui n’ont bénéficié, au mieux, que d’un quart de page.
Le Temps, dans son édition du 13 octobre annonçant l’ouverture de la campagne électorale, n’a fait aucune mention des partis d’opposition, alors que les activités de candidat-président ont fait l’objet d’une double page (p.4 et 5). Même chose dans son édition du 14 octobre, où un peu plus d’une page (p.4 et 5) est consacrée à la campagne de Ben Ali. L’édition du 14 octobre de La Presse met en avant le soutien des ‘résistants et militants’ avec ce « programme électoral présidentiel (qui) jette les fondements d’un avenir porteur et plus radieux » (p.4). Elle reprend le concept selon lequel cette réélection serait une « nouvelle étape historique sur la voie de la démocratie et du pluralisme », n’hésitant pas à qualifier Ben Ali de « sauveur » (p.5). Le journal mentionne également le soutien d’une délégation de 17 ambassadeurs arabes à l’Observatoire national des élections (p.5) En page 7, un quart de page est consacré aux partis d’opposition, mais Ettajdid n’est même pas mentionné. Même constat dans l’édition du 15 octobre.

La Toile toujours prise pour cible

Reporters sans frontières a pu constater que la campagne électorale n’a rien changé à la censure de la Toile tunisienne par la cyberpolice. Plusieurs sites d’informations et d’opposition ne peuvent pas être consultés depuis la Tunisie. Plusieurs opposants ne peuvent plus avoir accès à leurs boîtes de courriers électroniques, les mots de passe des messageries ou les adresses IP des ordinateurs ayant été modifiés. Les pages Facebook sont scrutées à la loupe, et la moindre critique à l’encontre du parti au pouvoir entraîne son blocage.
L’organisation rappelle que de nombreux journalistes et blogueurs, tels que Slim Boukhdhir et Mokhtar Yahyaoui, sont privés de leur droit à un passeport ; que Lotfi Hajji, correspondant d’Al-Jazeera en Tunisie, n’a toujours obtenu d’accréditation officielle malgré ses demandes répétées au cours des cinq dernières années ; que Sihem Ben Sedrine est toujours sous le coup d’une procédure judiciaire pour ‘utilisation de fréquence sans autorisation’ pour avoir lancé sa radio Kalima. Elle risque jusqu’à cinq ans de prison ferme.
La Tunisie figure à la 154e place dans le classement de la liberté de la presse établi par l’organisation pour l’année 2009.

Chronologie du harcèlement des médias et des journalistes au cours des dernières semaines :
- 15 août 2009 : les autorités prennent le contrôle du Syndicat des journalistes, en mettant à sa tête Jamal Karmawi, le conseiller du secrétaire général du Rassemblement constitutionnel démocratique, parti au pouvoir (lire http://www.rsf.org/Prise-de-controle-du-syndicat-des.html). L’ancien secrétaire général, Neji Bghouri, n’a pas pu déposer plainte pour faire annuler cette élection frauduleuse. Il s’est vu interdire l’accès aux locaux du syndicat des journalistes, le 9 septembre.
- 28 septembre : trois journalistes Slim Boukhdhir, Mahmoud Al-Zouadi et Mohamed Maali, se sont vus interdire l’accès à l’aéroport de Tunis-Carthage, alors qu’ils venaient accueillir une confrère Naziha Rajiba, directrice de rédaction du journal Kalima et secrétaire générale de l’Observatoire tunisien pour la liberté de la presse.
- 29 septembre : Hamma Hammami, ancien directeur du journal Alternatives, interdit par les autorités, et porte-parole du Parti communiste des ouvriers tunisiens, est physiquement agressé à son arrivée à l’aéroport après avoir fait des déclarations sur Al-Jazeera et France 24, dans lesquelles il a qualifié les élections de ‘farce’ (lire : http://www.rsf.org/Quand-la-police-a-recours-a-la.html). Hamma Hammami a voulu porter plainte contre Zine el-Abidine Ben Ali pour coups et blessures, mais le procureur de la République a refusé de le recevoir.
- 1er octobre : les autorités interdisent la distribution de « La régente de Carthage » des journalistes français Nicolas Beau et Catherine Graciet, après avoir perdu un procès intenté auprès du tribunal de Paris demandant l’interdiction du livre. « Le jour où j’ai réalisé que la Tunisie n’est plus un pays de liberté », de M. Bouebdelli est également censuré.
- 5 octobre : Moaz Al-Bey, correspondant de Radio Kalima et du journal Al-Maouqif à Sfax (270 km au sud de Tunis), est agressé par des policiers en civil. Son matériel journalistique a été détruit ou confisqué.
- 10 octobre : Hamma Hammami est interdit de sortir de Tunisie pour assister à une conférence à Sciences Po Paris sur la Tunisie.
- 10 octobre (soirée) : la police confisque, à l’imprimerie, le numéro 149 du journal Al-Tariq Al-Jadid (La nouvelle voie), pour ‘violation du code électoral’. Le journal distribué par le parti Ettajdid, qui présente un candidat aux élections (Ahmed Brahim), devait être distribué à compter du 11 octobre, date de l’ouverture de la campagne électorale.
- 11 octobre : expulsion de la journaliste italienne Manuela Gumucio, responsable de l’Observatorio de Medios, venue faire une formation dans le cadre du projet de monitoring des médias organisé par Sihem Ben Sedrine.
- 14 octobre : M. Bouebdelli est la cible de menaces de mort sur le site d’informations www.bilmakchouf.org , proche du régime.
- 15 octobre : Zouheir Makhlouf, le correspondant du site Al-Sabil online, a été arrêté alors qu’il effectuait un reportage sur les conditions de vie des habitants de la zone industrielle de Nabeul (63 km au sud-est de Tunis). Il est officiellement accusé de ‘harcèlement’ pour avoir publié des informations sur Facebook. Il a par la suite été transféré dans un centre pénitentiaire à 20 km au nord de Tunis. Son procès se tiendra le 3 novembre prochain. Il a entamé une grève de la faim le 21 octobre.
- 20 octobre : Radhia Nasroui, avocate, a été interdite de quitter le territoire tunisien, officiellement parce que des poursuites avaient été engagées contre elle. Officieusement, cela fait suite aux déclarations de l’avocate sur la chaîne Al-Hiwar Ettounsi et de son mari sur Al-Jazzera et France 24.
- 20 octobre : Florence Beaugé, journaliste au quotidien français Le Monde, s’est vue interdire l’accès au territoire tunisien pour avoir « toujours fait preuve d’une malveillance patente à l’égard de la Tunisie et de partis pris systématiquement hostiles », d’après une source officielle contactée par l’AFP.
- 22 octobre : le journaliste Taoufik Ben Brik est harcelé du fait de ses articles pour le Nouvel Observateur et le site Médiapart.
- 22 octobre : des journalistes et des opposants solidaires avec Zouheir Makhlouf ont été empêchés de rencontrer sa femme à leur domicile.
- 22 octobre : les forces de police prennent d’assaut les locaux de la station de radio à Tunis, qui émet sur Internet Radio 6, où des journalistes étaient rassemblés depuis le 17 octobre pour dénoncer le monopole de l’Etat sur les médias et l’absence de liberté d’expression à la veille des élections.
Publié le
Updated on 20.01.2016