Turquie : Non, au double standard dans le combat contre l'impunité des crimes commis contre les journalistes
Le procès du meurtre du journaliste turc Güngör Arslan, exécuté dans son bureau se tiendra ce lundi 9 janvier à Kocaeli, dans le nord-ouest du pays. Reporters sans frontières (RSF) qui assistera à l’audience se félicite des avancées rapides dans cette affaire, à l’image de précédents cas de journalistes locaux assassinés, et exhorte les autorités à autant de diligence dans d’autres affaires de meurtres de journalistes emblématiques, toujours non réglées.
Le procès des 14 accusés du meurtre du propriétaire du site d’information Kocaeli Ses (“La Voix de Kocaeli”) Güngör Arslan assassiné le 19 février 2022 pour avoir dénoncé la corruption a été rapidement mené. Dès la troisième audience, fin novembre 2021, le procureur de la Cour d’assises de Kocaeli réclamait la réclusion à perpétuité pour trois accusés, le tireur Ramazan Özkan, le présumé commanditaire Ersin Kurt et un intermédiaire, Burhan Polat. Pour le procureur, nul doute que le journaliste a été visé en raison de ses articles mettant en cause l’avocat Ersin Kurt pour corruption. Le 9 janvier, la Cour rendra son verdict après les plaidoiries des avocats. Le procès aura duré moins d’un an.
Autre illustration de l’efficacité des procédures accélérées dans les affaires locales et non politiques : la condamnation rapide de l’homme qui a froidement assassiné le 9 mars 2021 le présentateur radio des émissions religieuses de Rahmet FM, Hazım Özsu. Après un an de procédure, le 28 mars 2022, la 3e chambre de la Cour d’assises de Bursa a condamné Halil Nalçaci à la prison à vie pour “homicide volontaire”. Ce dernier s’en était pris au journaliste parce qu’il “n’en pouvait plus de ses commentaires radio”.
Le cas le plus ancien de journaliste local assassiné, celui de Cihan Hayirsevener, directeur de l’information de la chaîne de télévision locale Marmara TV et rédacteur en chef du quotidien Güney Maramara Yasam, abattu en décembre 2009 de trois balles dans la rue à Bandirma, (ouest) a aussi montré que justice pouvait être rendue. L'auteur du meurtre a été condamné à la réclusion à perpétuité, le commanditaire à la prison à vie (commuée à 17 ans de prison) et un troisième accusé de complicité à 12 ans de prison.
"Dans des affaires locales, la justice turque n’hésite pas à condamner les agresseurs et les commanditaires. De cela, nous ne pouvons que nous en féliciter. Ce qui est regrettable c’est de constater l’existence d’un double standard : l’impunité reste la règle lorsqu’il s’agit de meurtres de journalistes emblématiques et dans lesquels l'État ou les forces de l’ordre sont mis en cause. Il est douloureux de rappeler que la justice turque a jugé de manière très discutable la mort de Hrant Dink, a définitivement enterré le dossier de Musa Anter ou a mis 30 ans à lancer une procédure contre le meurtrier d’Ugur Mumcu. Les autorités turques, en remettant le dossier judiciaire à l’Arabie saoudite, ont aussi fini par renoncer à poursuivre les meurtriers de l’éditorialiste saoudien Jamal Khashoggi, tué et démembré dans les locaux du consulat saoudien à Istanbul.
La célérité de la justice est en effet tout autre pour les affaires impliquant la responsabilité de l'État ou des forces de l’ordre. Ainsi, après 30 ans de tergiversations, un tribunal d’Ankara s’est enfin décidé à lancer une procédure à l’encontre d’Oguz Demir pour avoir déposé en janvier 1993 une bombe sous la voiture du journaliste d’investigation du quotidien Cumhuriyet, Ugur Mumcu.
De même, après en avoir fait un symbole dans le cadre des négociations de paix avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), le pouvoir turc a définitivement enterré le dossier du meurtre de l’intellectuel kurde et éditorialiste au journal Özgür Gündem Musa Anter, assassiné par balles par des agents de l’État à Diyarbakir, en septembre 1992. Estimant que le délai de prescription de 30 ans était écoulé, la cour d’assises d’Ankara a mis fin à la procédure judiciaire, laissant ce crime impuni.
Dans le cas du meurtre du journaliste et intellectuel turco-arménien, Hrant Dink, il aura fallu attendre 14 ans pour que justice soit rendue. Le 26 mars 2021, la cour d’assises d’Istanbul a fini par condamner 27 membres des forces de l’ordre et agents de l'État pour leur implication dans l’assassinat du directeur de l’hebdomadaire turco-arménien Agos, en plein cœur d’Istanbul, devant les bureaux de son magazine. RSF avait déploré que “certains des responsables de cet assassinat, notamment les commanditaires, ne soient pas poursuivis” et que “le procès ait été l’occasion d’une vengeance politique contre d’anciens cadres proches du prédicateur musulman Fethullah Gülen.
La Turquie occupe le 149e rang sur 180 pays au Classement mondial de la liberté de la presse établi par RSF en 2022.