Turquie : l’étau se resserre autour des plateformes numériques
Le gouvernement turc a soumis une proposition de loi pour renforcer son contrôle sur les médias sociaux dans le but de faire taire les contestations montantes. RSF dénonce cette tentative de nationaliser la Toile, seul refuge pour les journalistes critiques.
Le président turc Recep Tayyip Erdogan, affaibli par des vagues de critiques provenant des réseaux sociaux en période de coronavirus, renforce leur encadrement dans un pays qui compte plus de 37 millions d’abonnés sur Facebook et 16 millions sur Twitter. A sa demande, le Parti de la justice et du développement (AKP), dont il est le président, a soumis le 21 juillet au Parlement un amendement de la loi sur les délits via l’Internet, déjà massivement instrumentalisée contre les médias en ligne depuis sa mise en vigueur en 2007 à travers l’utilisation abusive du motif d’insulte ou d’atteinte à la sécurité nationale.
Le gouvernement entend désormais contraindre les réseaux sociaux à se plier aux demandes et décisions des tribunaux turcs, à ouvrir un bureau de représentation en Turquie et transmettre aux internautes en question les notifications provenant des autorités turques. Au vu de la pression exercée par le président, la proposition pourrait être votée au Parlement turc cette semaine, avant le début des vacances parlementaires. Cet amendement de 11 articles succède à celui qui soumettait les médias numériques au contrôle du Conseil supérieur de l’audiovisuel (RTÜK) à partir du 2 septembre 2019.
Sanctions graduelles
Le 21 juillet, la vice-présidente de l’AKP, Özlem Zengin, a annoncé que l’objectif du gouvernement était de créer un interlocuteur au sein des réseaux sociaux enregistrant plus d’un million de connexions par jour pour régler les problèmes liés à des cas de violation de la vie privée, d’insulte ou d’intimidation. Rappelant que cette quête d’encadrement est également poursuivie en France, en Allemagne et aux États-Unis, et qu’il ne s’agit pas de fermer ces plateformes, elle précise qu’en cas de refus de nomination d’un représentant local, des sanctions graduelles seront mises en œuvre : d’abord une amende administrative de dix millions de lires turques, ou YTL (soit 1 300 000 €), puis 30 millions de YTL (soit 3 900 000 €), puis une interdiction de diffuser de la publicité et d’en tirer des revenus et, en dernier ressort, un rétrécissement de sa bande passante. Les fournisseurs d’accès internet auront quatre heures pour appliquer cette dernière sanction. Les autorités turques demandent également à ces plateformes d’établir un mécanisme afin de répondre dans les 48 heures aux plaintes relatives à la “violation des droits personnels” ou l’application des demandes de suppression de contenu de la justice. Les contenus incriminés doivent être retirés ou les sites rendus inaccessibles dans un délai de 4 heures.
Les fournisseurs de location qui n'accomplissent pas leur responsabilité de notifier les demandes des autorités turques aux personnes concernées seront passible d’une amende administrative allant d’un millions de YTL (soit 130.000 €) à 10 millions de YTL (1.300.000 €).
“Il est déplorable que le président Erdogan n’ait trouvé comme unique solution à sa fragilisation politique que celle qui consiste à nationaliser la gestion des plateformes numériques internationales afin de faire taire les vives critiques sur la Toile, seul refuge pour les journalistes critiques, réagit Erol Onderoglu, le représentant de RSF en Turquie. Soumettre ces plateformes au contrôle d’une justice à la botte du président, c’est fermer cette lucarne par laquelle de nombreux journalistes en ligne peuvent tant bien que mal respirer. Il est évident qu’un tel contrôle a pour but de réduire au silence la contestation politique grandissante et exercera un impact sur la circulation de l’information critique et indépendante, primordiale dans une société polarisée.”
Riposte contre Twitter ?
Le président ne trouvait rien à redire lorsque l’armée de trolls contrôlée par son parti procédait à des campagnes d’intimidation et de désinformation à l’encontre des voies critiques, parmi lesquels des journalistes de divers bords politiques. En juin dernier, Twitter a fermé 7 340 comptes contrôlés par des trolls au service de l’AKP. Ceux-ci avaient procédé à 37 millions de partages, dont 1,7 million (tweets, retweets, etc.) avec le président Erdogan.
En avril dernier, le gouvernement turc avait déjà tenté d’introduire, dans la série de réformes permettant la libération d’une centaine de milliers de détenus en période de coronavirus, un amendement supposé réglementer les plateformes “susceptible de porter atteinte à la vie privée”, ce qui mettait fin au droit à l’anonymat sur la Toile. Retiré à la dernière minute, cet amendement refait surface aujourd’hui à la suite de partages irresponsables de données sur Twitter défavorables au gendre d’Erdogan, le ministre des Finances Berat Albayrak après qu’il a annoncé la naissance de son quatrième enfant avec Esra Albayrak, la fille du président. Les services d’Erdogan ont bloqué les commentaires sur son compte au moment même où des milliers de jeunes désapprouvaient ses propos. Le hashtag #OyMoyYok (On ne votera pas pour vous) arrivait en tête de liste des tendances sur Twitter.
“Vous comprenez maintenant pourquoi nous nous opposons à ces réseaux sociaux ? Cette nation et ce pays ne méritent pas ce traitement. C’est pourquoi nous souhaitons traiter le plus rapidement possible cette affaire au sein du Parlement et supprimer toutes ces plateformes”, justifiait le président Erdogan le 1er juillet dernier.
Une guerre contre l’information indépendante
Le gouvernement exerce par ailleurs un contrôle direct sur de nombreux juges, qui censurent des dizaines d’articles publiés sur Internet sans fournir de motif. A la mi-février, l’un d’entre eux a ainsi ordonné le blocage de 232 articles publiés par des journaux en ligne et des sites d’information, dont Cumhuriyet, Bianet, Diken, BirGün, Artı Gerçek, Gazete Duvar, T24, Odatv, Sputnik Türkiye, Evrensel, Halk TV, Tele1, Gerçek Gündem. Ils mentionnaient l’achat par le ministre des Finances d’un terrain en Thrace orientale (nord-ouest du pays) sur lequel le gouvernement projette de creuser un canal reliant la mer Noire à la mer de Marmara. Un rapport du site d’information Bianet, partenaire de RSF en Turquie, révèle une “guerre du pouvoir turc contre l’information indépendante sur Internet”, en précisant que 586 articles onlines et neuf comptes de réseaux sociaux ont été rendus inaccessibles par la justice en 2019.
RSF révélait par ailleurs qu’au moins 2 950 articles et contenus journalistiques touchant des affaires de corruption politique, de clientélisme, d’exploitation ouvrière, d’exactions, etc. avaient été censurés en 2018. Un chiffre effarant, auquel il convient d’ajouter le nombre, inconnu, de blocages administratifs. Rappelons que le pays n’a pas hésité à censurer, d’avril 2017 au 15 janvier 2020, l’encyclopédie numérique Wikipédia, en raison de certains contenus accusant le pouvoir turc de complicité avec l’Etat islamique.
La Turquie occupe le 154e rang sur 180 pays au Classement mondial de la liberté de la presse 2020 établi par RSF.