Trois mois après l’assassinat du journaliste pakistanais Arshad Sharif, RSF demande que toute la lumière soit faite sur les circonstances de sa mort

Malgré la formation d’une nouvelle équipe d’enquêteurs, le meurtre du présentateur de la chaîne de télévision ARY News au Kénya en octobre dernier reste entouré de nombreuses zones d’ombres. Ayant retracé le parcours du journaliste pendant ses derniers mois, Reporters sans frontières (RSF) appelle le groupe d’investigation à n’écarter aucune piste pour lever le voile sur son exécution et propose des recommandations pour la conduite de l’enquête.

Le 23 octobre dernier, une balle tirée à bout portant atteignait le reporter en pleine tête dans une voiture près de Nairobi, tandis qu’une autre traversait sa poitrine. Le rapport d’autopsie, rendu public le 4 novembre dernier, contredit la version des autorités kényanes et sème le trouble quant au réel déroulé des événements.

“Trois mois après l’assassinat sauvage d’Arshad Sharif, le mystère qui entoure les conditions de sa mort est plus impénétrable que jamais. Après avoir pu retracer son parcours durant les trois mois précédant ce drame, nous demandons aux enquêteurs de ne laisser aucune piste inexplorée concernant les mobiles du meurtre, et de mieux se coordonner avec les autorités émiraties et kényanes, impliquées au premier plan. Il en va de la fiabilité des résultats des investigations et, partant, de la crédibilité des institutions civiles du Pakistan. 

Daniel Bastard
Responsable du bureau Asie-Pacifique de RSF

En s’appuyant sur des documents officiels et le témoignage de ses proches, RSF a pu retracer le parcours d’Arshad Sharif durant les trois mois ayant précédé son assassinat. Le journaliste a quitté le Pakistan le 10 août, depuis l’aéroport de Peshawar, pour atterrir à Dubaï, aux Émirats arabes unis.

D’août à octobre : itinéraire d’un journaliste pourchassé

Ce départ a fait suite à des menaces de mort qu’il a reçues, concomitantes avec le dépôt d’une dizaine de plaintes à son endroit, dans la foulée de la chute du gouvernement d’Imran Khan, en avril 2022. Dès le mois de juillet, RSF s’inquiétait de ces pressions émanant de structures proches de l’institution militaire dénonçant, notamment, des poursuites judiciaires lancées contre le journaliste pour “propagation de haine contre l’armée et l’État”. 

Une fois à Dubaï, le mystère s’épaissit. Au bout de quelques jours, alors qu’il aurait dû bénéficier d’un visa de séjour, celui-ci lui a été refusé par les autorités émiraties, “pour des raisons de sécurité”. Selon des documents vérifiés par RSF, un fonctionnaire dubaïote a rendu visite au journaliste à son hôtel, pour le prévenir qu’il avait 48 heures pour quitter le territoire sans quoi il serait expulsé vers le Pakistan.

Après avoir envisagé de s’envoler pour l'Azerbaïdjan, Arshad Sharif considère rapidement l’option kényane - le Kenya étant l’un des rares pays du monde où un ressortissant pakistanais peut se rendre en s’acquittant d’un visa à l’arrivée. Le journaliste atterrit à Nairobi le 20 août. Il va y passer deux mois caché, n’osant pas révéler son pays de résidence à son épouse ni à sa mère, par peur d’y être débusqué. Peine perdue : le 23 octobre au soir, il est abattu de neuf balles.

Diverses commissions d’enquête pour un “assassinat ciblé et planifié” 

Juste après ce meurtre, le gouvernement pakistanais a mis en place une commission d’enquête rapidement critiquée, notamment par RSF, pour son manque d’indépendance, en particulier par rapport à l’institution militaire. Pour autant, ses conclusions établissent clairement qu’il s’est agit d’un “assassinat ciblé et planifié” dénonçant au passage le travail de la police kényane, qui avait d’abord avancé la version d’une bavure policière. De nombreuses zones d’ombre restent également à éclaircir.

En décembre, après s'être auto-saisi de l’affaire, le premier président de la Cour suprême du Pakistan, le juge Umar Ata Bandial, a formé une commission de cinq juges chargés de se prononcer sur les tenants et les aboutissants de l’affaire. 

En réponse, les autorités fédérales ont formé une nouvelle équipe d’enquêteurs, baptisée Joint Investigation Team (JIT). Mais, là encore, sa composition pose la question des garanties d’indépendance de ses cinq membres : sous la direction du vice-inspecteur général de la police d'Islamabad, elle regroupe des représentants de l’Inter-Services Intelligence (ISI), la principale branche des services secrets ; de la Military Intelligence (MI), le contre-espionnage militaire ; de la Federal Investigation Agency (FIA), qui dépend du ministère de l’Intérieur ; et de l’Intelligence Bureau (IB), la principale agence de contre-espionnage civile. 

Afin de s’assurer de la parfaite indépendance de l’enquête, et de ne laisser aucune piste inexplorée, RSF, forte de ses propres découvertes, propose une série de recommandations à la JIT :

  1. Une partie des recherches menées par la JIT doit se concentrer sur les mobiles possibles du meurtre d’Arshad Sharif, question jusque-là négligée. Une analyse des émissions présentées par le journaliste et des enquêtes qu’il menait avant son départ du Pakistan permettra aux enquêteurs d’identifier des suspects potentiels. Selon le calendrier reconstitué par RSF, l’organisation attire plus particulièrement l’attention des enquêteurs sur l’émission “Woh Kon Tha”, diffusée sur ARY News le 31 mai 2022 - à la suite de laquelle les premières menaces de mort ont été reçues par le journaliste.  Les enquêteurs doivent garder à l'esprit la portée de ce meurtre pour la liberté d'expression.
  2. Les gouvernements du Pakistan, des Émirats arabes unis et du Kenya doivent parvenir à un mémorandum d’accord de coopération pour que les enquêteurs aient toute latitude afin de retracer l’emploi du temps d’Arshad Sharif, d’identifier ses interlocuteurs et d’évaluer les pressions qu’il a rencontrées dans les semaines précédant son assassinat. 
     
  3. La JIT doit entendre l'ancien Premier ministre Imran Khan sur son rôle dans cette affaire. Plus particulièrement, des précisions sont nécessaires sur ses déclarations selon lesquelles il a conseillé à Arshad Sharif de quitter le Pakistan à la suite de menaces de mort qu’il a reçues.
     
  4. La JIT doit également entendre le président de la chaîne Ary News, Salman Iqbal, l’ancien employeur d’Arshad Sharif, afin de comprendre quels éléments d’information étaient en sa possession et ce qui a été entrepris ou non pour protéger le journaliste après qu’il fut la cible de poursuites judiciaires et de menaces de mort.
     
  5. En écho à une déclaration faite le 5 janvier dernier par l’un des juges de la commission mise en place par la Cour suprême, RSF soutient l’idée d’une contribution des Nations unies, dont l’expérience en termes de coopération internationale pourra soutenir le travail de la JIT.

 

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