Scandale des prétendus « homosexuels de la République » : la faillite d'un système liberticide
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Qu'est-ce qu'un média de la haine ? Au Rwanda, ce furent l'hebdomadaire raciste Kangura et la sinistre Radiotélévision libre des mille collines (RTLM). Jusqu'en 1994, dans ses colonnes et sur ses ondes, des extrémistes paranoïaques hutus ont préparé les esprits au massacre général des « inyenzi », les « cafards » tutsis. En Côte d'Ivoire, ce sont les hurlements répétés, en lettres majuscules, de journaux obéissant docilement à des hommes politiques ambitieux et violents. Dans l'ex-Yougoslavie, ce furent les voix des belligérants serbes, croates ou bosniaques qui galvanisaient leurs assassins respectifs. Au Moyen-Orient, ce sont ces journaux ou ces télévisions pour lesquels rien, sinon une guerre cruelle et totale, n'est souhaitable pour régler le conflit entre Israéliens et Palestiniens.
Au Cameroun aujourd'hui, des directeurs de journaux ont depuis quelques semaines fait leur fonds de commerce de l'outrance, de la dénonciation et de la stigmatisation. Reporters sans frontières est inquiète parce que cette dénonciation publique et ces attaques personnelles ont un parfum de haine. Nous sommes préoccupés parce que des procès s'annoncent et qu'ils risquent de blesser une profession déjà bien mise à mal.
Agrémentant leurs pages de textes allusifs, citant d'obscures « sources bien informées » et de nébuleuses « indiscrétions », ces journaux ont publié « la liste complète des homosexuels de la République », personnalité par personnalité. Ils font œuvre de salubrité publique, disent-ils, puisque l'homosexualité est un crime au Cameroun. En tant qu'organisation de défense de la liberté de la presse, Reporters sans frontières s'abstiendra de détailler tout le mal qu'elle pense d'une loi sur l'homosexualité telle que celle qui prévaut au Cameroun. Ce n'est pas son mandat. En revanche, nous pouvons dire tout le mal que nous pensons d'une telle pratique du journalisme, qui s'apparente au lâcher de tracts anonymes ou au règlement de comptes, mais sûrement pas à l'indispensable liberté de critiquer dont doivent bénéficier les médias dans les sociétés démocratiques.
Mais cette sordide affaire dans laquelle est empêtré le Cameroun doit servir à quelque chose. Pour rendre justice aux journalistes responsables et assainir un paysage médiatique où l'on trouve littéralement de tout, il n'y a pas d'alternative : la loi sur la presse doit être réformée et un organe indépendant de régulation des médias doit être mis en place.
Même face à des comportements scandaleux, la suppression des peines de prison pour les délits de presse reste indispensable pour bâtir une démocratie digne de ce nom. Cette affirmation n'est pas un paradoxe. La faillite dévoilée par l'affaire des prétendus « homosexuels de la République » révèle la faillite du système actuel. D'abord, il existe un éventail de sanctions qui peuvent réparer réellement le préjudice éventuellement porté par la presse. Ainsi, les amendes, les publications judiciaires, les droits de réponse, les errata sont justes parce qu'ils s'inscrivent dans le même cadre, interpellent le même public et parlent de la même voix que les auteurs du délit. Contraindre un journal à avouer publiquement qu'il a commis une erreur est une réparation satisfaisante, mais jeter un homme en prison ne rend en aucun cas justice à une personne calomniée. Au contraire. Condamnés à la prison, il arrive que des mercenaires du journalisme purgent leur peine et ressortent auréolés de la gloire des martyrs de la liberté. Enfin, débarrassées de la dureté manifestée par les uns et de la souffrance infligée par l'enfermement des autres, les relations entre les puissants et les journalistes ne sont plus empreintes de cet esprit de revanche qui handicape tant de démocraties émergentes. Comme souvent dans le mouvement des réformes démocratiques, les avocats ont un rôle déterminant à jouer aujourd'hui au Cameroun. Ainsi, dans l'affaire des prétendus « homosexuels de la République », s'ils veulent nous aider à convaincre le gouvernement, les députés et les procureurs camerounais du bien-fondé de nos arguments, la défense des plaignants devrait faire preuve d'inventivité et ne plaider systématiquement que pour des peines justes et adaptées.
Dans tous les cas, le recours à la justice ne devrait être qu'une ultime option, lorsque les voies professionnelles ont été épuisées. Il faut qu'enfin, un conseil d'autorégulation des médias, à la fois représentatif de la profession et indépendant des leviers du pouvoir, soit mis en place. Le gouvernement ne peut pas appeler la presse à la responsabilité tout en lui déniant tout pouvoir de l'exercer. En se dotant d'un conseil issu de ses rangs, la presse s'obligerait à respecter les lois et les chartes qu'elle a instituées. Le journalisme ne fait pas exception à de nombreuses professions. Bien plus que la punition prononcée par un tribunal, la sanction par les pairs est réellement infâmante. Et puis enfin, les tribunaux camerounais ne seraient plus encombrés par des affaires à haute teneur politique.
Reporters sans frontières dénonce depuis plus de dix ans les « criminels de la parole publique », médias de la haine, faux journalistes ou racketteurs professionnels. Notre organisation refuse et refusera toujours de défendre ceux qui utilisent les médias pour inciter à la violence ou pour attaquer nominalement des personnes. Car eux aussi, comme certains présidents, ministres, seigneurs de la guerre, miliciens, hommes d'affaires ou policiers, violent la liberté de la presse. Mais face à la situation actuelle, nous exhortons le président Paul Biya à nous entendre enfin. Après cette affaire absurde et dangereuse, la presse camerounaise doit avoir le droit de se prendre en main, pour le bien de tous, gouvernement et journalistes, mais surtout des citoyens.
Robert Ménard, secrétaire général
Publié le
Updated on
20.01.2016