Russie : le sort d’Evan Gershkovich révèle la position fragile des correspondants étrangers

Sous pression constante, de plus en plus contraints à l’autocensure, les journalistes étrangers permanents en Russie éprouvent aussi des difficultés accrues d’accès aux sources. Reporters sans frontières (RSF) a recueilli les témoignages de correspondants confrontés à la machine répressive russe.

Quitter la Russie ou rester sur le terrain pour continuer à informer, malgré les risques ? C’est la question que se pose très régulièrement la plupart des correspondants étrangers encore présents à Moscou. “On se sent assez fragile”, résume l’un d’eux, Louis*, sous couvert d’anonymat. A un niveau déjà élevé depuis l’invasion russe de l’Ukraine le 24 février 2022, le stress et l’incertitude quant à leur sort se sont encore accrus depuis l’arrestation de leur confrère américain Evan Gershkovich, le 29 mars 2023.

Plus de 300 correspondants et anciens correspondants de 22 pays en Russie ont cosigné le 24 avril une lettre au ministre des Affaires étrangères russe Sergueï Lavrov pour s’inquiéter du mépris du gouvernement envers les médias indépendants, rappeler que le journalisme n’est pas un crime et demander la libération du correspondant du Wall Street Journal, détenu pour “espionnage”

“Un verrou a sauté avec l’arrestation d’Evan Gershkovich. Jusqu’ici, les correspondants étrangers se sentaient relativement protégés, de manière tacite, par leur accréditation délivrée par le ministère des Affaires étrangères russe. Même s’ils ont expérimenté les limites de leur travail sur le terrain et redoublé de vigilance depuis février 2022, beaucoup étaient persuadés que le pire pouvant leur arriver était l’expulsion. RSF s’inquiète des conséquences sur la couverture de la réalité russe des pressions qu’ils subissent et appelle à la libération d’Evan Gershkovich.

Jeanne Cavelier
Responsable du Bureau Europe de l’Est et Asie centrale de RSF

Dès les premiers jours de l’invasion russe en Ukraine, les autorités se sont montrées très claires : l’amendement punissant de quinze ans de prison la diffusion d’informations “mensongères” ou “discréditant” les forces armées s’appliquerait aussi aux correspondants étrangers, de même que toutes les lois anti-médias adoptées à la suite. “C’est la première fois que l’application d’une loi répressive nous vise explicitement, explique Louis* à RSF. Auparavant, aucun correspondant ne se pliait aux exigences auxquelles étaient soumises les journalistes russes” - c’est-à-dire, par exemple, de préciser dans leurs articles “agent de l’étranger” ou “organisation indésirable” à côté des sources déclarées telles par le pouvoir russe. Les procureurs peuvent désormais, sur simple décision sans passer par le tribunal, annuler la licence d'un média - et de fait, expulser ses correspondants.

Dans les premiers temps, beaucoup de correspondants étrangers se sont imposés une forte autocensure, évitant de prononcer ou d’écrire le mot “guerre” qui pouvait les conduire en prison. Si, au fil des semaines, certains ont décidé de braver ces interdits, la plupart ont continué à éviter les sujets tabous, comme l’industrie de l’armement.

Chantage administratif 

Depuis mars 2022, les autorités multiplient aussi les barrières administratives. Drastiquement revue à la baisse, la durée des visas et des accréditations, délivrés ensembles, est passée d'un an à trois mois. Ces démarches particulièrement chronophages pèsent sur le travail et la vie quotidienne des journalistes étrangers, d’autant que leur issue est souvent incertaine. “Cela crée une situation très précaire et stressante, raconte Paul Gogo, correspondant en Russie pour le quotidien français Ouest-France. Il m’est arrivé de recevoir mon visa seulement 48 heures avant l’expiration du précédent.”

Ce chantage est d’autant plus menaçant qu’il est parfois mis à exécution. Des correspondants ont dû quitter le pays faute de nouvelle accréditation. Les méthodes employées peuvent être encore plus brutales : alors qu’elle rentre à Moscou le 1er août 2022, la journaliste danoise Matilde Kimer est refoulée et déclarée “persona non grata” en Russie pour dix ans, sans aucune justification malgré ses demandes répétées. Elle a pourtant couvert la Russie et l’Ukraine pendant plus d’une décennie pour la télévision et la radio publique danoise DR.

“Depuis 2014, les correspondants étrangers qui osaient mettre en avant l’implication de soldats russes dans le Donbass ukrainien étaient surveillés de plus près, avec des contrôles plus fréquents, plus marqués, des interrogatoires, raconte la journaliste. Cette tension s’est encore accrue l’an dernier. En rentrant d’un reportage en Ukraine au début du conflit, on m’a interrogée très longuement à l’aéroport, me demandant ce que j’avais fait, qui j’avais interviewé et photographié, ce que mon pays pensait de la Russie.” Le scénario se répète en mai 2022, avec un autre interrogatoire de plusieurs heures à la douane, lors duquel son portable a été fouillé. Matilde Kimer pense avoir été mise sur écoute : “Une fois, la communication avec mon rédacteur en chef à Copenhague a été coupée et j’ai pu entendre tout notre appel rejoué depuis le début.”

Surveillance

Ces écoutes et ces intimidations peuvent se doubler de filatures quand les journalistes quittent Moscou et se rendent dans des zones sensibles, comme les régions proches de l’Ukraine ou celles peuplées des nombreuses minorités ethniques, particulièrement pourvoyeuses de soldats envoyés en Ukraine. Ostensiblement suivi par un agent du FSB, les services secrets russes, Paul Gogo a dû annuler son reportage sur les manifestations anti-guerre au Daghestan pour ne pas mettre en danger ses interlocuteurs. Face au risque croissant que représentent ces enquêtes en région, Louis* s’est quant à lui vu interdire par sa rédaction certains déplacements.

L’accès aux sources est devenu particulièrement complexe. Beaucoup de correspondants ont vu leurs contacts fuir le pays ou être jetés en prison. Dans une atmosphère de chasse aux espions et de paranoïa accrue, rares sont les personnes osant répondre aux journalistes étrangers. Elles peuvent être effrayées des représailles potentielles ou même dénoncer à la police les journalistes, comme l’a expérimenté Paul Gogo. Le FSB a interdit officiellement depuis le 1er décembre 2022 de donner des informations sur les activités militaires et militaro-techniques à “des sources étrangères”, sans définir précisément ces activités. Ainsi, “les femmes des soldats mobilisés, qui auparavant exprimaient volontiers leur colère, ont arrêté de nous répondre”, déplore Louis*. 

L’arrestation d’Evan Gershkovich à Ekaterinbourg a matérialisé certaines craintes pour les correspondants étrangers. En voyant leur confrère derrière les vitres blindées d’un tribunal à Moscou, où sont passés tant de journalistes russes, ils se trouvent confrontés à des questionnements difficiles. Alors que l’exercice de leur métier se transforme de jour en jour vers une mission impossible, ils sont nombreux à ne plus pouvoir écarter la perspective d’un départ, volontaire ou subi.

*Le prénom a été modifié.

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