Russie

Suite à la reprise en main des médias audiovisuels par le Kremlin au début de l'ère Poutine, Internet est devenu l'espace de discussion et d'échanges d'informations le plus libre du pays. Mais son indépendance est menacée par des arrestations et poursuites de blogueurs et des blocages de sites indépendants qualifiés d’« extrémistes ». Le Web est aussi devenu un champ d'action de premier plan pour la propagande du pouvoir et risque de devenir un outil de contrôle politique. L'accès au Web s'est beaucoup développé ces dernières années avec le soutien du gouvernement. Le projet de création d'une Silicon Valley russe a été lancé par le décret du 31 décembre 2009 du président Dmitri Medvedev. Ce plan révèle les ambitions technologiques du pays. Internet est régulé par le Service fédéral pour la supervision des communications, dont le directeur est nommé par le Premier ministre. Le gouvernement s'est donné dès le départ les moyens d'assurer la surveillance de la Toile. En 2000, tous les fournisseurs d'accès ont été contraints d'installer le logiciel « Sorm 2 », soit « Système rapide d'enquête » en russe. Il permet à la police et au FSB d'avoir accès à la navigation des usagers et au trafic d'e-mails. Le gouvernement a été autorisé par le législateur, en 2007, à intercepter les données du web sans autorisation judiciaire préalable. Des réseaux sociaux comme Vkontakte et la plateforme de blogs LiveJournal ont été rachetés par des oligarques proches du pouvoir. Des sites « gênants » bloqués, poursuivis ou hackés Internet n'est pas soumis à un système de filtrage systématique, mais des sites indépendants et proches de l’opposition ont été rendus inaccessibles ces derniers mois. En 2008, le site Kompromat.ru avait été bloqué par plusieurs fournisseurs d'accès avant l’élection présidentielle, puis débloqué. En décembre 2009, les sites de Garry Kasparov, Kasparov.ru, Rusolidarnost.ru et Nazbol.ru, le site du Parti national bolchevique, ont été bloqués pour les usagers du fournisseur d'accès Yota. Yota a nié les faits, prétextant des problèmes techniques. Les sites ont finalement été débloqués. La direction de l’opérateur Skartel, à qui appartient Yota, a reconnu que cette société bloque des sites classés comme « extrémistes » par le ministère de la Justice. La liste des contenus « extrémistes » publiée par le procureur général comprend près de 500 termes et ne cesse de s'étendre, sous la vigilance des « centres E » chargés de lutter contre ce phénomène. L’article 282 du code criminel définit en effet l’ « extrémisme » comme la xénophobie et l’incitation à la haine via un groupe social. C'est la raison évoquée pour fermer le site ingushetiya.ru, l'unique portail d’informations en langue ingouche. Le site www.ingushetiyaru.org a alors été créé. Dans le même cadre, en février 2010, la police russe a ouvert une enquête sur le portail Grani.ru, une plate-forme pour journalistes indépendants et militants des droits de l'homme. Même traitement pour kompromat.ru et le journal en ligne The Moscow Post, qui avaient rapporté une violente dispute entre des hauts responsables de la police en état d'ébriété. Souvent, un coup de fil des autorités suffit pour obtenir la suppression de contenus ou le blocage d'un site. Aleksandr Ovchinnikov, directeur de l’hébergeur Masterhost, a reconnu l'existence de cette pratique. Les cyber-attaques sont monnaie courante. En janvier 2010, le site Ingushetiyaru.org a été victime de hackers juste après avoir publié la dernière interview donnée par Natalia Estemirova, la militante des droits de l'homme assassinée en juillet 2009. Même chose pour le site du magazine tchétchène Dosh, quelques jours à peine après avoir reçu le Prix Reporters sans frontières en décembre 2009. Quant au site de Novaya Gazeta, il a été rendu inaccesssible pendant plus d’une semaine à la fin janvier suite à une cyber-attaque « très organisée et puissante ». Propagande et intimidations Vladimir Poutine a déclaré en janvier 2010 que « sur Internet, 50 % du contenu est pornographique. Pourquoi devrait-on faire référence à Internet ? ». Il niait les accusations de falsifications des élections régionales d’octobre 2010, des accusations relayées par Internet. Pourtant la présence du gouvernement sur la Toile est massive. Il occupe le terrain. Un des blogueurs vedettes de RuNet, la version russe d’Internet, n'est autre que le président Dmitri Medvedev. En mars 2008, les autorités locales ingouches ont créé un site Internet à l'adresse presque identique au site d'informations Ingushetiyaru.org, afin de donner une différente version des informations qu’il délivrait. Par ailleurs, les supporters du gouvernement sont prompts à réagir aux commentaires critiques en ligne. Ces derniers sont alors « noyés » parmi les commentaires positifs. Les plus virulents se sont organisés en un groupe dénommé « la Brigade », dont certains blogueurs seraient rémunérés. Ils infiltrent notamment les forums de discussion et tiennent parfois un discours très dur, n'hésitant pas à recourir aux insultes et aux menaces. En juin 2009, l’économiste Evgueni Gontmakher a révélé dans The Moscow Times qu’il avait été victime « d’attaques massives » de blogueurs à la solde du gouvernement après avoir critiqué le directeur adjoint de l'administration présidentielle, Vladislav Surkov. Selon lui : « La machine de propagande russe moderne pénètre pratiquement chaque grand média et se répand même dans la blogosphère. » Multiplication des poursuites contre les blogueurs En juillet 2008, le blogueur Savva Terentyev a été poursuivi pour « dénigrement de la dignité humaine d’un groupe social » (en l'occurrence la police) et condamné à un an de mise à l'épreuve. Irek Murtazin a écopé de 21 mois de prison pour diffamation et incitation à la haine pour avoir posté un message laissant entendre que le chef de l'exécutif tatar de l'époque, Mintimer Shaimiev, était décédé. Il a fait appel devant la Cour suprême russe. Le blogueur Dimitri Soloviev a fait l'objet d'une enquête pour avoir « incité à la haine contre la police et le FSB ». Les poursuites ont été abandonnées en janvier 2010 après deux ans d'instruction. Le ministère de l'Intérieur de la République de Khakassie (sud-ouest de la Sibérie) a abandonné, le 1er septembre 2009, les poursuites judiciaires à l'encontre du rédacteur en chef du site Novy Focus, Mikhail Afanassiev, accusé de répandre des "fausses rumeurs". Il avait publié des informations sur l'explosion mortelle d'une turbine de la centrale électrique de Saïano-Chouchenskaïa, causant la mort de 73 employés et avait relayé des critiques sur la manière dont les autorités avaient géré cette tragédie. En décembre 2009, le blogueur Ivan Peregorodiev a été arrêté et inculpé de « diffusion de fausses informations liées à un acte de terrorisme » pour avoir discuté sur son blog de rumeurs selon lesquelles les victimes de la grippe A / H1N1 étaient en réalité mortes de la peste. Le blogueur Dmitri Kirilin, quant à lui, est poursuivi pour appel "au renversement de l'ordre politique existant" et pour s'être exprimé de façon irrespectueuse envers les structures du pouvoir, et notamment envers le Premier ministre Vladimir Poutine. Aleksei Dymovsky, un policier ayant dénoncé, dans un message vidéo diffusé sur Internet, la corruption de la police, fait l’objet d’une enquête criminelle pour « abus de pouvoir et escroquerie » selon une information du Parquet russe, en décembre 2009. Il risque jusqu’à six ans de prison. Le créateur de Vkontakte, l'un des réseaux sociaux les plus populaires du pays, Vadim Charushev, a, lui, été interné de force dans un hôpital psychiatrique en mars 2009. Un journaliste en ligne tué Magomed Yevloyev, l’un des créateurs et propriétaire du site ingouche d’informations http://ingushetiyaru.org a été tué, en août 2008, alors qu’il se trouvait entre les mains d’agents du ministère de l’Intérieur. Le journaliste avait été interpellé, à l’aéroport de Nazran, à la descente d’un avion qui transportait également le président de la République d’Ingouchie d'alors, Murat Zyazikov. Quelques heures plus tard, Magomed Yevloyev, blessé d’une balle à la tête, a été admis à l’hôpital où il est décédé pendant son opération. Cet assassinat demeure impuni. Une blogosphère dynamique En novembre 2009, les blogueurs Oleg Kozyrev et Viktor Korb ont lancé un « syndicat des blogueurs » afin de protéger les droits et la liberté des net-citoyens. Ils ont notamment lancé des campagnes en faveur des blogueurs emprisonnés ou poursuivis. Internet vient parfois combler le vide laissé par les médias traditionnels. En 2008, un reportage sur la démolition des immeubles historiques de Moscou, et le déplacement de résidents afin de construire des bureaux et centres d’affaires, a été partiellement censuré par les autorités, et a connu une diffusion confidentielle sur la chaîne NTV. La vidéo a en revanche été postée sur RuTube, un clone de YouTube, et a connu un vrai succès, avec plus de 200 000 consultations en quelques jours. Internet est aussi un espace de mobilisation politique. Selon Roman Dobrokhotov, leader du mouvement des jeunes démocrates russes « My » (Nous), un parti d'opposition, toutes ses activités sont menées sur Internet via un groupe Google. Il est plus facile de mobiliser les gens en ligne que dans la rue. Internet est devenu un espace de dénonciation de la corruption des autorités. Marina Litvinovitch, l'une des leaders du Front civique uni, un parti de l'opposition, a publié sur son blog un post dénonçant l'impunité dont a bénéficié la fille d'une fonctionnaire de la région d'Irkoutsk. Elle était responsable d'un accident de voiture mortel en décembre 2009, mais avait été traitée comme un simple témoin dans l'affaire. Marina Litvinovitch a lancé un appel à d'autres blogueurs pour qu'ils fassent circuler l'information, en faisant un lien vers son article ou en le repostant. De nombreux internautes ont joué le jeu. Cette initiative a eu le mérite d'attirer l'attention du public sur cette tragédie, et la blogueuse estime que les tribunaux ne pourront plus traiter cette affaire à la légère. Pour le moment, l'impact de ces mobilisations en ligne et l'influence des blogs et des nouveaux médias sur la société russe demeurent relativement limité. L'attitude des autorités dans les mois à venir dira si les actes de censure, d'intimidations et d'arrestations sont révélateurs ou non d'une volonté de reprise en main des nouveaux médias. L’instauration d’une censure d’Internet en Russie serait d'autant plus dommageable qu'elle se répercuterait dans la région, avec des conséquences négatives sur la liberté d’information dans le Caucase et en Asie centrale, où les net-citoyens censurés chez eux ont parfois accès à l’Internet russe. Version russe :
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Updated on 20.01.2016