RSF s’inquiète de possibles réformes du système de sécurité nationale au Canada

Reporters sans frontières (RSF) et son partenaire local Journalistes canadiens pour la liberté d’expression (CJFE) ont envoyé, le 20 février, la lettre suivante au ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile du Canada, Ralph Goodale, pour lui faire part de leurs nombreuses inquiétudes concernant le projet de loi C-59 sur un remaniement du système de sécurité nationale au Canada. CJFE et RSF ont par ailleurs déposé une demande conjointe auprès du comité en charge d’examiner cette loi, afin de l’alerter sur les effets néfastes qu’une telle législation pourrait avoir sur la liberté de la presse et la libre circulation de l’information.

M. le Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile du Canada

Ralph Goodale


Le 20 février 2018


Nous vous écrivons au nom de Journalistes canadiens pour la liberté d’expression (CJFE), organisation non-gouvernementale à but non-lucratif qui oeuvre à la promotion et à la protection de la liberté de la presse et de la liberté d’expression partout dans le monde, ainsi qu’au nom de Reporters sans frontières (RSF), organisation internationale à but non-lucratif qui défend la liberté d'informer sur les cinq continents.


Nous sommes profondément préoccupés par les mesures que contient le projet de loi C-59, concernant un remaniement du système de sécurité nationale au Canada voulu par le gouvernement fédéral. Ce projet de loi menace l’intégrité des journalistes ainsi que le droit du peuple canadien à la liberté d’expression. CJFE et RSF ont déposé une demande conjointe auprès du comité permanent en charge de la sûreté publique et de la sécurité nationale en ce qui concerne la partie 3 du projet de loi C-59, qui porte sur le Centre de la sécurité des télécommunications (“Communication Security Establishment Act”). Nous y avons passé en détail les éléments d’ordre juridique qui justifient notre inquiétude.


Le principal sujet d’inquiétude porte sur les nouvelles capacités offensives de guerre cybernétique dont jouirait le Centre de la sécurité des télécommunications (CSE). Ces nouvelles capacités permettraient au CSE de “perturber, altérer, influencer, réagir à et interférer avec les compétences” des entités non-canadiennes. Selon l’interprétation qui peut être faite de ce texte, le CSE serait donc par exemple en mesure de “perturber” l’accès au site Internet d’un organe de presse étranger, d’”influencer” un organe de presse étranger en falsifiant ou en transformant des documents utilisés par les journalistes, ou encore d’”interférer” avec le bon fonctionnement de technologies de premier plan utilisées par les journalistes telles que des outils de cryptage et des logiciels d’anonymat. Tous ces cas de figure présentent des risques inacceptables pour les journalistes et la presse libre.


Nous sommes également alarmés d’apprendre que le CSE pourrait se livrer à des activités de surveillance des communications avec l’étranger. Une telle surveillance pourrait donner lieu, de manière intentionnelle ou accidentelle, à la collecte, l’utilisation et l’analyse de communications de journalistes canadiens avec des sources localisées en dehors du pays. Cela pourrait dissuader de nombreuses personnes de communiquer avec les journalistes canadiens, en premier lieu desquels les lanceurs d’alerte ou les individus situés dans des secteurs sensibles, dans des pays aux régimes répressifs et dans des zones de guerre. Ce contexte représenterait donc une entrave au travail des journalistes et pourrait, à terme, appauvrir les informations auxquelles ont accès les Canadiens.


Le CSE Act autorise également le Centre de la sécurité des télécommunications à rassembler des “informations disponibles dans le domaine public” sur les Canadiens. Tout ce qu’une personne poste sur des sites Internet en accès libre et sur les réseaux sociaux pourrait donc être utilisé. Pire, ces informations pourraient être fournies par une partie tierce, comme un agrégateur de données tel que Equifax Canada, ou pourraient avoir été piratées et vendues sur l’Internet clandestin.


Compte tenu de l’étendue des informations disponibles en ligne et des moyens dont dispose le CSE pour en recueillir davantage, via des accords avec ses alliés étrangers ou via ses contacts avec d’autres départements du gouvernement par exemple, les pouvoirs placés entre les mains de cette organisation nous paraissent démesurés. En effet, le CSE se trouverait en mesure de monter des dossiers exhaustifs sur la population canadienne sans jamais enfreindre l’interdiction de ciblage des individus comprise dans le projet de loi C-59. Il s’agit d’un projet de surveillance de masse aux conséquences concrètes qui pourrait avoir des effets dévastateurs sur le droit à la libre expression des Canadiens.


Par ailleurs, le projet de loi C-59 expose un processus de validation des actes du CSE qui paraît insuffisant. Ce processus donne trop de pouvoir à quelques décideurs et ne fournit pas de règles concrètes pour encadrer le travail de ces derniers. Le CSE Act sert purement et simplement à renforcer le pouvoir du CSE et à lui permettre de recueillir de grandes quantités d’informations en secret. Pour cette raison, il devrait faire l’objet d’un contrôle efficace et indépendant de ses activités. Nous nous joignons à nos amis de la société civile pour exiger un renforcement majeur de la surveillance et des mécanismes de contrôle.


Nous sommes par ailleurs inquiets à la lecture de la partie 4 du projet de loi C-59. Il y est stipulé que le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) est autorisé à participer à des “activités d’interruption de la menace”. Ces activités comprennent la possibilité de créer et de diffuser de faux documents, ainsi que la possibilité de falsifier des identités à des fins d’enquêtes. Ainsi, des employés du SCRS pourraient, avec le soutien du gouvernement, se faire passer pour des membres de la presse ou diffuser de fausses informations au Canada et dans d’autres pays. De tels agissements pourraient porter une grave atteinte à la confiance que place la population dans le travail journalistique et aux relations professionnelles qu’entretiennent les journalistes avec leurs sources.


Le gouvernement canadien doit mettre en place un système de sécurité nationale qui soit exempt d’abus et soit conforme aux Principes internationaux sur l'application des droits de l'Homme à la surveillance des communications. Nous recommandons le retrait du CSE Act du projet de loi C-59. Le CSE Act devrait être présenté comme une nouvelle loi en tant que telle et devrait être débattue et contestée compte tenu de ses particularités. Rappelons que le CSE Act ne faisait pas partie du projet de loi C-51 et de la réforme de la sécurité nationale qui ont été soumis à une consultation publique en 2016. Si cette proposition d’étendre les pouvoirs du CSE est réellement dans l’intérêt des Canadiens, alors elle devrait être entièrement soumise à un contrôle démocratique.


Nous vous remercions pour votre intérêt et nous comptons sur votre réponse.


Cordialement,


Alice Klein, présidente de CJFE


Margaux Ewen, Directrice Amérique du Nord de RSF



Le Canada est 22ème sur 180 pays dans le Classement mondial de la liberté de la presse publié par RSF en 2017. Il a chuté de 14 places en deux ans.

Publié le
Mise à jour le 22.02.2018