RSF exige l’arrêt du harcèlement d’un journaliste suédois par l’Azerbaïdjan

En Suède, le journaliste indépendant Rasmus Canbäck est victime d’une campagne de dénigrement de la part des soutiens du régime d’Ilham Aliev, notamment sur Twitter. Reporters sans frontières (RSF) exige l’arrêt de ce harcèlement et demande à la ministre des Affaires étrangères suédoise Ann Linde de rappeler à l’ambassadeur le respect de la liberté de la presse et de l’indépendance journalistique.

“Le cas de Rasmus Canbäck est emblématique de l’ingérence du régime d’Ilham Aliev pour intimider les journalistes et fragiliser la liberté de la presse dans les pays européens, jusqu’en Suède, exemplaire en la matière, relève la responsable du bureau Europe de l’Est et Asie centrale de RSF, Jeanne Cavelier. Non contentes d’annihiler toute forme de pluralisme en Azerbaïdjan, les autorités n’hésitent pas à harceler toute voix critique hors de leurs frontières. RSF exige l’arrêt de ce harcèlement et demande au gouvernement suédois, particulièrement à sa ministre des Affaires étrangères Ann Linde, de rappeler à l’ambassadeur le principe de l’indépendance journalistique.”

“Islamophobe”, “terroriste”, “espion”, “financé par le lobby arménien”… Cible d’une campagne de dénigrement en raison de ses articles sur l’Azerbaïdjan, le journaliste suédois Rasmus Canbäck est victime de harcèlement sur Twitter. Il a publié, notamment pour le magazine en ligne Blankspot, des reportages sur le Haut-Karabakh, région à majorité arménienne située en Azerbaïdjan en proie à un conflit éruptif, et des enquêtes sur la “diplomatie du caviar”, une stratégie de lobbying et de corruption utilisée par les autorités azerbaïdjanaises.

Selon une analyse de RSF, près de 900 tweets ont mentionné le journaliste du 1er au 21 septembre 2022

Des trolls* et des membres de la diaspora azerbaïdjanaise en Suède ont commencé à attaquer assidûment Rasmus Canbäck sur Twitter en mai 2022, peu après un article sur les liens entre un think tank subventionné par le ministère des affaires étrangères suédois et le régime de Bakou. Selon une analyse réalisée par RSF, près de 900 tweets ont mentionné le compte du journaliste du 1er au 21 septembre 2022 contre 113 sur la même période en 2021. Ceci alors même qu’il a bloqué 150 comptes haineux au mois d’août : “C’était trop intense, pour comparer j’avais dû bloquer moins de 300 comptes sur toute l’année dernière”, confie le journaliste. Rasmus Canbäck est notamment visé par le #FaceOfCorruption, dont la première occurrence le mentionnant apparaît le 29 août. Un hashtag également utilisé contre des personnalités politiques américaines critiquant les actions de Bakou.

Ces attaques des membres de la diaspora azerbaïdjanaise ciblent également le directeur de Blankspot Martin Schibbye, journaliste récipiendaire entre autres du Prix de la liberté de la presse de RSF Suède. La rhétorique présentant Rasmus Canbäck et Martin Schibbye comme des caricatures achetées par l'Arménie a été reprise dans les médias azerbaïdjanais.

Particulièrement attentif aux publications de Blankspot, l’ambassadeur d’Azerbaïdjan en Suède a de son côté contacté au moins six médias et éditeurs suédois, dont le quotidien Göteborgs-Posten et l’émission de radio spécialisée sur les médias  “P1 Medierna”, pour mettre en doute l’indépendance de Rasmus Canbäck. Zaur Ahmadov attaque régulièrement les deux journalistes sur Twitter et partage des propos diffamatoires à leur égard, parfois illustrés par une caricature. C’est ce qu’il fait par exemple le 19 septembre, en retweetant le tweet diffamatoire d’une designer azérie accusant Rasmus Canbäck de corruption et qualifiant le média de "portail islamophobe et turcophobe”. L’ambassadeur a supprimé son retweet peu après un e-mail de RSF lui demandant des explications. 

Dans d’autres tweets datant de la mi-août, également effacés depuis, il s’adresse à Rasmus Canbäck : “Je suppose que le riche lobby arménien va bientôt vous licencier de votre poste de propagandiste anti-azerbaïdjanais pour inefficacité de vos activités diffamatoires contre l’Azerbaïdjan après votre dernier voyage de luxe tous frais payé en Arménie". Ou encore, l’ambassadeur feint de s’interroger : “Est-ce que les 102 articles anti-Azerbaïdjan du portail propagandiste Blankspot font partie d’un contrat quelconque ou sont-ils apparus par accident ?” 

L’ambassadeur impliqué

“Ce comportement est une honte pour la diplomatie internationale”, dénonce le président de la section suédoise de RSF Erik Halkjaer. Lorsqu’il commence à défendre les journalistes et à demander l’arrêt de ce harcèlement sur Twitter au mois d’août, Erik Halkjaer est à son tour interpellé par des trolls anonymes mettant en cause la défense de la liberté de la presse, de l'éthique et du journalisme indépendant par RSF. L'ambassadeur a alors presque cessé de tweeter sur Rasmus Carnbäck, mais le harcèlement en ligne du journaliste et de Blankspot par d’autres acteurs s'est intensifié.

Contacté par RSF, Zaur Ahmadov répond aux accusations en accusant à son tour le journaliste de “le harceler, lui et ses interlocuteurs”. Assimilant le travail habituel d’investigation journalistique à du harcèlement, il affirme que “l’ambassade d’Azerbaïdjan a contesté une centaine de messages diffamatoires contre l'Azerbaïdjan qu’il a publié sur le site de Blankspot [...] incompatibles selon [eux] avec les principes journalistiques”. L’ambassadeur nie également le recours à des trolls, et soutient le “droit des membres de la diaspora azerbaïdjanaise de répondre aux diffamations répétées”. Malgré ces accusations, l’ambassade n’a encore lancé aucune procédure judiciaire contre Rasmus Canbäck ou Blankspot, réputé par ailleurs pour ses enquêtes étayées et la fiabilité de ses sources. 

Les méthodes de Bakou

Rasmus Canbäck figure également sur la liste noire des persona non grata émise par les autorités azerbaïdjanaises, qui n’est plus publiée mais comptait au 8 janvier 2021 pas moins de 130 journalistes ayant pénétré sur le territoire du Haut-Karabakh via l’Arménie. Le journaliste, qui couvre le conflit depuis 2019 et s’apprête à publier un livre sur le sujet, s’est d’ailleurs vu pour la première fois refuser l’entrée du territoire via l’Arménie en juillet 2022, officiellement pour des raisons de sécurité, officieusement sur décision des forces russes. Celles-ci contrôlent les accès dans la région depuis le cessez-le-feu signé après la guerre de l’automne 2020. Faute de pouvoir y entrer, Rasmus Canbäck est parti en reportage dans le sud de l’Arménie, près de la frontière, où il a été interpellé par les forces russes et arméniennes une dizaine de fois en cinq jours.

Le harcèlement visant Rasmus Canbäck ne constitue pas un cas isolé. Les politiques de modération des réseaux sociaux sont encore facilement exploitables pour faire taire des journalistes hors des frontières de l’Azerbaïdjan sans que cela ne pose problème aux plateformes. En effet, le harcèlement ciblé est interdit sans être clairement défini, et seules les insultes racistes, les menaces explicites, les propos négationnistes ou les appels hauts et clairs à harceler un individu contreviennent frontalement aux règles de Twitter. Il s'agit de situations très précises et donc simples à éviter. En adaptant légèrement leur langage, les harceleurs peuvent tenir des propos très agressifs sans que les modérateurs de la plateforme n'y trouvent rien à redire. 

Bakou utilise aussi des médias pro-gouvernementaux, ou encore des “poursuites-bâillons” dans des pays démocratiques, pour salir la réputation des voix critiques, voire des méthodes plus radicales. En France, le blogueur Mahammad Mirzali a été victime d’une violente attaque au couteau en mars 2021 et reçoit toujours de nombreuses menaces de mort pour arrêter ses publications critiques sur la famille Aliev. Réfugiée aux Etats-Unis depuis 2012, Sevinj Osmanqizi a continué à recevoir des menaces de mort et tentatives d’intimidation liées à son travail de journaliste, pour Meyden TV d’abord puis pour sa propre chaîne en exil. Elle est visée actuellement dans le cadre d’une campagne de dénigrement sur les réseaux sociaux soutenue par le parti au pouvoir, avec le hashtag “balance ton traître” (#xainitanı).

*Troll : personne postant des messages sur Internet, souvent par provocation, afin de susciter une polémique ou simplement de perturber une discussion.

 

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