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Monsieur Enrique Peña Nieto
Président des Etats Unis du Mexique
Residence oficielle Los Pinos
Manuel Acuña 144, San Pedro Iztacalco
08220 Ciudad de México, D.F., México
Paris, le 10 juillet 2015,
Monsieur le Président,
A l'occasion de votre visite officielle en France du 13 au 16 juillet 2015, Reporters sans frontières (RSF), organisation internationale de défense de la liberté d'information, attire votre attention sur la situation inquiétante de la presse dans votre pays, notamment les violences auxquelles sont confrontés les journalistes.
Le 5 mai dernier, vous avez publiquement réaffirmé votre “
engagement absolu à la liberté d'expression et au droit à l'information des Mexicains”, ajoutant que “
la libre manifestation des idées et le droit d'être correctement informé sont fondamentaux pour consolider notre démocratie et accélérer notre progrès." Des déclarations louables qu’il nous paraît important de confronter aux réalités du terrain pour les journalistes mexicains. Assassinats, séquestrations et agressions de journalistes, impunité dominante face à ces exactions, climat d'autocensure et forte concentration des médias, le tableau de la presse mexicaine nécessite de sérieuses retouches et il est urgent de considérer quelles solutions apporter aux graves problèmes qui affectent la liberté d'information dans le pays.
Depuis 2000, RSF répertorie 86 assassinats de journalistes et collaborateurs des médias en lien certain ou possible avec leur profession, dont 15 sous votre mandat présidentiel. Ces chiffres font du Mexique le pays le plus meurtrier d'Amérique pour les journalistes, et le place à la 148e position sur 180 pays au Classement mondial de la liberté de la presse publié par RSF en février 2015.
Depuis le début de l’année, RSF a dû alerter l'opinion publique sur plusieurs graves exactions contre les journalistes au Mexique :
- Six journalistes et collaborateurs des médias ont été violemment assassinés dans les Etats de Veracruz, Oaxaca et Guanajuato.
Filadelfo Sanchez Sarmiento est le dernier en date de cette triste liste. Il a été abattu le 2 juillet en sortant de la station radio pour laquelle il travaillait, après avoir reçu des menaces de mort lors de la période électorale début juin. Les responsables de ces crimes n'ont toujours pas été identifiés par les autorités policières.
- Un journaliste a été enlevé et séquestré pendant 20 jours dans l'Etat de Guerrero en mai dernier.
Bernardo Javier Cano Torres doit sa libération au paiement d'une rançon par ses proches. Les autorités policières n'ont pas identifié les responsables de son enlèvement.
- De nombreuses agressions physiques contre des journalistes ont eu lieu en marge de la campagne électorale début juin au Mexique. RSF a recensé au moins une dizaine de cas contre des journalistes dont le seul tort a été de couvrir l'information.
- Le journaliste
Pedro Canché est resté incarcéré pendant neuf mois dans l'Etat de Quintana Roo avant que la justice ne reconnaisse enfin les abus judiciaires dans cet affaire et décide sa libération immédiate dans la nuit du 28 mai. Il avait été accusé de "sabotage" après avoir diffusé des photos de manifestations locales et publié une vidéo critique de l'administration du gouverneur de l'Etat. Plusieurs ONG ont dénoncé l'ingérence du gouverneur de Quintana Roo dans cet affaire.
L'impunité est malheureusement la règle au Mexique, en partie en raison de la collusion entre crime organisé et certaines autorités politiques et administratives du pays. Certaines personnalités politiques n'hésitent pas à attaquer les journalistes dans des déclarations publiques au lieu de les soutenir, ce qui ne fait qu'ajouter aux pressions subies par la profession. Il y a quelques jours (01/07/15), le gouverneur de Veracruz accusait ainsi certains journalistes d'être en relation avec le crime organisé, le comble dans un des Etats les plus meurtriers pour la profession.
Le parquet fédéral spécialisé dans les atteintes à la liberté de la presse (
Fiscalía Especial para la Atención de Delitos Contra la Libertad de Expresión) créé en 2006, et le mécanisme fédéral de protection des défenseurs des droits de l'homme et des journalistes créé en 2012 constituent des avancées juridiques positives mais n'ont pas été à la hauteur des besoins existants, notamment en raison de lourdeurs bureaucratiques.
RSF ne doute pas que ce bilan inquiétant vous incite à mettre tous les moyens en œuvre pour améliorer la situation des journalistes au Mexique. Comme vous le rappeliez dans un discours du 15 avril lors du changement de la présidence du Conseil de communication : "
Les médias traditionnels et les nouvelles technologies de l'information renforcent notre démocratie en créant dialogue, débat et compréhension. Par conviction personnelle et démocratique, en tant que président de la République, je continuerai à travailler pour assurer l'application complète des libertés reconnues par notre Constitution."
Nous vous prions donc de prendre en compte les recommandations suivantes:
- Réformer en profondeur le système judiciaire mexicain pour lutter contre l'impunité en assurant une protection réelle aux journalistes ;
- Renforcer les moyens du Parquet spécial fédéral pour les délits commis contre la liberté d'expression (
Fiscalia Especializada de Atencion a Delitos contra Libertad de Expresion) ;
- Renforcer le mécanisme fédéral de protection des défenseurs des droits de l'homme et des journalistes pour mettre en place des mesures de protection efficaces avec application obligatoire pour toutes les autorités, locales et fédérales. Ce mécanisme doit être doté d'une capacité d'action préventive et intervenir dès la réception des menaces ;
- Appliquer les recommandations acceptées lors de l'Examen périodique universel en octobre 2013 en matière de lutte contre l'impunité des crimes commis contre les journalistes, de renforcement des mécanismes existants et de la protection des journalistes ;
- Apporter une attention particulière aux Etats les plus dangereux contre les journalistes et faire pression sur leurs gouvernements pour lutter efficacement contre l'impunité.
En vous remerciant de l’attention que vous porterez à notre appel, nous vous adressons, Monsieur le Président, l’expression de notre très haute considération.
Christophe Deloire
Secrétaire Général
(Logo: AFP)