Reporters sans frontières rend hommage à Elliott Erwitt

Reporters sans frontières (RSF) rend hommage à Elliott Erwitt, emblématique photographe de l’agence Magnum, décédé ce 29 novembre à l’âge de 95 ans. Il y a quelques mois, Elliott Erwitt avait offert à l’organisation ses meilleurs clichés, parus dans le dernier album “100 photos pour la liberté de la presse” début novembre. 

A l’annonce du décès du photographe, le secrétaire général de RSF Christophe Deloire a exprimé sur X son “immense gratitude» pour ce « maître de l’humour photographique » qui venait d’offrir à l’organisation une anthologie de son travail. Il a également adressé ses pensées émues à ses proches, au nom de l’organisation. 



A l’occasion de ce triste évènement, RSF donne accès à deux textes publiés dans l’album 100 photos d’Elliott Erwitt pour la liberté de la presse. Un contenu inédit pour mieux saisir l'importance capitale d’Erwitt dans le paysage photographique, et une façon de rendre hommage à celui qui, pendant plus de 70 ans, « a choisi l’humour pour parler de l’absurdité de la condition humaine et des maux de son temps ».

L’humour de la condition humaine 

Avant-propos par Pauline Vermare, historienne de la photographie

Tour à tour photojournaliste, réalisateur, publicitaire, philosophe, contemplateur, voyageur, poète, Erwitt est aussi rêveur que pragmatique. Depuis les années 1940, il a rapporté de ses voyages en URSS, en Écosse ou au Japon un savant mélange d’images sérieuses et d’images décalées, d’évènements et de non-évènements. Ses œuvres les plus légères, qui renvoient aux albums du Life Magazine des années 1950 ayant inspiré tant de photographes, offrent une distance proprement vitale, des moments bienvenus de répit. Photographiés par Erwitt, les chiens de Central Park à New York ou de Ballycotton en Irlande provoquent chez nous des sourires et un réconfort qui remontent au plus loin de l’enfance.

Dans Elliott Erwitt, il y a « wit », l’esprit. Sa douce espièglerie n’est pas moqueuse, mais silencieuse et intérieure. Son ami Sean Callahan le comparait en 1974 à l’un des Marx Brothers : Harpo, le clown muet. Comme lui, Erwitt se met volontiers en scène avec perruques, déguisements et accessoires, pour distraire et se distraire. Intuitif et spontané, il nourrit une affection particulière pour les instants non décisifs. Son père, Boris Ervitz, était un moine bouddhiste. Le petit Elio, très proche de lui, a de toute évidence assimilé quelques éléments de cette philosophie dans son existence comme dans sa pratique de la photographie, en focalisant son attention et en attirant la nôtre sur les choses simples de la vie. 

Bienveillant et « relativisateur », Erwitt élabore à partir du réel des mini-fictions qui disent « Cela pourrait être pire ». Travaillant souvent en séquences, à la façon des films muets, il donne volontiers aux chiens le rôle principal, comme un avatar de lui-même, contemplateur de notre monde. Ses observations en série rappellent les pages « Funnies » des journaux américains, notamment l’œuvre de son contemporain Charles Schultz, père de Snoopy, ou Calvin & Hobbes de Bill Watterson. Légères et comiques, elles manifestent une même profondeur sociale et humaine. Avec ses vignettes comme avec ses portraits de nudistes et autres saynètes facétieuses, Erwitt œuvre dans un esprit de liberté totale qu’il entend partager, et propager.

Ces vingt dernières années, j'ai eu la chance et le bonheur de travailler plusieurs fois avec Elliott Erwitt. L'une des expériences les plus récentes, en 2017, était un projet collaboratif entre Magnum et Fujifilm autour de la thématique du « Home ». Erwitt, l’un des seize photographes participants (et le senior, il allait bientôt fêter ses 90 ans), avait choisi de se concentrer sur ses propres « Homes », comme il l’expliquait alors : « Ces photos ont été prises dans mon appartement et mon studio à New York, ainsi que dans ma maison à East Hampton. J'y vis avec des objets bizarres accumulés au cours de mes diverses commandes. Je vis également avec mon chien Canelo, que j'ai ramené d’une mission récente à Cuba. Il reçoit occasionnellement des visiteurs canins. » Dans cette série, Erwitt s’est amusé à se mettre en scène, avec et sans Canelo. Dans l’un de ses autoportraits, on le voit de dos face à Donald Trump, alors président, sur un écran de télévision. Au-dessus de lui, un masque (orange) du démon japonais Tengu, au long nez de Pinocchio, est accroché au mur. On devine derrière lui le fil du déclencheur, et cette image concentre la malice et l’humour qui lui ont permis toute sa vie de traiter de choses graves avec grâce et légèreté. 

Erwitt est un empêcheur de prendre la vie trop au sérieux, faisant siens les mots de Romain Gary dans Clair de femme : « Les hommes oublient toujours que ce qu’ils vivent n’est pas mortel. » Comme Gary, Erwitt, émigré juif russe plusieurs fois déraciné, né français puis devenu américain, a choisi l’humour pour parler de l’absurdité de la condition humaine et des maux de son temps : la violence, la guerre froide, le racisme, la mort. De la famille, de l’amour, de l’enfance ou de la vieillesse, il traite avec une égale tendresse. Comme Gary, Erwitt fait mine d’oublier, non sans mélancolie, les doutes existentiels qui pourraient l’assaillir, Et si lui-même ne se considère pas comme un photographe « existentiel », nombre de critiques utilisent ce terme pour décrire son rapport au monde. 

Dans son œuvre vaste et éclectique, certaines photographies frappent par leur intensité et leur gravité. Son portrait de Jacqueline Kennedy lors de l’enterrement de John F. Kennedy, en novembre 1963, est sans doute l‘une des images les plus fortes et les plus émouvantes de ce moment de l’histoire américaine (voir page 77). Pour le réaliser, il a choisi de se mettre en retrait, sur une colline, et de photographier la scène avec un téléobjectif en se concentrant sur le visage. Le grain et le léger flou que provoque cet éloignement amplifient l’intensité et la tristesse de la scène. Sans parler du respect qu’Erwitt manifeste ainsi pour la souffrance de son sujet.

Dans une lettre datant de 1951, le photographe suisse Werner Bischof suggérait à Robert Capa de rencontrer deux photographes qui à ses yeux feraient de parfaits candidats pour l’agence Magnum : Elliott Erwitt et Robert Frank. Tous deux étaient amis depuis leur rencontre fortuite sur un bateau reliant New York à Paris juste après la guerre. Dans une photographie d’Erwitt datant de 1952, prise dans l’embrasure d’une porte, on surprend Robert et Mary Frank dansant amoureusement dans une cuisine à Valence, en Espagne (voir page 31) Si leur amitié se distend quand Erwitt devient membre de Magnum Photos en 1953 et que Frank se rapproche de la Beat Generation, ils resteront deux des plus grands photographes de leur génération.

En fondant la coopérative Magnum Photos en mai 1947, Robert Capa, « Chim » (David Seymour) et Henri Cartier-Bresson entendaient par leur travail témoigner du monde après les atrocités de la Seconde Guerre mondiale. L’historien de la photographie Fred Ritchin évoque à leur propos la notion talmudique de « tikkun olam,  « réparation du monde » en hébreu. Le collectif entendait réellement, par la photographie, panser les plaies de leur époque. Erwitt l’a confirmé en 2002 : « L’agence a été fondée en partant de l’idée fondamentale d’une mission, d’un rôle à jouer. L’identité originelle de Magnum était le journalisme, mais c’était il y a longtemps, et les choses ont évolué. (…) Magnum a beaucoup évolué pour s’adapter à son temps, parce que c’était indispensable. Mais la nature fondamentale du collectif n’a pas changé. Nous essayons de faire en sorte que ce que nous produisons ait un sens sur le plan humain, sans nécessairement produire de l’information pure, sans que cela ait à exister dans des catégories spécifiques. Il faut simplement que ce soit d’un assez bon niveau, et que cela ait quelque chose à voir avec la condition humaine. » 

 

Le travail d’Erwitt parle de la famille humaine à la famille humaine. Dans l’une de ses images les plus célèbres, réalisée en 1953 à New York, une jeune femme, son bébé et un (rare) chat sont lovés sur un lit, dans une douce torpeur [p. 33]. Cette photo a été sélectionnée par Edward Steichen pour son exposition « The Family of Man », présentée en 1955 au Museum of Modern Art (MoMA). La première femme d’Erwitt, Lucienne Matthews, y figure avec leur première fille, Ellen, alors âgée de six jours, et leur chat Brutus. Portrait de famille intime et pudique devenu « Portrait de famille », à la portée universelle. 

Les photographes documentaires œuvrent pour l’histoire et la mémoire. Elliott Erwitt, lui, a passé sa vie à photographier aussi pour l’oubli. Son appartement new yorkais est empli d’objets et d’images insolites, de trophées incongrus, tous prétextes à l’évasion mentale. Mais s’il paraît parfois, dans ses entretiens, lapidaire ou je-m’en-foutiste, son œuvre nous convie instamment à une forme de résistance : contre ce que Gilles Peress, autre membre éminent de Magnum, nomme le « crime d’indifférence ». En toute quiétude, Erwitt s’impose, encore et toujours, en maître incontesté de l’attention et de la curiosité.

Elliott Erwitt, pas sérieux, très sérieusement

Biographie par, Jeanne Poret, édition (Reporters sans frontières)

L’homme qui depuis plus de soixante-dix ans photographie les humains, les chiens et l’American way of life comme personne a fait du sourire et du rire les ressorts de son art incisif et tendre, mais jamais naïf. Ses images instantanément iconiques, hautes en couleurs comme en noir et blanc, respirent la simplicité, le naturel et l’humour. En faisant oublier le travail incessant qui caractérise sa vie et son art.

 Fils d’Eugenia Pikovsky et Boris Ervitz, juifs russes, Elio Romano Ervitz naît le 26 juillet 1928 à l'hôpital américain de Neuilly-sur-Seine. La révolution de 1917 et la violence du nouveau régime ont poussé le jeune couple à quitter définitivement la Russie. À bord de l’Orient Express, ils ont rejoint Trieste, où ils ont scellé leur union, puis Rome, et enfin Paris. Après la naissance d’Elio, Eugenia et Boris déménagent à Milan.  

 

Photographe timide



La relation s’envenime rapidement: quatre ans après la naissance d’Elio, ses parents se séparent. Mais réunie face à la montée des fascismes et des périls, la petite famille décide d’émigrer ensemble. Le 1erseptembre 1939, ils embarquent au Havre sur l’Ile-de-France, dernier paquebot à quitter le pays avant la déclaration de guerre. À bord, l’angoisse règne : le jour du départ, le paquebot britannique Athenia a été torpillé par un sous-marin allemand. La traversée se passe donc dans le noir, pour éviter les repérages. 

Elio, 11 ans, fait sa rentrée des classes à l’école publique de New York. « Grâce à Mussolini, je suis Américain » ironisera-t-il plus tard. En Italie, il vivait avec deux langues, l’italien avec ses camarades, le russe avec ses parents. Mais pas un mot d’anglais dans son vocabulaire. Pour que son nom soit plus facile à prononcer, Elio Romano Ervitz devient Elliott Erwitt et partage son temps entre l’école, le Musée d’art moderne (MoMa) et l’appartement de son père dans l’Upper West Side de Manhattan. Le week-end, il rend visite à sa mère. 

En 1941, père et fils partent pour Los Angeles où Boris, désormais agent immobilier, compte faire fortune. En route vers l’eldorado californien, le duo vend des montres bracelets dans les villes traversées et, à l’été, emménage à Hollywood. Adolescent réservé, Elliott fait l’acquisition de son premier appareil photo à plaque de verre, transforme la buanderie familiale en chambre noire puis, grâce à la vente des montres bracelets, s’offre un Rolleiflex à 200 dollars. Au Los Angeles City College, le lourd objet lui donne une contenance et de l’assurance : « Ma timidité m’a aidé à être photographe. Au lycée, j’ai découvert qu’un appareil vous met dans des situations où vous n’avez pas votre place. À cette époque, c’étaient les fêtes de l’école. Maintenant, c’est la Maison-Blanche ou les coulisses du Kremlin.»

Dans l’avant-propos de sa monographie Instantanés Elliott Erwitt (Phaidon, 2011), le journaliste australien Murray Sayle suggère que l’attrait de celui-ci pour la photographie compenserait son apprentissage laborieux de l’anglais. Privé de mots, il s'inventerait un monde en images… Plus pragmatiquement, la photo est d’abord son gagne-pain : à 16 ans, Elliot vit seul dans la demeure familiale. Pour subvenir à ses besoins, il loge des pensionnaires à 6 dollars la semaine et développe des photos de starlettes hollywoodiennes pour un laboratoire. Sa vie est frugale. À qui lui demande comment il s'est formé, il répond : « En lisant les instructions au dos de la boîte. » Ce n’est pas qu’une formule. Pour lui, la photographie est avant tout un art de l’observation, où les qualités techniques sont secondaires : « Il suffit juste de réagir à ce que l’on voit et le mettre dans un cadre. C’est tout. » Comme si c’était aussi simple…

 

Parrains, Pittsburgh, Paris



Armé de son Rolleiflex, Erwitt, 18 ans, reprend le chemin de New York pour y emménager définitivement en 1948. Un temps concierge, il renonce à son emploi pour prendre des cours de cinéma à la très élitiste et libérale New School for Social Research. Et en quelques mois, il se lie avec trois éminences de la photographie mondiale : Edward Steichen (1879-1973), directeur du département photographique du MoMA, Roy Stryker (1893-1975),  ancien responsable du projet documentaire rooseveltien de la Farm Security Administration, et Robert Capa (1913-1954), qui vient de fonder Magnum Photos. Exploit social qu’il explique modestement par le faible nombre d’acteurs de la photographie dans les années 1940… 

Jeune New Yorkais encore anonyme, Erwitt part pour l’Europe et sillonne la France et l’Italie, les deux pays où il a grandi, appareil en bandoulière. Sur le paquebot de retour aux États-Unis, le grand Robert Frank (1924-2019) le convainc de troquer son Rolleiflex pour un Leica, plus maniable et autorisant un travail plus instinctif.

En 1950 arrive sa première commande. Roy Stryker, maître d'ouvrage d’un projet documentaire à grande échelle lancé par le gouvernement états-unien, lui demande de documenter la transformation de Pittsburgh, en Pennsylvanie. Erwitt prend des centaines de clichés des communautés de la « ville d’acier » vivant dans un espace en mutation, mais il est appelé sous les drapeaux avant d’avoir pu achever son projet. Coup de chance : engagé comme assistant photographe dans le régiment des transmissions du New Jersey, le private Erwitt est envoyé en Allemagne puis en France : « Une moitié d’entre nous est allée en Corée et a été décimée. L'autre moitié est allée en Europe et a passé un moment merveilleux. J’étais dans la bonne moitié. » Ses images d’un morne quotidien dans les casernes d’Europe lui valent le deuxième prix d’un concours lancé par Life Magazine.  

À Paris, il rend visite à Robert Capa, qui lui fait promettre de rejoindre Magnum Photos à la fin de son service. C’est aussi à Paris qu’il rencontre Henri Cartier-Bresson, son maître à photographier. À seulement 26 ans, il rejoint Magnum Photos et son carnet de commandes ne désemplit plus.

 

L’œil et la patte



Look, Life, Holiday, Collier’s… les grands magazines du temps s’arrachent le jeune prodige. Celui qui se définit comme photographe amateur est envoyé tirer le portrait de stars et couvrir des meetings politiques, ou engagé par des agences de tourisme pour réaliser des campagnes promotionnelles. En quelques années, Erwitt impose sa patte. Avec souplesse, il jongle entre ses travaux personnels, toujours en noir et blanc, et ses travaux de commandes, souvent en couleurs : « Ma vie est déjà trop compliquée, alors je m'en tiens au noir et blanc. C'est suffisant. Le noir et blanc permet d’obtenir l'essentiel. »

Interrogé en 2010 sur sa meilleure photo, Erwitt a répondu : « Ma meilleure photo ? Je ne l’ai pas encore prise et je travaille dessus. Peut-être demain ? » En presque soixante ans de carrière, il a fourni en tout cas à la photographie moderne un nombre incalculable d’images iconiques. Robert Doisneau (1912-1994) disait de lui qu’il avait « l’humour graphique, vif comme un clin d’œil ». L’éditeur Robert Delpire (1926-2017) ajoutait que ses images faisaient l’effet « d’aphorismes percutants. » Il n’est pas rare de sourire, voire de s’esclaffer, devant une photo d’Erwitt, c’est d’ailleurs le seul talent dont il s'enorgueillit : « Faire rire les gens est une de plus parfaites réussites qu’on puisse espérer. »

Au cours de sa très longue et très prolifique carrière - 600 000 négatifs au compteur -,  Erwitt a abordé avec le même œil pétillant et sensible de nombreux thèmes « domestiques », les rassemblant dans autant de livres : les couples (Between the Sexes, 1994), les enfants, (Kids, 2012) et les chiens, évidemment, auxquels il a consacré pas moins de cinq monographies énamourées (Son of Bitch en 1974, To the Dogs en 1992, Dog Dogs en 1998, Woof en 2005, Elliott Erwitt’s Dogs en 2008)) : « Je photographie beaucoup les chiens parce que je les aime, parce qu’ils ne refusent pas d’être photographiés et parce qu’ils ne demandent pas de tirages. » En 2019, le documentaire Silence Sounds Good de son ancienne assistante Adriana Lopez Sanfeliu a dressé le portrait d’un homme discret, parlant peu, mais toujours à bon escient, de lui-même et de son travail : « I’m serious about not being serious. »(Je prends très au sérieux le fait de ne pas l’être) Il l’a prouvé la même année en présentant son prétentieux avatar à béret, André S. Solidor (initiales ASS, « imbécile »), « artiste contemporain issu d’une colonie française des Caraïbes, je ne sais plus laquelle »,dont il a publié et exposé les travaux parodiques à Londres.

Aujourd’hui, l’infatigable nonagénaire, qui a aussi réalisé en son temps plusieurs documentaires primés, dont Beauty Knows no Pain (1971) et Glassmakers of Herat, Afghanistan (1977), s’occupe de la réorganisation de ses planches, en redécouvrant certaines, en abandonnant d’autres : « À 90 ans, mon travail est différent… Il y a un temps pour que les images nous parlent, et il y a un temps pour les écouter.»   





 

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