Reporters sans frontières estime que le projet de loi sur la régulation des médias audiovisuels, adopté le 21 décembre 2005 par l'Assemblée nationale sénégalaise, est mal écrit et ambigu, injuste et liberticide. Afin de rétablir la sérénité dans les débats en cours sur la réforme de la loi sur la presse, l'organisation appelle le président Abdoulaye Wade à refuser de la promulguer.
Le projet de loi sur la régulation des médias audiovisuels, adopté le 21 décembre 2005 par l'Assemblée nationale sénégalaise, est mal écrit et ambigu, injuste et liberticide. Reporters sans frontières est tentée de croire qu'il s'agit d'instituer un tribunal suprême des radios et télévisions, composé de personnalités adoubées par le chef de l'Etat et n'ayant aucun rapport avec les métiers de l'information, chargé de surveiller et de punir les médias. L'organisation est surtout étonnée par ce texte, voté par 11 voix contre 2, sur 120 députés que compte le Parlement, créant un Conseil national de régulation de l'audiovisuel (CNRA), dont la mise en place en l'état serait dangereuse pour la liberté de la presse.
Le gouvernement sénégalais dit vouloir, par ce texte, « apporter des réponses pragmatiques face aux défis d'un nouveau paysage audiovisuel ». Reporters sans frontières estime que cet objectif ne serait pas atteint. Afin de rétablir la sérénité dans les débats en cours sur la réforme de la loi sur la presse, il est important que le président Abdoulaye Wade refuse de la promulguer.
Imaginons l'avenir. Un CNRA, composé de neuf membres à l'identité floue (issus des « mouvements des droits de l'homme », des « associations féminines », du « troisième âge », etc.) et nommés par le chef de l'Etat, où ne siègerait qu'un seul « professionnel de la communication audiovisuelle », pourra prononcer des sanctions à l'encontre des médias, allant de la suspension à une amende exorbitante pouvant atteindre 10 millions de francs CFA (plus de 15 000 euros).
Sur quels dérapages cet organisme non représentatif devra-t-il statuer ? Il devra veiller « au respect des règles d'éthique et de déontologie dans le traitement de l'information (...), notamment en assurant le respect des institutions de la République, de la vie privée, de l'honneur et de l'intégrité de la personne humaine ; au respect de l'unité nationale, de l'intégrité territoriale et du caractère laïc de la République dans les contenus des messages audiovisuels », dit le texte de la loi.
Extrapolons. Il existera donc, au Sénégal, des thèmes placés sous surveillance. Pourra-t-on enquêter ou s'exprimer, sans être sanctionné, sur le Président, le gouvernement, les corps constitués, les élus, les juges (les « institutions de la République ») ? Pourra-t-on dénoncer le népotisme et la corruption (la « vie privée » et « l'honneur ») ? Pourra-t-on évoquer les séparatistes de Casamance (l'« intégrité territoriale ») ? Sans doute pas. On n'abordera pas les sujets qui fâchent sans être mis à l'amende par ce collège, qui devra déterminer qui a respecté ou non l'éthique et la déontologie. Les journalistes n'auront qu'à bien se tenir. Du reste, s'ils souhaitent contester les sanctions prononcées par le CNRA devant le Conseil d'Etat, les journalistes devront tout de même se soumettre aux diktats de l'autorité de régulation. Un tel recours, dit la loi, « n'est pas suspensif ». Payez d'abord ou taisez-vous, nous verrons plus tard qui avait raison.
C'est l'évidence : les règles démocratiques exigent que la légitimité de l'instance de régulation des médias soient reconnue à la fois par le gouvernement et par les professionnels de l'information. Si tel n'était pas le cas, tous les abus pourraient se déguiser sous le prétexte de la contestation vertueuse. La relation de reconnaissance mutuelle entre le gouvernement et la presse serait brisée. Le Conseil pour le respect de l'éthique et de la déontologie (CRED), que les journalistes avaient mis en place de leur propre initiative, serait dépouillé de toute autorité. En le mettant en place, le Syndicat des professionnels de l'information et de la communication du Sénégal (SYNPICS) souhaitait à juste titre consacrer le fait qu'en « matière d'honneur, le journaliste ne reconnaît que le tribunal de ses pairs ». Or, on ne peut à la fois exiger que la presse soit responsable et la dessaisir des moyens qu'elle s'est donnés pour faire respecter l'éthique et la déontologie au sein de la profession.
Il ne servirait donc à rien de dépénaliser les délits de presse, comme le Sénégal l'a promis, et d'instituer une créature bureaucratique régissant les médias sans leur participation. Lors des crises, le gouvernement se défausserait hypocritement sur le CNRA, en s'appuyant sur son indépendance pourtant contestable. De son côté, la presse indocile ferait tout ce qui est en son pouvoir pour saboter cette machine à sanctionner. Aucun problème ne serait réglé. Il en existerait de nouveaux.
La loi n°38/2005 doit être oubliée avant d'avoir pu naître. Aujourd'hui, au Sénégal, le gouvernement et la presse ont besoin de renouer un dialogue serein. Il peut avoir une traduction concrète et indispensable : la mise en place d'une autorité de régulation des médias qui ne ressemble ni à un conseil de famille, ni à une assemblée corporatiste. Ce chantier doit être ouvert sans délai.