Reporters sans frontières a rendu public un rapport sur la situation de la liberté de la presse en Côte d'Ivoire intitulé : "Patriotisme exacerbé et diabolisation de la presse internationale". Dans ses recommandations, l'organisation demande notamment au Conseil de sécurité des Nations unies de saisir la Cour pénale internationale.
Menaces, agressions, arrestations de journalistes, médias saccagés, émetteurs sabotés, dérives xénophobes : à chaque crise, le scénario est quasi identique. Une partie de la presse se transforme en véritables brûlots haineux et racistes. Des correspondants de la presse étrangère et des journalistes locaux sont pris à partie. Les médias d'Etat relaient la propagande officielle. Les événements du 19 septembre 2002 ont plongé la Côte d'Ivoire dans la période la plus troublée de son histoire. D'une tentative de coup d'Etat, on est passé à une véritable rébellion qui contrôle une partie du territoire. Pour la presse, les coups viennent de toutes parts : des forces armées - militaires, policiers ou gendarmes - comme des rebelles. Aujourd'hui, aucun média ne se sent en sécurité.
Dès le début des événements, les journaux des différentes forces politiques se sont lancé dans une surenchère. Les militants du Front populaire ivoirien (FPI, parti du président de la République, Laurent Gbagbo) se sont mobilisés pour l'effort de guerre, relayés tous les jours par les articles de Notre Voie ou du National. Le président du Rassemblement des républicains (RDR, opposition), Alassane Dramane Ouattara, accusé d'être le complice des rebelles par une partie de la presse, s'est réfugié à l'ambassade de France, tandis que les journaux proches de ce parti - Le Patriote, Tassouman, Le Libéral - cessaient de paraître par peur des représailles.
Rumeurs, désinformation et propos haineux
Les Ivoiriens sont mal informés. A de rares exceptions près, les médias locaux ont déserté le terrain de l'information au profit de commentaires et d'éditoriaux partisans. Quant aux radios internationales, qu'il s'agisse de Radio France Internationale (RFI), de la British Braodcasting Corporation (BBC) ou d'Africa N°1, elles ont été interdites de diffusion sur la bande FM dès le surlendemain de la tentative de coup d'Etat. De ce fait, l'opinion publique ivoirienne est ballottée entre rumeurs et fausses informations. On l'a vu notamment lors de la bataille de Bouaké quand les médias officiels et de nombreux journaux privés ont annoncé la reprise de la ville par les forces armées alors qu'il n'en était rien.
Déjà, lors des événements d'octobre 2000, un certain nombre de médias privés s'étaient illustrés par des propos racistes et haineux. Leurs cibles à l'époque : les étrangers et l'opposant Alassane Dramane Ouattara (photo). Le quotidien Le National s'était distingué en traitant l'ancien Premier ministre de "fils d'émigrés voltaïques", de "négro-américain", et sa femme de "juive blanche". Le National n'était pas le seul, d'autres titres comme Le Bûcheron, L'œil du Peuple ou Notre Voie avaient été épinglés par l'Observatoire de la liberté de la presse, de l'éthique et de la déontologie (OLPED) qui les avait alors accusés d'inciter à la "violence et à la xénophobie".
Ce scénario se répète depuis le 19 septembre 2002. Cette fois, dans le collimateur des titres proches du pouvoir comme des médias d'Etat : la presse étrangère, la France, et à nouveau le responsable du RDR. Le National est une fois encore le plus virulent, multipliant les attaques verbales, les appels à la violence et les propos injurieux et calomnieux. Tous les éléments sont réunis pour faire de ce titre un véritable "média de la haine". Mais d'autres titres ne sont pas en reste : le quotidien progouvernemental Notre Voie et le journal L'œil du Peuple jettent régulièrement de l'huile sur le feu.
Elan patriotique et diabolisation de la presse étrangère
Les médias d'Etat et d'autres journaux privés se sont immédiatement associés à l'effort de guerre et aux appels du gouvernement en faveur d'une mobilisation générale. Si l'on peut comprendre une telle attitude, cet élan patriotique s'est parfois transformé en un nationalisme exacerbé, certains n'hésitant pas à montrer du doigt les "étrangers" au risque d'en faire les boucs émissaires de la crise qui secoue actuellement le pays.
Si la presse étrangère n'est pas à l'abri de critiques - "On n'a pas toujours été brillants dans cette histoire", concédait un correspondant étranger -, rien ne saurait justifier les attaques virulentes émanant des autorités comme d'une partie de la presse privée et des médias gouvernementaux. Ces attaques, parfois nominatives, ont créé un climat d'insécurité, aboutissant, dans certains cas, à des agressions physiques.
La presse locale menacée
En un mois, deux rédactions ont été saccagées, plusieurs journalistes ont été agressés et on ne compte plus le nombre de menaces anonymes reçues par les rédactions. Selon Alfred Dan Moussa, président de l'OLPED, "aucun organe de presse n'est en sécurité dans le pays". Dans les jours qui suivent la tentative de coup d'Etat, l'Observatoire demande au gouvernement de "tout mettre en œuvre pour assurer la sécurité des journalistes dans l'exercice de leur métier en ces temps difficiles". L'instance de régulation ajoute que "si l'intoxication, la désinformation et la manipulation de l'information entraînent de graves conséquences, l'absence d'information donne naissance à la rumeur et entraîne des conséquences tout aussi graves".
Saisies à plusieurs reprises, les autorités n'ont pas encore pris de mesures concrètes afin de garantir la sécurité des journalistes en Côte d'Ivoire. Le ministre de la Communication, Séry Bailly, se plaît à répéter que "la meilleure sécurité pour les journalistes réside dans leur traitement correct de l'information". L'autocensure, encouragée dans cette déclaration, est effectivement devenue une pratique courante dans les rédactions ivoiriennes.
Le 18 octobre, le ministre durcit enfin le ton, déplorant et condamnant "toutes ces agressions et toutes ces menaces". Lors d'une allocation à la télévision nationale, il a invité "les uns et les autres à laisser les journalistes tranquilles et à leur donner une chance de contribuer à la défense de la liberté et à l'édification de la nation".
La presse proche du RDR est la plus exposée
Entre le 20 septembre et le 9 octobre, aucun titre proche du RDR ne paraît dans les kiosques. Le rédacteur en chef du Patriote, Meité Sindou, a expliqué à Reporters sans frontières que, dès le début, l'équipe du journal s'est sentie menacée. A la radio et à la télévision étatiques, des auditeurs sont intervenus pour affirmer que les journalistes du Patriote et du Libéral étaient responsables de la crise en cours.
Le 21 septembre, lors d'un meeting organisé par la Jeunesse du parti au pouvoir (JFPI), le Congrès panafricain des jeunes patriotes (COJEP) et la Fédération estudiantine et scolaire de Côte d'Ivoire (FESCI), des menaces directes sont proférées à l'encontre des journaux proches du RDR. Les responsables de ces associations affirment que si ces titres reparaissent ils vont d'abord casser les kiosques qui les vendent, ensuite prendre à partie les journalistes et finalement incendier le siège du Patriote. Deux jours plus tard, Mamady Keita, reporter du Patriote, est agressé par des membres d'un mouvement de jeunesse proche du chef de l'Etat qui l'accusent d'être un espion. Le journaliste est blessé au crâne et à l'arcade sourcilière. Le 2 octobre, un journaliste de la télévision publique explique en direct que "l'atmosphère" a été préparée par certains médias. Il cite le nom de Tassouman et montre à l'antenne la dernière une du Patriote, deux journaux proches du RDR.
Pendant toute cette période, les journalistes de ces médias restent chez eux et ne se rendent plus à leurs bureaux. Le 10 octobre, Le Patriote reparaît après une concertation entre l'OLPED et les professionnels. Mais les journalistes continuent d'écrire à leur domicile ou dans des endroits tenus secrets. Au siège, seule l'imprimerie fonctionne encore. Selon Meité Sindou, les journalistes ne travaillent plus de la même manière. "Il nous est totalement impossible de couvrir des manifestations sur la voie publique par exemple. Dans certains cas, nous sommes obligés de demander des informations à d'autres confrères qui peuvent encore se rendre sur le terrain", explique le rédacteur en chef. L'accès à l'information officielle est également plus difficile qu'à l'accoutumée. De très nombreux responsables publics ne souhaitent pas parler aux journalistes du Libéral ou du Patriote. Ce dernier n'est par ailleurs plus distribué autour de Gagnoa (région natale du président de la République) car des sympathisants du pouvoir en place menacent les agents locaux de la société de distribution, Edipresse.
Face à ces pressions, la direction du Patriote demande au ministre de la Communication, début octobre, de prendre des mesures pour assurer la protection des journalistes et des rédactions. Le ministre répond que la situation difficile dans laquelle est plongé le pays rend impossible la présence d'un policier dans chaque journal.
Le 16 octobre, vers 9 h 30, un groupe d'une cinquantaine d'individus en civil, dont certains armés, forcent le portail du siège du groupe de presse Mayama (photo), qui édite les quotidiens Le Patriote et Tassouman, et l'hebdomadaire Abidjan Magazine. Ils saccagent l'ensemble du matériel de la rédaction et notamment le poste de contrôle de l'imprimerie du groupe.
Le lendemain, un peu après 20 heures, une vingtaine d'hommes en treillis, armés de fusils-mitrailleurs, se rendent à bord de véhicules tout-terrain devant les locaux de Radio Nostalgie, situés dans le quartier du Plateau, à Abidjan. Ils agressent le gardien à l'entrée et tirent sur les caméras de surveillance. Ils pénètrent ensuite dans les locaux et saccagent l'ensemble du studio et des bureaux. Au moins un coup de feu est tiré dans un écran du studio d'enregistrement. Tout le matériel, sans exception, est détruit. Le montant des dégâts est estimé à plus de 200 millions de francs CFA (environ 305 000 euros), selon l'un des responsables de la station. "Aujourd'hui, on s'attaque au matériel. Quand s'en prendra-t-on aux hommes ?" s'interroge ce dernier. Depuis le début de la crise, la station avait cessé de diffuser ses bulletins d'informations afin d'éviter toute accusation de parti pris. Le président-directeur général de Radio Nostalgie, Hamed Bakayoko, est également l'un des actionnaires principaux du groupe de presse Mayama et un proche d'Alassane Dramane Ouattara.
Les autres journaux ne sont pas épargnés
Le 14 octobre, en fin de journée, César Etou, rédacteur en chef du quotidien Notre Voie est victime d'une agression à Abidjan. Il se trouve au volant de sa voiture quand trois hommes en brisent les vitres pour tenter de saisir le journaliste. César Etou parvient à sortir de son véhicule et à s'enfuir. Selon lui, les hommes n'en voulaient pas à son véhicule, mais avaient une motivation plus politique. "Ces derniers temps, je suis souvent intervenu à la radio pour analyser la crise en cours. Je reçois sans cesse des appels menaçants", a expliqué César Etou à Reporters sans frontières.
Le même jour, Le Nouveau Réveil (quotidien privé proche du Parti démocratique de Côte d'Ivoire - PDCI - de l'ancien chef de l'Etat, Henri Konan Bédié) publie, sur une pleine page, un "appel à la communauté internationale et à tous les défenseurs des droits de l'homme" annonçant "l'enlèvement programmé du directeur de publication et des journalistes du Nouveau Réveil par des proches du pouvoir FPI" (Front populaire ivoirien, parti du Président). Le directeur de publication, Denis Kah Zion, a expliqué à Reporters sans frontières que la rédaction reçoit de nombreux appels anonymes menaçants depuis la publication, en une de l'édition du 3 octobre, d'un article intitulé "Sauver la patrie ou sauver Gbagbo". Le journal s'étonnait que de nombreuses personnes "confondent la Côte d'Ivoire une et indivisible et le FPI (…) et confondent le combat que tous les patriotes doivent mener et le combat pour Gbagbo lui-même". Selon la direction du Nouveau Réveil, des journalistes proches du pouvoir l'auraient avertie que des gendarmes en avaient "marre de (leurs) écrits".
La rédaction du quotidien indépendant 24 Heures s'est également plainte de menaces répétées pendant les deux premières semaines de la crise. "On nous accusait d'être le journal des rebelles", raconte l'un des animateurs de la publication. Le capitaine Aka, un responsable de l'information au sein de l'armée, a menacé un journaliste de la rédaction au téléphone : "C'est vous qui écrivez "mutinerie" ou "coup d'Etat" alors qu'il faut écrire "terroristes" et "agression extérieure". Quand vous allez être attaqués, les rebelles vont vous défendre. Vous n'êtes pas les bienvenus." Le directeur de la publication, Abdoulaye Sangaré, affirme qu'il a dû s'autocensurer sur les conseils de certains diplomates en poste à Abidjan informés du mécontentement du gouvernement et de l'armée. Entre le 20 et le 25 septembre, le quotidien publiait tous les jours en une le surtitre "Mutinerie ou tentative de coup d'Etat". A partir du 26, le journal a décidé de ne laisser que "Tentative de coup d'Etat".
Les médias soutenant le pouvoir bénéficient par ailleurs d'un traitement de faveur. Ainsi, seule la rédaction de Notre Voie est protégée par la police en fin de journée et pendant la nuit. Selon les autorités, c'est le journal qui paie lui-même cette protection. Plusieurs autres rédactions font appel à des sociétés de gardiennage privées. Les forces de l'ordre accompagnent chaque soir les journalistes de Notre Voie à l'imprimerie et ensuite à leur domicile après le couvre-feu, maintenu par les autorités à partir de 21 heures tous les soirs, permettant ainsi de retarder le délai de bouclage et de travailler dans de meilleures conditions. Les journaux indépendants ou d'opposition sont contraints de boucler beaucoup plus tôt.
La presse internationale attaquée de toutes parts
Selon le ministère de la Communication, plus de deux cents accréditations ont été délivrées à des journalistes étrangers depuis le début de la crise. Aussitôt passée la tentative de coup d'Etat, la presse étrangère a commencé à être sévèrement critiquée et accusée de faire le jeu des rebelles. Ce sont les autorités ivoiriennes qui, les premières, ont désigné les journalistes étrangers comme complices des rebelles et de leur volonté de "déstabiliser le pays". Par leurs déclarations, la présidence de la République, le ministère de la Communication, le Conseil national de la communication audiovisuelle (CNCA) et les médias d'Etat se sont associés aux journaux privés les plus virulents, confortant ainsi la population dans l'idée que la presse internationale était en partie responsable des événements. En ce sens, les autorités et les médias publics n'ont fait que rendre plus délicates encore les conditions de travail des journalistes étrangers.
La quasi-totalité des représentants de la presse étrangère rencontrés affirment que ces menaces répétées affectent gravement leur liberté de mouvement. Les journalistes des radios, par exemple, affirment qu'ils ne peuvent plus couvrir les manifestations publiques en toute sécurité. Certains expliquent qu'ils s'y rendent sans leur matériel de peur d'être trop facilement repérables et de voir leur matériel confisqué ou détruit. Plusieurs journalistes étrangers, qui ont couvert d'autres conflits en Afrique, affirment n'avoir jamais connu une telle situation. "Même au Zaïre de Mobutu, les choses étaient plus faciles", confie un envoyé spécial de retour de Côte d'Ivoire.
Le président de l'OLPED, Alfred Dan Moussa, explique que "l'opinion est plus dure avec la presse internationale car elle est censée avoir les moyens et l'expérience nécessaires pour couvrir ce type de crise". Plusieurs correspondants étrangers ou envoyés spéciaux reconnaissent que des erreurs ont été faites et que des commentaires ont parfois manqué de recul. Mais rien ne peut justifier les attaques nominatives dont ils sont l'objets dans Le National, Notre Voie ou L'oeil du Peuple.
Les journalistes étrangers montrés du doigt
Le 23 septembre, le quotidien français Libération publie un article intitulé "Un règlement de comptes déguisé". Le journal affirme qu'il n'y a eu "ni mutinerie, ni coup d'Etat en Côte d'Ivoire", mais quelque chose qui "ressemble fort à un règlement de comptes internes au régime". Le jour même, Alain Toussaint, conseiller du président Laurent Gbagbo, publie une mise au point, affirmant que les allégations du journal sont "extrêmement graves et dangereuses". Il ajoute qu'il s'agit "d'un montage grossier" qui a "pour seule finalité de plonger la Côte d'Ivoire dans la guerre".
Dès le lendemain, la presse locale prend le relais. Le quotidien Le National publie un article intitulé "RFI, BBC, Africa N°1, AFP, le danger permanent". Le journal cite les noms de correspondants de médias internationaux en affirmant qu'ils ont "choisi le camp des agresseurs". L'article conclut : "Désormais, les Ivoiriens sont fixés. Au nombre de leurs ennemis, il faut compter ces radios achetées qui ne relaient que la voix de leur maître." Ces propos, tenus quelques jours seulement après la tentative de coup d'Etat, mettent en danger les journalistes cités. A tel point que certains ne dorment pas chez eux pendant plusieurs jours. Le lendemain de la publication, le correspondant d'Africa N°1 se rend à la rédaction du National pour demander des explications. L'auteur de l'article s'excuse et dit qu'il n'a pas d'exemples en particulier de "mauvais reportages", que c'est un article "en général".
Le même jour, Notre Voie titre "BBC, RFI, AFP, les autres adversaires de la Côte d'Ivoire". Le journal explique que la nation "n'a pas que pour seuls adversaires les terroristes. Elle en a d'autres et non des moindres. Il s'agit de la presse internationale, notamment les stations des radios BBC et RFI mais aussi l'AFP". Notre Voie accuse la presse internationale de mentir délibérément et de "défendre les intérêts de ceux qui (leur) donnent à manger".
En quelques jours, une bonne partie de la population est dressée contre la presse internationale. Fin septembre, un garde à l'entrée de la résidence du président de la République menace des journalistes étrangers venus faire leur travail : "Vous, la presse internationale, vous finirez tous fusillés comme au Rwanda."
Le siège de Reporters sans frontières à Paris reçoit des coups de fils de ressortissants ivoiriens vivant à l'étranger qui souhaitent "porter plainte" contre les médias internationaux. Un courrier électronique, reçu le 30 septembre, est plus menaçant : "On n'a pas forcément besoin de ces chaînes en Côte d'Ivoire. Nous savons qu'elle n'ont jamais parlé en bien de la Côte d'Ivoire. Leur contribution au développement de notre pays est nulle. Qu'elles nous fichent la paix. Dans quelques jours, notre pays sera libéré et on verra qui est qui."
Le 4 octobre, le ministre de l'Information, Séry Bailly, se fait l'écho de ces critiques et exhorte les médias étrangers à l'objectivité. "Je vous demande simplement de faire un effort pour équilibrer l'information, la rendre objective et la relativiser dans cette crise majeure que traverse la Côte d'Ivoire", déclare le ministre lors d'une rencontre avec des représentants de la presse étrangère. Interrogé sur certains articles particulièrement virulents de journaux privés nationaux, le ministre reconnaît qu'il n'est pas "correct de désigner des journalistes à la vindicte populaire".
Le 9 octobre, Notre Voie accuse la presse française de participer "à l'œuvre de diabolisation de la Côte d'Ivoire et de son gouvernement". Depuis le 19 septembre, ajoute le journal, "la presse occidentale et en particulier les organes de presse français, comme la Radio mille collines pendant le génocide du Rwanda, allaient travestir de jour en jour les faits sous le regard médusé de la communauté nationale ivoirienne". Le même jour, Le National est encore plus virulent : "Pas de remords pour ces charognards et autres vautours qui hier ont fait bombance avec les cadavres des Rwandais, des Burundais, qui jonchaient le sol après leur barbarie." Un peu plus loin, le ton se fait menaçant : "L'heure viendra et elle est déjà arrivée où Alassane Dramane Ouattara et tous ses serveurs de thé paieront le prix de leur ignominie, de leurs crimes contre l'humanité (…). Les médias au service des terroristes auront aussi leur châtiment."
Le lendemain, Notre Voie cite des noms. Dans un article intitulé "La désinformation continue sur les médias occidentaux", on peut lire que "toute la presse occidentale est engagée dans une logique d'embrasement vaille que vaille de la Côte d'Ivoire au nom d'intérêts que Ouattara Mohamed Junior (journaliste à l'AFP), Jean Hélène (rédacteur en chef du service Afrique de RFI), Denise Epoté-Durand (TV5) et bien d'autres journalistes de médias occidentaux savent". Selon le journal, ces "négriers des temps modernes (...) ces rapaces ne sont que de vils corrompus accomplissant leur sale besogne de destruction de l'Afrique". Notre Voie affirme en savoir plus sur le rôle des médias étrangers : "Ils soutiennent les terroristes et leur objectif c'est de salir le régime du président Laurent Gbagbo pour légitimer la déstabilisation de la Côte d'Ivoire."
Le 14 octobre, le CNCA publie un rapport dénonçant "le déséquilibre dans le traitement de l'information". Le conseil affirme que la BBC et RFI accordent plus de temps d'antenne aux rebelles et à leurs activités qu'aux autorités. L'instance de régulation reproche également à la BBC d'avoir annoncé, à tort, la mort du général Mathias Doué, chef d'état-major des armées, le 20 septembre dans la soirée. De son côté, la radio britannique affirme avoir employé le conditionnel concernant le sort du général Doué et ajouté que ces informations restaient à vérifier. Dès le lendemain matin, la station a diffusé plusieurs fois un rectificatif et accordé une interview au ministre de la Communication.
Les médias d'Etat (télévision et radio), en position de monopole dans le domaine de l'information (Radio Nostalgie a suspendu ses bulletins d'information dès la tentative de coup d'Etat), ne sont pas en reste dans cette diabolisation de la presse internationale. A plusieurs reprises, des journalistes ou des auditeurs intervenant en direct à l'antenne ont accusé les journalistes étrangers de complicité avec les rebelles. Quelques jours après la tentative de coup d'Etat, des auditeurs citent déjà des noms de journalistes étrangers présents en Côte d'Ivoire, dans le cadre d'une émission de la radio nationale. Fin septembre, lors d'une manifestation, le député Mamadou Ben Soumahoro s'en prend de manière virulente à la presse française et donne même les adresses des bureaux de l'Agence France-Presse (AFP) et de RFI à Abidjan, invitant la population à aller leur demander des explications. Les médias d'Etat diffusent cette intervention.
Peu de temps après, la radio nationale cite le nom de la correspondante locale du service en français de la BBC, affirmant qu'elle est un "danger national". Le lendemain, L'œil du Peuple écrit que la journaliste est "droguée et certainement vendue à ADO" (Alassane Dramane Ouattara). La journaliste est également menacée dans son quartier et passe plusieurs nuits à l'hôtel par crainte de représailles. Fin septembre, elle part travailler quelques jours dans un pays limitrophe, le "temps que les choses s'apaisent".
Le passage aux actes : arrestations et agressions
Le 17 octobre 2002, Gaël Mocaer, réalisateur indépendant de nationalité française, est interpellé à son hôtel par des agents de la Direction de surveillance du territoire (DST) ivoirienne. Aucune explication n'est fournie et aucune charge n'est officiellement retenue contre lui. Le cinéaste est présent dans le pays depuis plusieurs semaines pour réaliser un documentaire sur la situation en Côte d'Ivoire à la demande de RFO et de la société Beta Productions. Contacté par Reporters sans frontières quelques jours après cette arrestation, le ministre de la Communication affirme qu'il n'est pas au courant de ce dossier. Finalement, le réalisateur est libéré le 23 octobre en fin de matinée. Il prend aussitôt un avion pour rentrer à Paris.
Par ailleurs, le 25 septembre, Alain Amontchi, cameraman de l'agence de presse Reuters, est pris à partie lors d'une manifestation devant l'ambassade de France à Abidjan. Sa caméra est brisée par plusieurs manifestants qui ne souhaitent pas la présence de la presse étrangère. Près de 3 000 jeunes qui se qualifient eux-mêmes de "patriotes" s'étaient rendus à l'ambassade pour demander à la France de leur remettre l'opposant Alassane Dramane Ouattara. Ce dernier s'est réfugié à l'ambassade de France, craignant pour sa sécurité. Le même jour, un touriste espagnol est également malmené, dans le centre d'Abidjan, par des jeunes qui le prennent pour un journaliste étranger. Le touriste est secouru par des policiers en civil.
Le 12 octobre, Kate Davenport, de la BBC, est brièvement interpellée alors qu'elle couvre la destruction de certains quartiers précaires d'Abidjan. La police affirme que c'est pour la protéger de la "foule en colère". La journaliste est retenue au poste pendant quatre heures avant d'être libérée.
D'autres journalistes, de la chaîne de télévision France 2 et de l'agence de presse audiovisuelle CAPA notamment, ont également été menacés par les forces armées ou par des manifestants soutenant le pouvoir en place. Une partie de leur matériel a été endommagée ou confisquée.
Les radios internationales censurées
Depuis le 22 septembre, RFI et la BBC ne sont plus captées en modulation de fréquence (FM) en Côte d'Ivoire. La station Africa N°1 est dans la même situation depuis le 23 septembre. Le ministre de la Communication par intérim, Lia Bi Douayaoua, avait aussitôt déclaré n'avoir "donné aucune instruction en ce sens".
Selon des agents de sécurité présents au moment des faits, des hommes en uniforme sont venus en plein jour et ont fracturé la porte du local des émetteurs des trois stations avant de dérober du matériel. "Ce sont des gendarmes, précise un responsable de la maintenance des émetteurs. Ils ont pris les cartes audio sans rien casser. Ils devaient être accompagnés d'un technicien. Pour l'instant, personne ne nous a demandé de reprendre la diffusion".
Dans la nuit du 4 au 5 octobre, à Abidjan, l'émetteur de la chaîne de télévision francophone TV5 est saboté. Selon l'AFP, un incendie volontaire aurait détruit le système de refroidissement de l'émetteur. Ce matériel permettait à la chaîne de diffuser ses programmes sur le réseau hertzien, touchant ainsi une plus grande partie de la population dans la région de la capitale. La diffusion hertzienne de TV5 n'a toujours pas repris. En revanche, les quelques milliers d'abonnés à un bouquet satellite peuvent encore capter la chaîne francophone.
Lors de sa rencontre avec Reporters sans frontières, le ministre de la Communication a déclaré, à propos des trois radios internationales censurées, qu'une "enquête est en cours" et qu'il attend les résultats. Il suffirait pourtant d'un simple coup de téléphone des autorités à la société de maintenance des émetteurs pour que les radios internationales diffusent à nouveau en FM à Abidjan.
Des médias xénophobes
"Nous les journalistes ivoiriens, nous avons préparé la guerre. Il faut assumer nos responsabilités. Avec nos verbes haineux, nos diatribes, on a préparé la guerre dans l'esprit des Ivoiriens", confie Diégou Bailly, ancien directeur de publication du Jour et aujourd'hui président du CNCA.
Depuis le 19 septembre, des titres comme Le National ou L'oeil du Peuple, mais aussi le journal gouvernemental Notre Voie, ont publié des articles attisant la haine contre les étrangers et les opposants. On ne compte plus le nombre de propos injurieux, diffamatoires ou calomnieux parus dans ces titres. Le National, tout particulièrement, jette constamment de l'huile sur le feu, mettant endanger de nombreuses personnes. Le gouvernement, par son silence sur la question, encourage ces journaux à continuer et, dans ce domaine, les communiqués de l'OLPED ne sont pas assez sévères et semblent inefficaces.
ADO dans le collimateur
Plusieurs titres de la presse privée continuent de mener une campagne anti-Alassane Dramane Ouattara (ADO), le président du Rassemblement des républicains (RDR), l'accusant d'être à la tête des rebelles qui ont pris position dans le nord du pays. Ainsi, dès le 24 septembre, deux journaux proches du pouvoir, Le National et La Bombe, affirment, sans aucune preuve, que la responsabilité de l'opposant dans la tentative de coup d'Etat ne fait aucun doute. Selon Le National, le président du RDR a "réquisitionné des véhicules 4x4 pour assurer le ravitaillement" des militaires insurgés.
Le lendemain, le journal proche du FPI, Notre Voie, publie un article intitulé "Depuis l'ambassade de France, Dramane Ouattara continue d'intoxiquer l'opinion internationale". L'article accuse ADO et sa "radio-partenaire, RFI" de faire de la "désinformation à propos de la tentative de coup d'Etat". Le 9 octobre, selon le même journal, "cet originaire et national du Burkina Faso" est responsable de "nombreuses tentatives de prise de pouvoir par la force en Côte d'Ivoire". Quelques jours plus tard, Notre Voie ajoute que "c'est le RDR qui massacre les Ivoiriens".
Le National du 9 octobre affirme "qu'à partir d'un simple jeu de mots" avec les lettres qui composent le nom d'Alassane Dramane Ouattara, on peut obtenir les mots suivants : "satan", "démon", "meurtre", "torture". Le journaliste ajoute, dans une explication totalement incompréhensible, qu'on obtient le chiffre 666, symbole du mal, avec les initiales de l'opposant, ADO. Enfin, l'article se termine par une véritable menace de mort : "Son sort est connu car la potence est prête."
Le 18 octobre, selon Le National, un Ivoirien en voyage en Inde, aurait rendu visite à un gourou que venait de "consulter" Alassane Dramane Ouattara. Ce gourou aurait expliqué que l'opposant est "le diable" incarné : "Cet être vivant n'est pas un homme, c'est Satan en personne (...) Il va détruire un jour son pays et sa sous-région." Le National explique qu'il faudrait effectuer le voyage en Inde pour "trouver l'antidote qui va exorciser et extirper le mal"...
Le sentiment anti-français
Depuis début octobre, l'ambassadeur de France, Renaud Vignal, est victime d'une campagne de dénigrement de la part de certains journaux proches du pouvoir. Par exemple, L'œil du Peuple titre en une de son édition du 14 octobre "Renaud Vignal montre son visage de génocidaire avéré". A l'intérieur du journal, il est écrit que "sur le terrain de la déstabilisation, il est inégalable. Il était hier au Rwanda et au Congo Brazza. De ces deux pays, il ne reste plus que cendre et désolation aujourd'hui". Le même jour, Le National ajoute que l'ambassadeur de France "attire la guerre" et qu'il a "carrément mis sous le boisseau les intérêts de la France pour combattre souterrainement aux côtés des hommes de Alassane Dramane Ouattara qui occupent, par sa faute, une partie du territoire ivoirien depuis le 19 septembre 2002". Le 15 octobre, L'œil du Peuple appelle au départ de Renaud Vignal : "Cet individu qui, du reste, n'a pas la tête d'un ange, doit partir de la Côte d'Ivoire. Il porte la poisse au peuple ivoirien."
D'une manière générale, la France est régulièrement accusée d'avoir pris fait et cause pour les rebelles et de chercher à renverser le régime de Laurent Gbagbo. Le National du 15 octobre menace à demi-mot le pays : "Que la France de Chirac se rappelle un peu l'histoire de la création du réseau Al-Qaïda. Même si notre pays n'a pas les mêmes moyens que Ben Laden et ses hommes, le peuple ivoirien utilisera tous les moyens légaux en sa possession pour contrecarrer le plan de Chirac."
Le comportement des médias d'Etat
De l'avis de plusieurs journalistes locaux, les médias publics ivoiriens jouent un rôle néfaste dans cette crise. Outils de propagande du pouvoir en place, ces organes de presse ne participent pas à l'apaisement et contribuent pour une large part à la désinformation du public. En effet, en ne montrant qu'une seule face des événements, et en élaborant des commentaires "va-t'en guerre", les journalistes de ces médias n'informent pas correctement les populations. Le 17 octobre, le quotidien ivoirien Fraternité-Matin publie un article sur les rumeurs et la désinformation autour des événements à Bouaké. Selon le journaliste sur place, la situation dans la ville est relativement calme, mais cette "paix des braves" est quelquefois troublée par "la télévision et la radio nationales dont toutes les émissions ne sont pas faites pour calmer les esprits".
Des propos incendiaires
Le 6 octobre, un journaliste de la Radio-télévision ivoirienne (RTI) déclare à l'antenne que la "clef de la victoire" est dans l'expulsion des Burkinabés. "Selon les chiffres du recensement général de la population réalisé en 1998, les Burkinabés représentent 50% de la population étrangère vivant en Côte d'Ivoire, avec un nombre de 2 338 540 individus (…) Il suffirait tout simplement d'expulser vers le Faso ne serait-ce que 500 000 Burkinabés pour que le chef du pays des hommes intègres, chef actuel de la guerre contre la Côte d'Ivoire, et ses suppôts, comprennent bien le rôle de la Côte d'Ivoire en Afrique de l'Ouest", explique le journaliste de la RTI. Le chroniqueur ajoute : "Si pour avoir voulu éviter le surnombre et l'invasion, un pays comme le Gabon a expulsé en temps de paix plusieurs milliers d'Africains (…) pourquoi la Côte d'Ivoire, qui est en temps de guerre, ne mettrait pas dehors ceux qui sont principalement à la base de nos malheurs ?"
Deux jours plus tard, de plus en plus critiqué par la communauté internationale pour son laisser-faire encourageant une montée de la xénophobie dans le pays, le chef de l'Etat appelle ses compatriotes à ne pas attaquer les Français et les immigrés ouest-africains qui vivent sur leur sol. Dans un discours à la télévision nationale, Laurent Gbagbo (photo) demande aux Ivoiriens de "laisser les Français tranquilles" et de "ne pas attaquer les étrangers". Si les choses s'améliorent alors au sein des médias d'Etat, il n'en est pas de même dans certains médias privés qui soutiennent le régime. Le lendemain de cette déclaration, Notre Voie écrit que "les communautés maliennes et burkinabés, de confession musulmane, ont pris en otages les Ivoiriens du Nord dans leur combat pour s'approprier le sol hospitalier de Côte d'Ivoire".
Des médias de propagande au service du pouvoir
Depuis le 19 septembre, les médias d'Etat ne font que relayer la propagande officielle. Ainsi, par exemple, ils n'ont pas annoncé la prise de Daloa (ouest du pays) par les rebelles. En revanche, ils ont diffusé des heures de reportage ou de commentaires lorsque cette ville a été libérée. Cet exemple illustre bien le parti pris des médias d'Etat dans la crise. Ceci a conduit l'AFP à écrire que "dans les journaux télévisés nationaux, l'heure est au patriotisme. Les reportages sur les traces des combats (…) s'enchaînent, suivis de proclamations et témoignages de nationalisme. Mais rien sur les opérations de nettoyage de plusieurs bidonvilles où vivent des émigrés".
Autre exemple, le 7 octobre, le ministre de la Défense, Lida Kouassi, affirme, sur la radio nationale, que la ville de Bouaké "sera sécurisée d'ici à demain". Quelques instants plus tard, la radio invite la population à descendre dans la rue pour célébrer la victoire avec klaxons et sifflets. Le même jour, la télévision nationale diffuse des images qui, selon le commentaire, montrent Bouaké libérée. Mais ces images ont en réalité été tournées par une équipe de France 2 dans la région d'Abidjan et avaient été diffusées quelques heures plus tôt sur TV5.
Le lendemain, Renaud Vignal, ambassadeur de France en Côte d'Ivoire, adresse une lettre au président de la République ivoirienne, s'étonnant de "la conception de l'information de la RTI". L'ambassadeur de France explique qu'après son entretien de la veille avec le chef de l'Etat, une équipe de la télévision nationale est venue lui poser des questions. Dans l'une de ses réponses, Renaud Vignal rappelait qu'il héberge Alassane Dramane Ouattara "à la demande expresse de M. Lida Kouassi, ministre d'Etat, ministre de la Défense". Ces propos n'ont pas été diffusés par la RTI. L'ambassadeur a rappelé que des interventions similaires tenues en public devant le gouvernement et le corps diplomatique, le 23 septembre, avaient déjà été censurées par les médias d'Etat.
Tous les matins, une revue de la presse ivoirienne est réalisée par la radio nationale. Plusieurs journaux privés, dont Le Nouveau Réveil, Le Patriote, Tassouman ou 24 Heures, ont affirmé à Reporters sans frontières que leurs articles n'étaient quasiment jamais repris dans cette revue de presse. En revanche, des émissions ont été organisées pour critiquer des articles de la presse d'opposition. Le Nouveau Réveil, par exemple, a appris après coup qu'une émission avait été diffusée par la radio d'Etat condamnant certaines prises de position du journal. Des journalistes de la presse progouvernementale avaient, eux, été invités à s'exprimer sur le sujet.
Des mises à l'écart sur des bases ethniques et politiques
Dans les jours qui ont suivi la tentative de coup d'Etat du 19 septembre, plusieurs dizaines d'employés de la radio et de la télévision publiques n'ont pas été autorisés à reprendre leur travail. A l'entrée des bâtiments des deux médias, des agents de sécurité disposent d'une liste des personnes autorisées à y pénétrer. Tous ceux dont les noms ne figurent pas sur cette liste ne travaillent plus. Officiellement, il s'agit de préserver la sécurité du personnel. Mais plusieurs employés mis à l'écart estiment qu'on leur reproche en fait de soutenir le RDR ou d'être originaires du nord du pays. Douze journalistes de la télévision ne travailleraient plus depuis fin septembre. Cette mise à l'écart sur des bases ethniques et politiques ne semble concerner que les journalistes et non les autres catégories de personnel.
Sous couvert d'anonymat, un employé de la direction des programmes à la télévision nationale, affirme qu'il est privé de son travail depuis le 21 septembre. Quelques jours plus tard, il a quand même souhaité conduire ses enfants malades à l'infirmerie de la télévision, où il a l'habitude de se faire soigner, mais on lui en a refusé l'accès. Un autre journaliste de la télévision confirme : "Je me suis rendu à l'infirmerie car j'étais un peu souffrant et on est venu me chercher dans la salle d'attente de l'infirmerie pour m'expulser des lieux."
Deux autres journalistes de la télévision nationale, qui ont préféré garder l'anonymat, sont persuadés d'avoir été délibérément écartés de l'antenne. "Tous les journalistes qui ne travaillent plus sont du Nord ou supposés membres du RDR. Quasiment tous ceux qui restent sont Bétés", a confié l'un des deux à Reporters sans frontières. "Au début, on nous a dit que la liste de ceux qui ne travaillent pas serait tournante, mais ça fait plus de trois semaines et ce sont toujours les mêmes qui sont dehors", ajoute-t-il.
La direction de la RTI dément catégoriquement ces informations. Selon le directeur général de la télévision, l'entreprise a dû réduire son effectif pour des "raisons de sécurité". Selon lui, "aucun tri n'a été fait parmi le personnel". De son côté, Le National, une fois encore, a cherché à envenimer la situation. Le 5 octobre, le journal affirme que Alassane Dramane Ouattara a enregistré "un discours de prise de pouvoir" avec des "traîtres qui émargent sur le budget de la RTI". Dix jours plus tard, le quotidien revient à la charge et publie une liste d'une dizaine de noms d'employés de la radio nationale qui militeraient en secret pour "positionner Alassane Dramane Ouattara au pouvoir". Le journal précise que "de lourds soupçons pèsent sur ces hommes et ces femmes, qui ne sont plus les bienvenus à la RTI, pour collaboration avec les forces ennemies".
Les rebelles s'en prennent aussi à la presse
Dans la partie du territoire sous contrôle des forces rebelles, les journalistes ne sont guère mieux lotis. Si les journalistes étrangers sont moins exposés, il n'en est pas de même pour les rares reporters locaux qui se trouvent dans cette zone. Par ailleurs, les rebelles ont bien compris l'enjeu de l'information et se sont dotés, depuis le 21 octobre, de leur propre chaîne de télévision en utilisant le canal de la RTI. Là encore, cette chaîne ne fait que reprendre la propagande officielle et diffuse à longueur de journée les meetings et discours des leaders du Mouvement patriotique de Côte d'Ivoire (MPCI, branche politique de la rébellion armée). Les journaux de la RTI ne sont plus diffusés dans la région de Bouaké.
Le 20 septembre, Christophe Koffi, correspondant de l'AFP au Burkina Faso, se rend dans le nord de la Côte d'Ivoire. Il rencontre l'un des chefs des rebelles à Korhogo qui lui accorde une interview. Deux jours plus tard, ce même chef le contacte et lui demande de venir au camp pour lui donner des informations. Mais quand Christophe Koffi arrive sur les lieux, le militaire ordonne son arrestation immédiate, sans aucune explication. Le journaliste de l'AFP reste pendant cinq jours dans un dortoir vide, gardé par un soldat en armes. Puis, l'un des responsables du camp l'accuse de donner des informations au gouvernement. Le journaliste dément en rappelant qu'il travaille pour une agence internationale. Finalement, au bout d'une semaine, il est repéré par une équipe de la chaîne de télévision française TF1 venue en reportage dans le camp. Les journalistes français parlementent avec les rebelles qui acceptent de laisser repartir Christophe Koffi. Le lendemain, le correspondant de l'AFP est rapatrié à Abidjan par l'armée française, venue chercher des ressortissants français présents à Korhogo.
Des journalistes des médias d'Etat ont également été pris à partie par les rebelles dans la région de Bouaké. Le directeur régional de la RTI, Pierre Lidé, a été détenu pendant plusieurs jours par les rebelles au début des affrontements. Lazare Kouamé, correspondant de l'Agence ivoirienne de presse (AIP), a été détenu pendant 24 heures à Bouaké alors qu'il se rendait à l'hôpital de la ville pour faire le bilan des blessés après des combats avec les forces armées ivoiriennes.
Enfin, à trois reprises, fin septembre et début octobre, les émetteurs de la RTI à Abobo (Abdijan) ont été attaqués et incendiés. Des agents de la sécurité ont été blessés et trois véhicules ont été dérobés. Le ministre de la Communication s'est rendu sur place pour réconforter les employés et a pris des mesures afin de renforcer la sécurité des lieux. Des projecteurs ont notamment été installés à l'intérieur et à l'extérieur du site.
Recommandations
Le 25 octobre, Reporters sans frontières a adressé un courrier au Conseil de sécurité des Nations unies pour lui demander de procéder à l'examen de la situation en Côte d'Ivoire au titre du chapitre VII de la Charte des Nations unies, et de saisir la Cour pénale internationale. La Côte d'Ivoire n'a pas ratifié le statut de la Cour, mais cette dernière peut tout de même exercer sa compétence à propos des événements dans ce pays si elle est directement saisie par le Conseil de sécurité.
L'organisation a notamment demandé qu'une enquête internationale soit diligentée au plus vite afin d'examiner les exactions commises tant du côté des rebelles que du côté des forces gouvernementales. En effet, sans préjuger des autres crimes extrêmement graves, commis notamment à l'encontre des populations civiles, les violences, agressions ou destructions de matériel commises à l'encontre des journalistes depuis le 19 septembre relèvent d'infractions graves du droit international humanitaire et leurs auteurs peuvent, à ce titre, être poursuivis devant la Cour pénale.
Par ailleurs, Reporters sans frontières recommande aux autorités ivoiriennes de prendre des mesures concrètes et immédiates afin de garantir la liberté de la presse en Côte d'Ivoire. Le gouvernement doit offrir une protection aux médias qui la demandent et le président de la République doit publiquement demander aux forces de l'ordre de laisser les professionnels de la presse nationaux et étrangers travailler en toute liberté.
Le gouvernement doit également ordonner le retour des radios internationales sur la bande FM. Il n'y a aucune raison d'attendre le résultat de l'enquête en cours, il suffit simplement de demander à la société chargée de la maintenance des émetteurs de remplacer les pièces défaillantes. Enfin, l'organisation demande au ministère de la Communication de tout mettre en oeuvre afin que les employés de la radio et de la télévision publiques mis à l'écart puissent réintégrer leurs postes au plus vite.
Reporters sans frontières n'adresse pas de recommandations à la presse ivoirienne. Les journalistes n'ont besoin de personne pour savoir que de nombreux propos publiés dans leurs colonnes sont diffamatoires, injurieux et passibles de condamnations devant n'importe quel tribunal dans le monde. C'est à la profession elle-même de régler cette question. L'OLPED tente d'y contribuer dans la mesure de ses moyens. Mais quand des représentants du National sont eux-mêmes membres de l'Observatoire, on peut douter de l'efficacité de l'instance de régulation à lutter contre des manquements graves à l'éthique et à la déontologie. La presse ivoirienne doit faire face à ses responsabilités.
Enquête : Robert Ménard et Jean-François Julliard
Octobre 2002