Neuf recommandations pour améliorer la situation de la liberté de la presse

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Quelques mois avant d'être assassiné, le 31 mai 2004, Aiyathurai Nadesan, correspondant à Batticaloa (est de l'île) de plusieurs médias tamouls et lauréat du prix 2000 du meilleur journaliste tamoul, avait déclaré à Reporters sans frontières : «Nous sommes toujours pris entre plusieurs feux. Il est très dur de vérifier nos informations auprès des forces de sécurité et des Tigres tamouls. Et quand un article sur l'actualité locale est publié depuis Colombo, nous risquons des représailles sur le terrain.» Ses déclarations témoignaient des conditions de travail difficiles des journalistes au Sri Lanka. Les circonstances de l'assassinat de Aiyathurai Nadesan, le premier journaliste tué depuis octobre 2000, sont troublantes et pourraient mettre en péril le fragile cessez-le-feu signé fin 2001. En effet, les collègues et la famille du journaliste suspectent des hommes fidèles au chef de guerre tamoul Karuna d'être les auteurs de ce meurtre. Et le ministre des Médias a récemment reconnu que des membres de l'armée sri lankaise avait aidé le groupe de Karuna, sécessionniste du mouvement des Tigres tamouls (LTTE). Ces derniers exploitent d'ailleurs ces connivences entre les hommes de Karuna et l'armée pour revenir sur leurs engagements dans le processus de paix. Reporters sans frontières redoute que les tensions actuelles replongent le pays dans la guerre. Cet échec conduirait, sans nul doute, à de nouvelles violations très graves de la liberté de la presse. Depuis la victoire, en avril dernier, de l'Alliance pour la liberté du peuple (United People's Freedom Alliance, UPFA) dirigée par la présidente Chandrika Kumaratunga, le pays traverse une période délicate. Des craintes sont apparues sur les chances de maintenir le cessez-le-feu signé avec le mouvement des Tigres tamouls. Lors d'une mission d'enquête au Sri Lanka au début de l'année 2004, Reporters sans frontières a interviewé des dizaines de journalistes. La plupart ont exprimé leurs craintes et leurs frustrations face à une situation beaucoup trop volatile pour affirmer que la liberté de la presse est garantie dans le pays. Près de cent jours après sa formation, Reporters sans frontières a souhaité adresser au nouveau gouvernement du premier ministre Mahinda Rajapakse et à la présidente Chandrika Kumaratunga une série de recommandations qui pourraient aider à améliorer durablement la liberté de la presse au Sri Lanka. L'organisation tente ainsi de relayer les attentes des journalistes sri lankais, notamment des correspondants en province. Reporters sans frontières souhaite également que la communauté internationale, notamment le gouvernement norvégien, en charge de garantir le cessez-le-feu actuel, s'engage davantage pour assurer la sécurité et la liberté des journalistes. Le LTTE doit également changer d'attitude vis-à-vis des médias pour que la presse en tamoul puisse travailler dans de meilleures conditions de sécurité et de liberté. Enfin, l'organisation souhaitait adresser une recommandation à certains titres de la presse sri lankaise qui exploitent parfois les tensions ethniques et politiques au risque d'attiser la haine. 1. LUTTER CONTRE L'IMPUNITÉ L'absence d'enquête sérieuse et de procès dans les assassinats ou les agressions de journalistes a considérablement décrédibilisé l'action de l'Etat en faveur de la liberté de la presse. Les auteurs et les commanditaires des assassinats des journalistes Myilvaganam Nimalarajan, Aiyathurai Nadesan, Rohana Kumara, Nadarajah Atputharajah et Anthony Mariyanayagam survenus au cours des quatre dernières années, n'ont jamais été jugés. Reporters sans frontières a maintes fois dénoncé ce climat d'impunité. Il est urgent pour le gouvernement d'agir. Dans le cas de Aiyathurai Nadesan, correspondant du quotidien en tamoul Virakesari et de la radio en tamoul IBC, Reporters sans frontières redoute que le gouvernement n'engage pas les moyens suffisants pour identifier les auteurs et les faire juger. Certains journaux sri lankais ont fait remarquer qu'aucun ministre n'a condamné publiquement le meurtre du journaliste. Cela augure mal de l'attitude de la police dans cette affaire. A l'opposé, les mouvements tamouls, notamment le LTTE, mobilisent très largement autour de ce crime et celui d'autres personnalités de l'est de l'île. Dans un communiqué, le LTTE a affirmé : «L'assassinat d'intellectuels, de journalistes et d'amis du peuple tamoul est abominable. (…) Ces actions vont sûrement conduire le peuple de cette île vers une période de calamité et de destruction.» Le 26 juin, le site d'information tamilnet.com a affirmé que les «assassins de Nadesan ont été vus à Batticaloa en pleine journée. Personne n'ose témoigner contre eux car ils sont protégés par les services secrets militaires». Selon l'analyse d'un responsable du FMM (organisation sri lankaise de journalistes), les assassinats d'opposants à Karuna, notamment Aiyathurai Nadesan, auraient été possibles grâce à une protection accordée par l'armée. Reporters sans frontières redoute que l'impunité dans l'assassinat de Aiyathurai Nadesan n'ait des conséquences très graves pour l'avenir du pays. L'organisation a maintes fois dénoncé l'impunité qui perdure dans l'assassinat de Myilvaganam Nimalarajan, correspondant de la BBC World Service et de médias tamouls à Jaffna. Malgré les efforts répétés du juge en charge de l'affaire et, à certains moments, de la police, les auteurs et les commanditaires n'ont jamais été jugés. L'incapacité ou le manque de volonté de la police pour finaliser son enquête et réunir les preuves matérielles sont désormais incontestables. Dans le cas de Rohana Kumara, directeur de l'hebdomadaire en cingalais Satana (La Bataille), Reporters sans frontières a démontré dans un rapport publié en mars dernier que l'Etat a engagé des moyens importants pour empêcher que la lumière soit faite et protéger des commanditaires visiblement haut placés. Certains témoins et suspects ont été à leur tour éliminés. L'organisation reste convaincue que des membres ou des hommes proches de la Division de la sécurité présidentielle (Presidential Security Division, PSD) sont impliqués dans cet assassinat perpétré en septembre 1999 et d'autres attaques contre des journalistes. Reporters sans frontières demande la création d'une Cellule spéciale d'investigation indépendante pour relancer, avec le soutien de la communauté internationale, les enquêtes sur les crimes de journalistes. L'organisation souhaite que le Département d'investigation criminelle (CID), l'armée et le bureau du procureur collaborent pleinement pour faire la lumière sur ces assassinats qui restent tous impunis. 2. FAIRE CESSER LES MENACES Au Sri Lanka, les assassinats de journalistes ont presque toujours été précédés de menaces directes de mort. Depuis le début de l'année 2003, Reporters sans frontières a recensé une augmentation sensible du nombre d'intimidations. Pendant la campagne électorale, des journalistes ont été pris à partie par des dirigeants ou des militants de partis en campagne, notamment le Janatha Vimukthi Peramuna (JVP) aujourd'hui membre de l'Alliance au pouvoir. Le 3 mai, Journée internationale de la liberté de la presse, des policiers ont perquisitionné dans des conditions douteuses le domicile de D. Sivaram, responsable du site d'information tamilnet.com, réputé pour dénoncer les abus des forces de sécurité. La police affirme avoir retrouvé des explosifs chez le journaliste. D. Sivaram, également collaborateur régulier du service en tamoul de la BBC World Service, affirme avoir reçu des menaces à la même période : «Je ne compte pas abandonner mon travail d'information, mais je redoute les actions des groupes paramilitaires. Le gouvernement doit faire son travail et garantir notre sécurité.» Certains journalistes ont affirmé à Reporters sans frontières que des groupes armés comptaient se venger de la couverture par tamilnet.com des élections et de la récente sécession du groupe dirigé par Karuna. Les autorités semblent avoir repris leur harcèlement à l'encontre de journalistes ou de médias connus pour leurs enquêtes et leurs critiques. Le bilan des agressions de journalistes pendant les gouvernements de Chandrika Kumaratunga est lourd. En 2000, les autorités avaient reconnu qu'au moins 29 professionnels de l'information avaient été attaqués. Dans 22 cas, l'impunité règne toujours. Ainsi, Lasantha Wickrematunga, menacé à plusieurs reprises, victime d'une tentative d'assassinat, a vu les locaux de son journal, The Sunday Leader, perquisitionnés le 28 mars, à Colombo. Après l'assassinat de Nadesan, les journalistes de l'Est redoutent de nouvelles violences. Deux correspondants à Batticaloa ont fui la région pour se réfugier à Colombo. Ramasamy Thurairatnam, correspondant du groupe de presse Lakehouse et du site d'information tamilnet.com, et Shanmugam Thavarajah, du quotidien Thinakural, avaient reçu des visites menaçantes à leur domicile et sentaient l'étau se resserrer sur eux. Malgré les menaces, ils avaient participé à l'organisation des funérailles de leur confrère Nadesan. Ils affirment que leur vie est en danger car les fidèles du chef de guerre tamoul Karuna ont créé de véritables commandos de la mort chargés d'éliminer des cadres du LTTE et ceux qui les soutiennent. Les associations locales de journalistes ont exprimé leur vive préoccupation. Et les services en tamoul et en cingalais de la BBC ont cessé de diffuser des reportages préparés par les correspondants dans l'Est. Par peur des représailles. Depuis le 25 juin, Thanthiyan Vedanayagam, correspondant du quotidien en tamoul Thinakural à Batticaloa, vit caché. Il a publié un compte rendu de la conférence de presse d'une ancienne fidèle du chef de guerre Karuna qui affirme avoir été protégée par l'armée. Les intimidations existent également dans le Nord. En novembre dernier, un officier des services secrets a interpellé Velupillai Thavachelvam du quotidien en tamoul Virakesari. Avant de le relâcher, il l'a menacé de la sorte : «Des gens comme toi ont eu beaucoup de liberté sous le gouvernement de Ranil (…) mais maintenant la Présidente dirige, et nous pouvons faire ce que nous voulons.» Début 2004, un journaliste du quotidien en tamoul Eelanadu a reçu une lettre anonyme le menaçant de mort. Elle était écrite à l'encre rouge : «Si tu ne nous écoutes pas …» A Colombo cette fois, le 28 mars, une grenade a été lancée sur le domicile de Renor Silva, directeur général du groupe audiovisuel Asian Broadcasting Corporation (ABC), à Colombo. Un garde a été blessé et plusieurs véhicules ont été endommagés lors de cette attaque nocturne. Elle avait probablement pour but d'intimider le directeur qui défend ses cinq stations FM face à l'hostilité du ministre des Médias de l'époque, Lakshman Kadirgamar. En février dernier, le ministère avait informé ABC de l'annulation de la licence d'exploitation de sa chaîne de télévision hertzienne. Ces tensions avaient conduit le gouvernement à créer, en juillet 2003, un Comité chargé de rédiger un rapport sur la liberté de la presse dans l'Est et le Nord pour tenter d'améliorer les conditions de travail des journalistes. Depuis, l'actuel gouvernement semble avoir oublié l'existence même de ce comité. Reporters sans frontières demande la réunion urgente du Comité chargé d'enquêter sur les attaques commises contre des journalistes dans le nord et l'est du pays, créé à l'initiative du ministre de la Défense. L'organisation souhaite que des mesures spécifiques soient prises pour assurer la sécurité des journalistes de Batticaloa. 3. PLUS DE POUVOIRS À L'AUTORITÉ DE CONTRÔLE DU CESSEZ-LE-FEU «Les gens de Jaffna, et notamment les journalistes, n'ont pas confiance dans les forces de sécurité sri lankaises. Ils vont spontanément se plaindre à la Sri Lanka Monitoring Mission (SLMM) qui est perçue comme une force neutre. Mais cette mission de surveillance n'a aucun mandat pour intervenir à propos des violations des droits de l'homme», explique Uma Rani du journal en tamoul Valampuri. S. Radayan, le directeur du journal Eelanadu confirme cette impuissance : «Nous avons publié des photos d'une voiture de l'armée qui avait provoqué un accident. Nous avons reçu des menaces de mort par écrit en cingalais. Alors la direction a décidé de porter l'affaire devant la mission de contrôle norvégienne. Mais, il ne s'est rien passé. Nous sommes allés voir la mission car nous n'avons pas confiance dans la police.» Depuis la signature du cessez-le-feu entre le gouvernement et le LTTE, en février 2002, la presse a endossé le rôle d'observateur du respect de cet accord. Mais de leur côté, les autorités norvégiennes n'ont jamais publiquement condamné les attaques de journalistes par l'une des deux parties en conflit, alors que le texte mettant en place la SLMM précise que toute violation doit faire l'objet d'une enquête et que les médias locaux doivent être informés du suivi du cessez-le-feu. Avant d'être assassiné, Aiyathurai Nadesan avait dénoncé les nombreuses violations du cessez-le-feu. Dans le numéro du 30 mai 2004 du Sunday Virakesari, il écrivait : «Au cours des soixante derniers jours, vingt crimes et trente-cinq meurtres ont été commis dans le district de Batticaloa.» Ces violences commises par des groupes tamouls rivaux mettent dangereusement en cause le cessez-le-feu et le travail des journalistes. En l'occurrence, Aiyathurai Nadesan aurait payé son soutien aux positions du LTTE. Les Tigres tamouls sont également impliqués dans des crimes, des enlèvements et le maintien d'un climat de peur. La majorité des journalistes sri lankais interrogés par Reporters sans frontières appellent à une révision de l'accord de cessez-le-feu permettant à la SLMM de surveiller les violations des droits de l'homme, et mieux protéger les journalistes et la population civile en général. Reporters sans frontières demande que l'observation de la situation des droits de l'homme soit une priorité de l'action de la Mission de surveillance au Sri Lanka. L'organisation souhaite que ce travail se fasse en collaboration avec le Haut-Commissariat des droits de l'homme des Nations unies et les organisations de défense des droits de l'homme du Sri Lanka. 4. GARANTIR L'AUTONOMIE DES MÉDIAS PUBLICS Le nouveau ministre des Médias, Mangala Samaraweera, a fait une entrée fracassante en déclarant publiquement, le 15 juin 2004, que le rôle des médias d'Etat était d'attaquer le principal parti d'opposition. Proche de la présidente Chandrika Kumaratunga, le ministre a déjà occupé la même fonction entre 1994 et 2001. Les réactions n'ont pas tardé. L'association de journalistes FMM a déclaré que ces «propos violaient toutes les traditions et les normes en vigueur dans les pays démocratiques vis-à-vis des médias publics». Tandis que l'Union européenne (UE) a demandé au gouvernement de Colombo d'agir rapidement pour transformer les médias d'Etat en un groupe de service public. Ces déclarations augurent mal de l'attitude du gouvernement vis-à-vis de l'indépendance des médias publics du Sri Lanka qui sont l'objet de multiples convoitises politiques. Depuis des décennies, chaque gouvernement impose une nouvelle direction et une ligne éditoriale soutenant explicitement les actions du parti au pouvoir. Lors de la dernière campagne électorale, la couverture par les médias publics et privés n'a pas été juste et équitable. Les médias d'Etat, sous contrôle de la présidente Chandrika Kumaratunga depuis novembre 2003, ont largement relayé les idées de son parti et de ses alliés politiques. Pour mettre fin à cette utilisation abusive des médias d'Etat, la Commission électorale indépendante avait même pris le contrôle, le 29 mars 2004, de la télévision et de la radio publiques. L'UE a révélé dans un rapport récent que la télévision d'Etat avait consacré 68 % de sa couverture des élections à l'Alliance dirigée par Chandrika Kumaratunga. Reporters sans frontières demande un plan à court terme de création de groupes de médias publics indépendants du pouvoir politique. L'organisation souhaite que le ministre des Médias revienne sur ses récentes déclarations sur le rôle des médias publics. 5. PRÉVENIR LES VIOLATIONS COMMISES PAR LES FORCES DE SÉCURITÉ «Tant que les fusils de l'armée d'occupation seront pointés vers la population et non pas utilisés pour défendre le peuple, il n'y aura pas de presse libre», a affirmé S. Radhayan, directeur du quotidien en tamoul Eelanadu, à Reporters sans frontières. Depuis la reconquête par l'armée sri lankaise de la péninsule de Jaffna en 1996, les exactions et les tensions entre la presse et les forces de sécurité n'ont jamais cessé. Avant l'armée, les troupes indiennes et le LTTE avaient également commis des atteintes à la liberté de la presse lors de leur passage dans la ville. «Pendant la guerre, collecter et publier des informations était difficile. Les forces de sécurité et les paramilitaires tamouls nous accusaient de soutenir les tigres. Le LTTE nous soupçonnait de soutenir l'armée», affirme K. Mailnadan, fondateur de Uthayan, le plus populaire des quotidiens de Jaffna. La majorité des journalistes reconnaissent une amélioration évidente de l'attitude de l'armée, mais certains soulignent que les tensions sont souvent liées à la personnalité des officiers. Velupillai Thavachelvan, président de l'Association des journalistes de Jaffna, affirme qu'en octobre 2003, une série d'incidents n'ont pas reçu l'attention qu'ils méritaient de la part des officiers de l'armée. Aux représentants des journalistes qui venaient protester contre l'agression par des policiers de quatre reporters dont K. Ithayapavan du quotidien Valampuri, un haut gradé avait répondu que les journalistes qui se trouvaient au milieu d'une foule hostile devaient «assumer les conséquences des actions des forces de l'ordre». Lors de la même réunion, l'officier avait répété qu'il était interdit à la presse de prendre des images des membres des forces de sécurité. Plusieurs photoreporters de l'Est et du Nord se sont plaints à Reporters sans frontières de l'hostilité des militaires, policiers et paramilitaires à leur égard. De nombreux journalistes tamouls dénoncent une différence de traitement par rapport à leurs collègues cingalais. En janvier 2004, Ven. Udagama Sri Buddharakkhitha Thera, haut responsable des bouddhistes sri lankais, a visité la ville de Jaffna. Les forces de sécurité ont interdit aux journalistes tamouls, majoritaires dans cette ville, d'apporter des caméras ou des téléphones portables pour couvrir l'arrivée du dignitaire religieux. En revanche, leurs collègues cingalais avaient toute liberté de mouvement. Quand Velupillai Thavachelvam du journal Virakesari a tenté de suivre les journalistes cingalais, le major D. M. Dissanayaka l'a menacé de mort : «Si tu t'approches, je te tue.» L'armée a expliqué que l'officier avait seulement tenté d'empêcher les journalistes de filmer la scène. Déjà, en décembre 2003, Velupillai Thavachelvam avait été blessé par une grenade lancée par un policier à Nelliady (près de Jaffna). Les circonstances de cette agression restent obscures. Cette méfiance se retrouve dans le manque d'accès des journalistes tamouls aux informations militaires. Dans la péninsule de Jaffna, l'armée impose toujours les mêmes restrictions drastiques pour les civils, et notamment les journalistes, en ce qui concerne la zone de haute sécurité qui couvre près d'un tiers de la région. A plusieurs reprises, la presse s'est vu refuser l'accès à des installations publiques, notamment l'hôpital du cancer, situées dans cette zone. «Les seules informations que nous obtenons sur ce qui se passe dans la zone militaire viennent des rares civils qui y vivent, et encore, ils ont peur des représailles des soldats s'ils parlent», explique Saravanabhavan, directeur du quotidien Uthayan basé à Jaffna. En revanche, l'armée a récemment mis en place une traduction en tamoul de ses communiqués de presse. Ce qui facilite la tâche des journalistes tamouls dont très peu lisent le cingalais… Reporters sans frontières demande que l'armée et la police mènent des enquêtent internes et prennent des sanctions quand des membres des forces de sécurité menacent, interpellent ou agressent des journalistes dans l'exercice de leur travail. L'organisation souhaite également que l'armée informe régulièrement la presse des opérations en cours et permette un meilleur accès aux zones de haute sécurité. 6. LE LTTE DOIT ACCEPTER LE PLURALISME ET LA CRITIQUE Le mouvement des Tigres de libération de l'Eelam tamoul (LTTE) est dirigé depuis sa création en 1976 par le très secret Velupillai Prabhakaran. Organisation politique et militaire, le LTTE se bat pour la création d'un Etat pour les tamouls du Sri Lanka. Depuis 2002, le LTTE a assoupli ses positions et demande une plus grande autonomie au sein de l'Etat sri lankais. Populaire parmi la communauté tamoule à l'intérieur et à l'extérieur du pays, le LTTE n'en reste pas moins un groupe armé intolérant qui a éliminé des dizaines d'opposants tamouls, notamment des journalistes. Même si son chef politique, S. P. Tamilselvam, a déclaré à Reporters sans frontières que la «liberté de la presse était respectée» dans les territoires du Sri Lanka contrôlés par son mouvement, il n'en reste pas moins que les menaces sont réelles. La direction du LTTE a souvent une conception figée de la pratique journalistique. Selon nos informations, S. P. Tamilselvam demande aux journalistes tamouls de ne poser que des questions sur les entretiens du jour quand des délégations étrangères visitent la direction du LTTE dans le Vanni. Tamilselvam a démenti à Reporters sans frontières cette information : «Ils sont libres de poser toutes les questions si le temps le permet.» Depuis la signature du cessez-le-feu, la circulation de l'information s'est améliorée dans l'est et le nord du pays. Les journaux en tamoul circulent à peu près librement, et les publications du LTTE sont distribuées sans entraves majeures dans les zones contrôlées par le gouvernement de Colombo. En revanche, le LTTE s'en est pris régulièrement à l'hebdomadaire en tamoul Thinamurasu proche d'un autre groupe armée, l'EPDP. En août 2003, des membres armés du LTTE ont incendié des milliers de copies de l'hebdomadaire dans l'est de l'île. L'hebdomadaire, un des plus gros tirages de la presse en tamoul, dénonce régulièrement les violations des droits de l'homme, notamment les exécutions et les enlèvements, commis par le LTTE. T. Baskaran, directeur de Thinamurasu, déclarait à l'époque à Reporters sans frontières que son «journal est le seul en tamoul à rapporter les violations des droits de l'homme. (…) On doit payer le prix de notre indépendance car le LTTE attend que tous les médias tamouls ne parlent pas de leur violence. Ceux qui n'obéissent pas sont harcelés.» Dans cette affaire, les médiateurs norvégiens sont intervenus, mais ils n'ont pas réussi à infléchir durablement la position du LTTE. Certains journalistes musulmans confirment le risque encouru par ceux qui critiquent ouvertement la direction du LTTE. M. P. M. Azar précise : «Couvrir les activités des Tigres tamouls est une affaire risquée pour les journalistes de province. Donc nous ne pouvons pas écrire directement contre le LTTE. Pour survivre, nous devons leur donner de l'espace dans notre journal.» Un reporter du journal de la communauté musulmane Navamani affirme que le LTTE a empêché les journalistes cingalais et musulmans d'entrer dans un de leurs camps près de Sampur (Est), à la différence des journalistes tamouls. Interrogé sur cet incident par Reporters sans frontières, S. P. Tamilselvam a affirmé qu'il allait vérifier cette information. Certains journalistes interrogés par Reporters sans frontières nient cette mainmise du LTTE sur les journalistes tamouls. N. Vidyadharan, ancien directeur du quotidien Uthayan de Jaffna, explique : «Nous avons réalisé plusieurs interviews exclusives avec des dirigeants du LTTE. Ils n'ont jamais insisté pour que tel ou tel sujet soit abordé. Parfois, il arrive que le LTTE souhaite que les médias couvrent leurs activités. Mais c'est normal car nos lecteurs tamouls veulent savoir ce que font les Tigres tamouls.» Récemment, un journaliste tamoul confiait à Reporters sans frontières : «Ce n'est pas par choix que certains journalistes louangent Prabhakaran. Un pourcentage important d'entre eux le font par peur, et c'est pour cela que la majorité des médias tamouls ne parlent pas des violations des droits de l'homme commises par le LTTE.» De même, Nadesan avait expliqué à Reporters sans frontières que «parfois, il faut rester muet quand il s'agit du LTTE». Réputé proche des Tigres tamouls, il expliquait que tous les journalistes tamouls devaient s'autocensurer quand il s'agissait du LTTE. Le cessez-le-feu a également permis aux Tigres tamouls de consolider leur présence médiatique dans l'île. En janvier 2003, la Voix des Tigres, radio du LTTE, a été autorisée à émettre normalement sur la bande FM dans la péninsule de Jaffna (nord de l'île). Le gouvernement de Colombo a autorisé la station à acquérir deux nouveaux émetteurs. Reporters sans frontières demande que la direction politique du LTTE garantisse pleinement l'exercice de la liberté de la presse dans les zones qu'elle contrôle. L'organisation exige la fin des menaces et des entraves à l'encontre des médias critiques de l'action du LTTE et demande aux dirigeants du mouvement de se montrer plus accessibles aux journalistes. 7. PROTÉGER LE DROIT DES MUSULMANS À LA LIBERTÉ DE LA PRESSE Les journalistes de confession musulmane, s'exprimant en tamoul, réclament une meilleure reconnaissance. «Nous voulons des médias en tamoul et non pas des médias tamouls», a expliqué un journaliste musulman de Batticaloa à Reporters sans frontières. Les tensions récentes entre les communautés tamoule et musulmane a radicalisé les journalistes dans leurs demandes. Ils reprochent ouvertement au LTTE de les marginaliser, voire de les opprimer. La presse de la communauté musulmane s'oppose au projet d'autodétermination proposée en novembre 2003 par le LTTE. «Nos droits, notamment à la liberté d'expression, seront limités», affirme un journaliste musulman. Après avoir travaillé quarante ans dans la presse tamoule, M. P. M. Azar a lancé, en 1996, l'hebdomadaire Navamani destiné à la communauté musulmane de l'est de l'île. «Nous continuons à souffrir car nos droits ne sont toujours pas reconnus dans l'accord de cessez-le-feu. Les journalistes musulmans ont le devoir de défendre ce droit», affirme-t-il. Vendu à plusieurs milliers d'exemplaires, le magazine en tamoul a dû faire face à des réactions violentes. En décembre 2003, les bureaux ont été aspergés avec des produits chimiques. La majorité des équipements ont été brûlés. La police n'a pas réussi à identifier les coupables. Mohamed Fowzer, directeur du journal Muslim Kural (La Voix des musulmans), se pose, lui aussi, en défenseur des intérêts des musulmans. «Les journaux tamouls et cingalais ignorent les aspirations des musulmans. Notre journal veut casser cette situation. Nous sommes en guerre médiatique contre les médias des Tamouls», affirme Mohamed Fowzer. Dès 2003, les menaces contre certains journalistes musulmans sont devenues plus pressantes. Le correspondant de Muslim Kural dans le district de Puttalam a été menacé de mort à la fin 2003. Il s'est réfugié à Colombo. Quelques semaines plus tard, la rédaction a reçu des menaces de mort anonymes. «Nous allons vous tuer. Comment pouvez-vous dire cela de notre dirigeant ?», affirmait le correspondant qui réagissait à un éditorial critiquant un accord entre le chef du LTTE et un leader musulman. Le directeur de Muslim Kural a également affirmé à Reporters sans frontières que certains vendeurs de son journal avaient été agressés à Batticaloa par des militants du LTTE. Reporters sans frontières souhaite que le gouvernement sri lankais, les propriétaires de médias tamouls et la communauté internationale créent les conditions pour l'émergence de médias capables de représenter la minorité musulmane. 8. GARANTIR LA SÉCURITÉ ET L'INDÉPENDANCE DES CORRESPONDANTS EN PROVINCE «La majorité des journalistes en province, notamment dans l'Est, ont deux métiers, car il est pratiquement impossible de vivre avec le salaire payé par les médias nationaux», explique Shan Thavarajah, secrétaire de l'Association des journalistes de l'Est. Les propriétaires de médias ont été alertés de cette situation qui met en péril l'indépendance des correspondants. Nadesan, par exemple, était également fonctionnaire au servicedestaxes. Plusieurscorrespondants de province ont alertéReporters sans frontières sur les menaces qu'ils ont subies après la publication, dans leur journal, d'un article signé par eux mais modifié par leur rédaction à Colombo. «Nos reportages sont corrigés et mettent en danger notre crédibilité et parfois notre sécurité», précise un correspondant d'un journal tamoul de la capitale. Les journalistes interviewés ont également attiré l'attention de Reporters sans frontières sur les dangers pour la paix et la crédibilité de la profession des différences de contenus selon la langue de la publication. En effet, les médias sri lankais publient en trois langues : cingalais, tamoul et anglais. Rares sont les groupes de presse qui disposent d'une édition de la même publication dans les trois langues. Le groupe gouvernemental, Lakehouse, et le LTTE disposent de versions en cingalais et en tamoul de leurs quotidiens. Reporters sans frontières attend du gouvernement, des propriétaires de presse et de la communauté internationale des gestes forts en faveur des correspondants en province, notamment dans le Nord et l'Est. L'organisation demande qu'un plan de formation soit mis en place pour ces journalistes dont le travail est indispensable dans le contexte du cessez-le-feu. 9. FAIRE CESSER L'INCITATION À LA HAINE DANS LES MÉDIAS Reporters sans frontières regrette vivement que certains médias privés et publics développent un discours de haine entre les différentes communautés. L'organisation a relevé la publication dans certains journaux cingalais de propos pouvant inciter à la haine. Lors de la dernière campagne électorale, certains comptes rendus, notamment du quotidien Lankadeepa, des meetings du parti extrémiste bouddhiste Jathika Hela Urumaya (JHU) ont ainsi été reproduits sans mises en garde alors qu'ils contenaient des attaques racistes contre les Tamouls et les musulmans. Les stéréotypes et la manipulation sont également fréquents dans la couverture des tensions entre musulmans et Tamouls. En juin 2002, des émeutes communautaires dans le district de Muttur (Est) avaient opposé les deux communautés. Les journaux musulmans affirmaient que le LTTE était à l'origine des émeutes. Les médias tamouls, notamment le site Internet tamilnet.com, accusaient une organisation musulmane inconnue, Oussama Group, d'avoir orchestré les violences. Le correspondant du journal de la communauté musulmane Navamani avait par ailleurs été menacé par des hommes du LTTE. De son côté, P. Sathsivanandam, correspondant du journal en tamoul Virakesari, a vu la foule attaquer son domicile et menacer de le tuer. La rumeur avait couru qu'une femme musulmane avait été agressée par des Tamouls. Malgré l'intervention de la police, le journaliste a perdu ses équipements professionnels. Le 23 juin dernier, le domicile de P. Sathsivanamdam a de nouveau été attaqué par un groupe d'inconnus suite à un reportage qu'il a donné au service tamoul de la BBC World Service sur les tensions entre musulmans et Tamouls à Muttur (Est). Depuis cette date, le journaliste et sa famille vivent cachés de peur de nouvelles représailles. La forte composante ethnique de la presse est malheureusement vécue comme une fatalité par la communauté journalistique. Dans un rapport publié en 2003, Sanjana Hattotuwa du Centre for Policy Alternatives écrivait : «Beaucoup de journaux perçoivent l'ethnicité comme immuable et innée. (…) Les médias du Sri Lanka exacerbent les tensions communautaires et ethniques en jouant continuellement sur les émotions nationalistes et religieuses de la population.» Reporters sans frontières souhaite que la Commission des plaintes contre la presse, mise en place en février 2003, soit dotée de pouvoirs d'enquête et de sanction à l'encontre des médias qui diffusent des messages haineux. L'organisation demande aux directeurs de publication et aux rédacteurs en chef d'œuvrer dans le respect des codes internationaux d'éthique journalistique en refusant tout appel à la violence.
Publié le
Updated on 20.01.2016