Projet de réforme législative : simple geste d’apaisement ou amorce d’un véritable changement ?
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Reporters sans frontières prend acte de l’initiative gouvernementale visant à atténuer la portée du carcan législatif turc, en particulier sur la presse. L’organisation espère vivement qu’il s’agit d’un premier pas vers des réformes plus significatives, sans quoi son impact restera nul.
« En s’attaquant enfin à certains travers majeurs de la justice turque, ce projet de loi va dans le bon sens, a déclaré l’organisation. Il constitue d’ailleurs un aveu bienvenu, en contraste avec le déni constant manifesté par les plus hautes autorités. Mais il ne prévoit que des aménagements, dont les effets demeureront très limités si le législateur s’en contente au détriment de véritables réformes de fond. Colmater les brèches ne suffit pas : les libertés publiques ne seront réellement garanties que lorsque la Loi antiterroriste (LAT), le Code pénal et le Code des procédures pénales seront complètement débarrassés de la logique répressive qui les imprègne. »
Le projet de loi, préparé par le ministère de la Justice et approuvé en Conseil des ministres, a été transféré à l’Assemblée nationale la semaine dernière. Le texte visant à « rendre plus efficaces les services rendus par la justice » et à instaurer un « sursis pour les poursuites judiciaires et les peines prononcées dans le cas de délits commis par voie de presse », fera prochainement l’objet d’un débat et d’un vote au Parlement.
La Turquie est régulièrement condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) pour des violations du principe de la liberté d’expression. Le corpus législatif en est largement responsable, au même titre qu’une pratique judiciaire tributaire de réflexes sécuritaires. Reporters sans frontières a présenté ses recommandations à ce sujet dans son rapport d’enquête publié en juin 2011.
Sursis général de trois ans
L’aspect a priori le plus spectaculaire de ce projet de loi réside dans la suspension d’un certain nombre de procédures judiciaires et de condamnations visant des journalistes. « Nous attendons avec impatience des libérations. Mais elles ne suffiront pas, dans la mesure où la justice qualifie le plus souvent de ‘terrorisme’ ce qui relève en réalité de délits de presse : la plupart de ces cas seront exclus du dispositif. En outre, les très nombreux journalistes poursuivis en raison de leurs écrits se retrouveront en sursis pendant trois ans, durant lesquels ils seront contraints au silence », a nuancé Reporters sans frontières.
Pour ceux des accusés qui sont passibles d’une peine maximale de cinq ans de prison, les procès intentés et les condamnations prononcées pour des « délits de presse et d’opinion » commis avant le 31 décembre 2011 seront suspendus pour une durée de trois ans. Si les intéressés ne commettent aucun délit de même nature pendant cette période, leur dossier sera définitivement classé. Dans le cas inverse, l’enquête ou le procès suspendu reprendra son cours. D’après le ministère de la Justice, cette disposition affecterait 5 000 dossiers de journalistes.
La nature des délits que recouvre cette disposition reste floue. Les commentateurs estiment que les cas de « divulgation de déclarations d’une organisation terroriste » et de « propagande d’une organisation terroriste », relevant de la LAT, rentreront dans son champ d’application. Si c’est le cas, les dossiers d’Irfan Aktan, Ragip Zarakolu ou Hakan Tahmaz, par exemple, seraient temporairement suspendus. Des journalistes tels que Vedat Kursun, Bedri Adanir, Ruken Ergün ou Ozan Kilinç pourraient aussi partiellement en bénéficier. Certains pourraient être remis en liberté, compte tenu du temps déjà passé en détention. Mais certainement pas ceux qui sont poursuivis arbitrairement pour « appartenance à une organisation terroriste ».
Une justice un peu plus respectueuse des normes internationales ?
Le recours abusif à la détention provisoire compte parmi les aspects les plus décriés du système judiciaire turc. Les suspects passent souvent de longues années derrière les barreaux avant même d’être jugés, notamment dans les affaires de « terrorisme ». Les demandes de remise en liberté conditionnelle sont systématiquement rejetées par les juges, sans qu’ils aient besoin de motiver précisément leur décision.
Aussi est-ce un point crucial qu’aborde l’article 76 du projet de loi. S’il est adopté, le juge devra désormais justifier sa décision. Des faits concrets devront être produits pour démontrer le risque que le suspect ne prenne la fuite, ne détruise des éléments de preuve ou ne fasse pression sur des témoins.
« Nous sommes impatients de voir comment cette réforme sera appliquée. Une centaine de journalistes patientent depuis des mois, voire des années, avant une hypothétique libération conditionnelle : les attentes sont immenses », a rappelé Reporters sans frontières.
De la même manière, le projet de loi entend limiter le délai entre l’arrestation d’un suspect et l’annonce de son acte d’accusation. En violation patente des principes de la CEDH, de nombreux journalistes sont emprisonnés pendant des mois, voire plus, sans même savoir de quoi ils sont accusés. Leurs avocats sont ainsi privés d’arguments pour contester ces arrestations de façon efficace. Les onze journalistes inculpés dans le procès OdaTV ont ainsi du patienter six mois en détention avant de savoir ce qu’on leur reprochait. Pour la trentaine de professionnels des médias incarcérés depuis fin décembre, c’est toujours l’inconnue.
Quelques avancées significatives pour la presse, mais aussi des inquiétudes
La suspension de journaux et périodiques pour une durée allant de 15 jours à un mois (article 6.5 de la LAT) ne sera plus possible. Cette disposition a largement été utilisée pour réduire au silence les journaux pro-kurdes tels qu’Özgür Gündem et Azadiya Welat, ou encore l’hebdomadaire de gauche Atilim (Elan). La CEDH a plusieurs fois souligné la disproportion d’une telle sanction et condamné la Turquie pour ce motif.
Le droit à l’information du public devrait enfin être pris en compte pour alléger la chape de plomb pesant sur les chroniqueurs judiciaires. La majorité des poursuites contre les journalistes se fondent en effet sur les articles 285 et 288 du Code pénal, qui punissent la « violation du secret de l’enquête » et la « tentative d’influencer le cours d’un procès ». Ceux-ci prévoient des peines aggravées (jusqu’à quatre ans et demi d’emprisonnement) pour la presse.
Un amendement à l’article 285 est proposé, qui précise que « couvrir les enquêtes et procès dans les limites de l’information du public ne constitue pas un délit ». Le champ de l’article 288 est plus clairement défini, et la sanction prévue passe de quatre ans et demi d’emprisonnement à une peine d’amende. Reste à savoir si cela modifiera réellement l’interprétation souvent excessive des procureurs et des juges.
De même, beaucoup dépendra de la manière dont seront appliquées les réformes relatives à la protection de la vie privée. Censées limiter les abus de la police, dont de nombreuses enquêtes se fondent sur des écoutes téléphoniques ou des interceptions de correspondances, elles pourraient aisément se retourner contre le journalisme d’investigation.
Si le projet est adopté en l’état, les peines relatives à ce genre de délits seront aggravées. « L’écoute et l’enregistrement, sans autorisation, de conversations téléphoniques privées » (article 133 du Code pénal) seront passible de 2 à 5 ans d’emprisonnement. Quiconque « viole la confidentialité d’une correspondance » sera puni d’un à trois ans d’emprisonnement, voire plus si son contenu a été enregistré ou dévoilé. Quiconque « porte atteinte à la vie privée » sera passible d’un à trois ans d’emprisonnement, peine aggravée en cas de diffusion d’images ou de données sonores.
« L’expérience internationale en la matière incite à la plus grande prudence. La protection de la vie privée et l’interdiction des écoutes sont souvent utilisées comme un prétexte pour tarir à la source le journalisme d’investigation, comme a récemment tenté de le faire le gouvernement de Silvio Berlusconi en Italie. Là encore, nous espérons que la justice turque saura contrebalancer ces principes légitimes par la prise en compte du droit à l’information du public sur des sujets d’intérêt général. Et ce conformément à la jurisprudence de la CEDH à nouveau réaffirmée hier », a rappelé Reporters sans frontières.
Enfin, les dispositions du Code pénal relatives à l’« appartenance à une organisation illégale », également pourvoyeuses de nombreuses poursuites contre les journalistes, ne sont modifiées qu’à la marge. Une personne reconnue coupable d’un « crime au nom d’une organisation illégale » reste automatiquement condamnée pour « appartenance » à cette organisation, même si cela n’est pas établi.
« A plusieurs reprises, Ankara s’est contenté de gestes de façade destinés à apaiser pour un temps le feu des critiques intérieures et extérieures. Il ne saurait en être ainsi une fois de plus. La situation des journalistes turcs est désormais bien connue à travers le monde, et écorne significativement l’image de ce pays qui revendique une position de ‘modèle’ régional. Pour les autorités, il s’agit d’un test de vérité », a conclu l’organisation.
Publié le
Updated on
20.01.2016