Alors que le Conseil des droits de l'homme des Nations unies, fraîchement inauguré, a clôturé sa première session le 6 juillet, Reporters sans frontières revient sur deux semaines de travaux, entre "marchandages" et "basses manoeuvres". L'organisation regrette notamment que les violations des droits de l'homme les plus graves n'aient pas été évoquées.
A en juger par ses piètres résultats et le déroulement routinier de ses travaux, la première session du nouveau Conseil des droits de l'homme (CDH) de l'ONU qui s'est achevée le 30 juin à Genève, n'a pas réussi à donner le change. Si des doutes subsistaient, ils ont été levés devant la confusion qui a marqué la séance de clôture. Alors que le président mexicain Luis de Alba avait préparé une déclaration équilibrée évoquant cinq sujets d'actualité (Darfour, migrants, défenseurs des droits de l'homme, Proche-Orient ainsi que racisme et intolérance religieuse), les pays membres de l'Organisation de la conférence islamique (OCI) ont battu le rappel de leurs alliés pour faire capoter le consensus et demander des votes séparés portant uniquement sur les deux dernières questions. Autant dire que le Conseil s'est à son tour laissé prendre en otage par le Proche-Orient et que l'on a assisté à un mauvais remake d'interminables marchandages ayant jeté le discrédit sur la défunte Commission.
Deux résolutions présentées par l'OCI ont finalement été adoptées in extremis, l'une sur la Palestine (29 voix contre 12 et 5 abstentions) et l'autre sur « la tendance croissante à la diffamation des religions » (33 voix contre 12 et 1 abstention), tandis que les pays arabes demandaient une séance spéciale sur le Proche-Orient Aux oubliettes le drame du Darfour et toutes les autres atteintes aux droits de l'homme ailleurs à travers le monde. Malgré les appels réitérés du secrétaire général Kofi Annan, l'ONU reste impassible devant « les massacres à grande échelle » commis dans cette région du Soudan, selon un rapport accablant présenté le 14 juin au Conseil de sécurité par le procureur de la Cour pénale internationale. Rappelons que plus de 200.000 civils sont morts et 2,5 millions de personnes ont été déplacés...
Le nouveau CDH n'a rien voulu entendre, contrairement à la défunte commission qui l'an dernier avait tout de même adopté une résolution préconisant le déploiement d'observateurs des droits de l'homme dans la zone... Pas un mot non plus de ce qui se passe en Chine, à Cuba, en Arabie saoudite ou encore en Corée du nord, en Iran, au Bélarus et en Somalie, sans parler de la Tchétchénie ni du Tibet. Rien non plus sur la Birmanie, alors que le jour même de l'inauguration de la nouvelle instance, Aung San Suu Kyi passait son 61ème anniversaire toujours en résidence surveillée : autant d'indices qui laissent augurer un avenir pas forcément radieux pour le CDH.
Ayant investi la nouvelle institution, les pays liberticides ont obtenu ce qu'ils voulaient : ne plus être nommément mis en cause, à l'exception d'Israël qui se retrouve comme naguère seul au banc des accusés. L'instrumentalisation de la Commission par le biais de la question du Proche-Orient avait déjà contribué à précipiter sa débâcle, sans faire avancer d'un pouce la recherche d'une solution politique au conflit israélo-arabe. Désabusé, un diplomate constatait qu'un « système des droits de l'homme à deux vitesses était en train de se mettre en place. »
Flairant le danger, dans son discours d'ouverture, Kofi Annan avait pourtant « supplié les membres du CDH » de ne pas gâcher l'occasion de reprendre la lutte pour les droits de l'homme avec une vigueur renouvelée : « Ne permettez jamais au CDH de s'embarquer dans des pugilats politiques ou de recourir à de basses manœuvres. » Il ne croyait pas si bien dire. A peine avait-il tourné les talons que l'assemblée a écouté l'habituelle litanie des discours convenus de 85 ministres ou autres personnalités se décernant mutuellement des certificats de bonne conduite et égrenant les promesses creuses.
Après quatre jours de civilités de circonstances et une « journée interactive » avec la haut commissaire, le naturel est vite revenu au galop. Au vu de la composition du Conseil, les mêmes causes produisant les mêmes effets, il pouvait difficilement en être autrement : Algérie, Arabie saoudite, Azerbaïdjan, Bangladesh, Chine, Cuba, Nigeria, Pakistan, Russie et Tunisie - autant de membres du nouvel organe qui ne sont pas précisément des parangons de vertu dans ce domaine. Comme naguère à la commission, tractations et manœuvres de coulisses ont présidé à leur élection, si bien que l'on y retrouve 17 pays sur 47 affiliés à l'OCI. Les mêmes petits jeux ont déterminé l'élection des 5 membres du Bureau, un par groupe régional. Outre la présidence mexicaine, les quatre vice-présidences ont été attribuées à la République tchèque, à la Jordanie, au Maroc et à la Suisse. Ainsi l'OCI s'est assurée les deux postes réservés aux deux groupes les plus importants, l'Asie et l'Afrique comptant chacun 13 membres, soit ensemble la majorité absolue. Bien joué.
Comme en ont témoigné les votes qu'elle a provoqués, l'OCI est en mesure d'imposer ses vues par le jeu des alliances. D'ailleurs, des ONG arabes se sont ouvertement inquiétées de voir six pays arabes (Arabie saoudite, Algérie, Bahreïn, Jordanie, Maroc, Tunisie) « squatter le Conseil ». Or, ont-elles fait valoir, tous les Etats arabes violent les libertés élémentaires à des degrés divers : « c'est comme si l'on faisait appel à des criminels notoires pour faire la police dans le monde », a déploré Mohamed Zitout, de l'ONG pan-arabe Al-Karama, basée à Londres. En 1948 déjà, l'Arabie saoudite s'était refusée à signer la Déclaration universelle, sous prétexte qu'elle n'était pas conforme à la charia.
Alors que les membres du CDH ont pris l'engagement en posant leur candidature de respecter les droits de l'homme chez eux et de les faire respecter ailleurs, nombre d'entre eux ne s'en soucient guère et n'ont même pas signé les principales conventions qu'ils sont censés faire appliquer. Le Nigeria avait choisi le 19 juin, jour de l'installation du CDH, pour signifier son limogeage à Bukhari Bello, responsable de la Commission nationale des droits de l'homme, qui avait osé critiquer la répression des médias par les services de sécurité. De son côté, la Chine s'apprête à museler encore davantage la presse par un projet de loi visant à réglementer la couverture médiatique des situations d'urgence, soit désastres naturels, épidémies, accidents industriels et troubles sociaux : tout un programme.
Cuba, qui partage avec la Chine le douteux privilège d'être la plus grande prison du monde pour les journalistes, s'est distingué par l'agressivité et les outrances verbales de son ministre des affaires étrangères, Felipe Perez Roque. A son avis, il n'y a pas la moindre contradiction entre l'appartenance de son pays au CDH et le fait que La Havane n'ait pas adhéré aux principales conventions relatives aux droits de l'homme et ne respecte pas les principes que le Conseil est censé promouvoir. « Les 135 pays qui ont élu Cuba ne s'en sont pas offusqués et ont reconnu sa légitimité au sein du Conseil », a-t-il souligné. La Havane n'entend pas changer d'attitude pour autant : « Nous n'adopterons pas de nouveaux instruments en la matière tant que ne cessera pas la manipulation des droits de l'homme contre Cuba par les Etats-Unis et leurs amis européens », a-t-il précisé. De même, La Havane n'est toujours pas disposée à recevoir la juriste française Christine Chanet, représentante du Haut commissariat aux droits de l'homme pour Cuba : « Mme Chanet peut visiter Cuba comme touriste, mais pas pour un mandat imposé par Washington. »
L'Iran, qui participe en tant qu'observateur aux délibérations ouvertes à tous les membres de l'ONU, a poussé la provocation encore plus loin en incluant dans sa délégation un magistrat soupçonné d'être un tortionnaire. Procureur général de Téhéran et surnommé « le boucher de la presse », Saïd Mortazavi est impliqué dans les sévères restrictions imposées aux médias iraniens et dans la mise sous les verrous de dizaines de journalistes. A l'origine de l'arrestation de la photo-journaliste irano-canadienne Zahra Kazemi, il est accusé d'avoir directement participé aux interrogatoires qui ont provoqué sa mort le 11 juillet 2003. Indigné par cette présence révélatrice, le Canada a vivement réagi, alors que Kofi Annan admettait son impuissance à peser sur le choix des émissaires des Etats. A croire qu'on en était simplement revenu aux hypocrisies routinières qui avaient coulé la Commission...
A peine l'indésirable procureur s'était-il évaporé que l'Iran s'est activé à remettre sur le tapis son principal cheval de bataille, le respect des religions après l'histoire des caricatures de Mahomet. Dès la première séance plénière, le ministre iranien des affaires étrangères, Manouchehr Mottaki, a pressé le Conseil de fixer parmi ses priorités le rejet de « la diffamation des religions, particulièrement du message divin de l'islam et de faire cesser son dénigrement ». Même la Chine a volé au secours de l'OCI, c'est dire ! La tournure prise par cette intrusion délibérée de « l'islamophobie et du dénigrement de l'islam » n'a pas manqué de susciter l'inquiétude de certaines ONG face aux menaces qui planent sur la liberté d'expression garantie sans ambiguïté par la Déclaration universelle. L'autre cheval de Troie de l'OCI aura été une fois de plus le Proche-Orient, et la réunion spéciale convoquée à la demande de la Tunisie le 5 juillet en aura fourni la copie la plus conforme aux anciennes habitudes de l'ex-commission.
A l'issue de cette première session extraordinaire, la majorité automatique a fait adopter le 6 juillet, par 29 voix contre 11, une résolution condamnant "les violations des droits de l'homme du peuple palestinien provoquées par l'occupation israélienne." Avec la même indignation sélective que par le passé.
Maigre lot de consolation de ce galop d'essai, l'adoption de deux textes hérités de la défunte commission : une convention contre les disparitions forcées, et une Déclaration sur les populations autochtones. Comme pour les autres normes en la matière, l'avenir de ces documents dépendra non seulement de sa ratification pour le premier, mais aussi et surtout de leur mise en œuvre toujours problématique. Bien que non contraignante et édulcorée par rapport au projet initial, la Déclaration reconnaissant un principe d'autodétermination aux peuples autochtones a été rejetée par la Russie et le Canada, tandis que l'Algérie, l'Ukraine, les Philippines et neuf pays africains sur 13 ont préféré s'abstenir.
Pour le reste, on est encore loin du compte. Actuellement, le CDH se présente plutôt comme un vaste chantier où tout est à faire. Officiellement, il s'est donné un délai d'un an pour mettre au point les modalités de son fonctionnement : le flou règne en maître sur les mécanismes et procédures à mettre en place. En attendant, le CDH a prolongé d'un an les mandats des divers groupes de travail et de tous les rapporteurs spéciaux. Au nombre d'une quarantaine, ces experts en principe indépendants sont chargés d'examiner la situation dans certains pays ou de suivre des dossiers thématiques comme le développement ou l'éducation. Un groupe de travail a été chargé de réexaminer, voire d'améliorer et de rationaliser, ces mandats dont certains titulaires sont parfois controversés. Quoi qu'il en soit, un expert averti en vaut deux : si Cuba a réitéré son credo que le temps était venu d'un « grand nettoyage », de son côté la Chine a insisté pour « faire table rase du passé afin de repartir d'un bon pied ».
La principale innovation du Conseil par rapport à la Commission se veut l'examen périodique du respect des droits de l'homme dans tous les pays de l'ONU. Encore faut-il mettre ces bonnes intentions en pratique et en assumer le coût : faute de mesures contraignantes, les récalcitrants pourront continuer d'en faire à leur guise comme naguère. Ainsi la Chine a-t-elle d'ores et déjà fait savoir qu'elle consentait à rendre des comptes, mais à huis clos, à l'abri des ONG et des journalistes. Pour tenter de surmonter les divergences, un groupe de travail a été constitué sous la direction du président du CDH, qui n'aura sans doute pas la tâche facile. Des incertitudes planent également sur le statut des ONG, que d'aucuns trouvent trop remuantes. Tant et si bien qu'au terme d'une première réunion avec juste ce qu'il fallait de solennité bureaucratique, on peut se demander si le remède appliqué par le biais d'une pseudo-réforme n'est finalement pas pire que le mal : toujours le dilemme du verre à moitié plein, ou à moitié vide...
Jean-Claude Buhrer, journaliste indépendant, pour Reporters sans frontières