Liu Xiaobo : "Je n’ai pas d’ennemis"

Voici le texte que Liu Xiaobo fait parvenir à sa femme juste avant son procès qui a eu lieu à Pékin le 25 décembre et à l'issue duquel il a été condamné à onze ans de prison pour ses écrits. L’année 1989 a constitué un important tournant dans ma vie. J’ai été un professeur respecté et un intellectuel public, souvent invité à m’exprimer un peu partout, y compris en Europe et aux Etats-Unis. Je me suis toujours fixé pour exigence de m’exprimer avec franchise, en assumant mes propos dans la dignité – que ce soit dans ma vie personnelle ou dans mes écrits. Cette année-là, je suis rentré des Etats-Unis pour participer au mouvement (prodémocratique étudiant, finalement réprimé dans le sang le 4 juin). J’ai été emprisonné pour “propagande et incitation à des activités contre-révolutionnaires”. J’ai perdu par la même occasion ma chaire, à laquelle je tenais tant, et toute possibilité de publier et de m’exprimer publiquement en Chine. Juste pour avoir émis des opinions politiques différentes et pour avoir participé à ce mouvement démocratique pacifique, le professeur que j’étais a donc perdu sa chaire, l’auteur a perdu tout droit de s’exprimer et l’intellectuel public toute possibilité de discourir ouvertement… que ce soit à titre personnel ou en tant que citoyen d’une Chine ouverte au monde et aux réformes depuis trente ans, quelle tristesse ! Vingt ans après, les âmes des victimes du 4 juin ne peuvent toujours pas reposer en paix. Amené par le 4 juin à prendre le chemin de l’opinion ­politique divergente, à ma sortie de la prison de ­Qincheng, en 1991, j’avais perdu tout droit à m’exprimer publiquement dans ma propre patrie ; je ne pouvais le faire que dans les médias étrangers et encore cela m’a-t-il valu d’être placé sous surveillance durant de longues années, assigné à résidence (de mai 1995 à janvier 1996), puis envoyé en camp de rééducation par le travail (d’octobre 1996 à octobre 1999). La haine peut corrompre la sagesse Aujourd’hui, à plus de 50 ans, je suis une nouvelle fois mis au banc des accusés par un pouvoir obnubilé par l’idée de “l’ennemi”. Cependant, je veux malgré tout dire à ce régime qui m’a privé de ma liberté que je reste fidèle à mon credo, exprimé il y a vingt ans dans ma déclaration lors de la grève de la faim du 2 juin : je n’ai pas d’ennemis, ni de haine. Les policiers qui m’ont surveillé, arrêté, interrogé, les procureurs qui m’ont inculpé, les juges qui m’ont condamné ne sont pas mes ennemis. Je n’accepte ni surveillance, ni arrestation, ni inculpation, ni condamnation, mais je respecte la profession et la personne de tous ces fonctionnaires, y compris les magistrats de l’accusation, qui, le 3 décembre dernier, ont fait preuve de respect et d’honnêteté à mon endroit. Car la haine peut corrompre la sagesse et le discernement ; l’idéologie de l’ennemi peut empoisonner la mentalité d’un peuple, attiser des rivalités sans merci, détruire toute tolérance et toute raison dans une société, empêcher une nation de cheminer vers la liberté et la démocratie. C’est pourquoi je souhaite parvenir à dépasser mon propre sort pour me préoccuper surtout du développement du pays et de l’évolution de la société, en opposant à l’hostilité du pouvoir une grande bienveillance, pour dissoudre la haine dans l’amour. Il est communément admis que c’est la politique de réforme et d’ouverture qui a entraîné le développement du pays et l’évolution de notre société. Pour moi, l’ouverture du pays date du moment où a été abandonnée la “primauté de la lutte des classes” de l’ère Mao. Dès lors, on a concentré les efforts sur le développement économique et l’harmonie sociale. Cet abandon a permis une certaine tolérance et la coexistence pacifique d’intérêts et de valeurs différents. L’économie s’est tournée vers le marché, la culture a tendu vers plus de diversité, le maintien de l’ordre public a peu à peu été régi par les lois. Tout cela est dû à l’affaiblissement de la notion d’ennemi. Même dans le domaine politique, où les progrès sont le plus lents, le pouvoir a fait preuve d’une tolérance croissante vis-à-vis de la diversité de la société, il a atténué les persécutions à l’encontre des voix divergentes et a tempéré sa qualification des événements de 1989 de “rébellion” en “tourmente politique”. Une fois relativisée cette notion d’“ennemi à combattre” le pouvoir a pu accepter peu à peu le caractère universel des droits de l’homme. En 1998, le gouvernement chinois a promis au reste du monde de ratifier deux grandes conventions internationales des Nations unies relatives aux droits de l’homme (dont la Convention internationale sur les droits civils et politiques), manière symbolique de reconnaître ces valeurs. En 2004, ­l’Assemblée nationale du peuple a révisé la Constitution en y introduisant pour la première fois la phrase : “L’Etat respecte et protège les droits de l’homme”, ce qui indique que les droits de l’homme sont devenus un principe de base du droit chinois. Dans le même temps, le pouvoir a reconnu la nécessité de “mettre l’homme au centre” de sa politique, de “créer une société harmonieuse”, autant d’avancées dans la conception du gouvernement qu’a le Parti communiste. J’ai pu ressentir l’effet de ces changements depuis mon arrestation. J’ai persisté à me dire innocent et à déclarer que l’accusation portée contre moi était inconstitutionnelle, mais, au cours de cette année de privation de liberté où j’ai été successivement incarcéré dans deux lieux différents et interrogé par quatre policiers, trois procureurs et deux magistrats, leurs méthodes sont restées empreintes de respect, ils n’ont pas excédé les temps d’interrogatoire et ne m’ont pas extorqué d’aveux. Leur attitude a été pacifique, raisonnable et même parfois bienveillante. Le 23 juin, j’ai été transféré d’un lieu de résidence surveillée au Centre de détention numéro un de Pékin, où j’avais déjà été détenu en 1996, et j’ai pu y observer de grandes améliorations tant dans les installations que dans les méthodes d’administration. Je suis vraiment optimiste J’ai tiré de ces expériences personnelles la certitude que les progrès politiques en Chine ne vont pas s’arrêter. Je suis vraiment optimiste quant à l’arrivée d’une Chine libre dans l’avenir, car aucune force n’est capable de stopper l’aspiration humaine à la liberté. La Chine finira par devenir un Etat de droit plaçant les droits de l’homme au premier plan. J’espère que de tels progrès pourront se manifester dans le traitement de mon dossier ; je souhaite que les jurés prononcent un jugement équitable – un jugement capable d’affronter le verdict de l’Histoire. Quant à l’expérience la plus heureuse de mes vingt dernières années, c’est d’avoir reçu l’amour désintéressé de ma femme, Liu Xia. C’est pourquoi je m’adresse à elle. Aujourd’hui, tu ne pourras pas assister à mon procès, mais je veux encore te dire, ma chérie, que je suis certain que ton amour reste inchangé. Ma chérie, grâce à ton amour, j’affronterai calmement le procès qui vient, sans regret pour mes propres choix, et j’attendrai demain avec optimisme. J’espère que mon pays pourra être un jour une terre de libre expression, que tout citoyen pourra prendre la parole sur un pied d’égalité, que toutes les valeurs, pensées, croyances, idées politiques pourront coexister et faire l’objet d’un débat équitable. Je souhaite que les opinions minoritaires, même dissidentes, soient protégées comme les autres. Que tout point de vue politique puisse être exposé au grand jour et soumis à l’appréciation du peuple, que tout citoyen puisse s’exprimer sans la moindre crainte, sans le moindre risque de subir des persécutions pour avoir émis une opinion politique différente. Je voudrais également être le dernier nom sur la longue liste des victimes emprisonnées pour leurs écrits, et que plus personne ne soit condamné pour ses propos. La liberté d’expression est la base des droits de l’homme, le fondement de tout sentiment humain, la mère de la vérité. Tuer la liberté d’expression, c’est bafouer les droits de l’homme, étouffer tout sentiment humain, faire taire la vérité. Même si j’ai été condamné (alors que je suis innocent) pour avoir honoré la liberté d’expression mentionnée dans la Constitution et pour avoir assumé jusqu’au bout mes responsabilités sociales de citoyen chinois, je ne me plains pas… Merci à tous !
Publié le
Updated on 20.01.2016