Lettre ouverte au président Lula et aux trois pouvoirs : Reporters sans frontières demande l'abrogation d'une loi inique héritée de la dictature
Rédacteur en chef du bimensuel Jornal Pessoal à Belém (Etat de Pará, Nord), Lúcio Flávio Pinto (photo) fait l'objet de dix-huit procédures judiciaires au titre de la loi sur la presse de 1967. Dans une lettre ouverte au président Lula et aux trois pouvoirs - exécutif, législatif et judiciaire - Reporters sans frontières demande d'en finir avec cette loi inique, héritée de la dictature militaire (1964-1985).
Mme Dilma Roussef, ministre du Cabinet civil
M. Renan Calheiros, président du Sénat
M. Jader Barbalho, président de la Commission des sciences et technologies, communication et informatique de la Chambre des députés
M. Nelson Jobim, président du Tribunal suprême fédéral
Madame, Messieurs, Reporters sans frontières a pris connaissance, avec inquiétude, de la situation de Lúcio Flávio Pinto, fondateur et rédacteur en chef du bimensuel Jornal Pessoal à Belém (Etat de Pará, Nord). Habitué à traiter des affaires sensibles, comme le trafic de drogue, la déforestation amazonienne ou la corruption locale, le journaliste est aujourd'hui sous le coup de dix-huit actions en justice, dont dix pour « diffamation ». Il a par ailleurs été victime de menaces et d'agressions. Confiné chez lui pour organiser sa défense, il ne pourra recevoir un prix qui devait lui être décerné à New York à la fin du mois. Plus grave : il risque jusqu'à trois ans de prison, si deux condamnations qui l'ont déjà frappé en première instance étaient confirmées en appel, selon la loi sur la presse du 9 février 1967, au titre de laquelle toutes ces procédures ont été engagées contre lui. Lúcio Flávio Pinto n'est pas le seul à avoir subi les assauts de cette loi. Le 26 octobre 2005, José de Arimatéia Azevedo, directeur du site Internet Portal AZ à Teresina (Etat de Piauí, Nordeste) a été détenu pendant 48 heures pour « injure et diffamation » et « pression sur le cours d'une procédure ». Le 29 août 2003 dans l'Etat de Rio de Janeiro (Sud-Est), Alvanir Ferreira Avelino, du quotidien Dois Estados, a été arrêté et condamné à dix mois et quinze jours de prison en régime de semi-liberté à la suite de plusieurs plaintes pour « diffamation ». Ce journaliste avait purgé la même peine en 2001 pour « délit d'opinion ». Il est temps, Madame, Messieurs, d'en finir avec une loi inique qui, bien que rarement appliquée, n'en demeure pas moins intégrée à la Constitution fédérale brésilienne et continue de peser sur la liberté d'expression en général, et la liberté de la presse en particulier. Est-il normal qu'une loi héritée d'un régime militaire (1964-1985) soit encore en vigueur dans un pays démocratique ? La situation est d'autant plus absurde que le Brésil a signé, comme presque tous les pays du continent américain, la Déclaration de Chapultepec du 11 mars 1994 sur la liberté d'expression, élaborée par la Société interaméricaine de presse (SIP). Ce texte reconnaît notamment à la presse un véritable rôle de contre-pouvoir que la loi de 1967 lui refuse. Cette incompatibilité entre la loi de 1967 et les textes, jurisprudence ou traités actuels n'est pas seule en cause. Le danger réside dans la lettre de la loi elle-même. Celle-ci donne, en effet, des définitions souvent élastiques des délits de presse, qu'elle sanctionne par des peines d'emprisonnement. Ainsi, l'article 14 dispose que « faire de la propagande de guerre, de procédés de subversion contre l'ordre politique et social, ou de préjugés de race ou de classe », sera puni d'un à quatre ans de prison. La « chasse à la subversion » est l'apanage des régimes répressifs. Et peut-on comparer aujourd'hui des prises de position éditoriales à de la propagande ? L'article 17 prévoit une peine d'un an à trois ans de prison et une amende équivalant à une à vingt fois le salaire minimum pour le fait « d'offenser la morale publique et les bonnes mœurs ». Où se situent les limites ultimes de la « morale publique » et des « bonnes mœurs » ? Des peines similaires sont prévues en cas de « calomnie » (article 20), de « diffamation » (article 21), d' « injure » (article 22) et même de « diffamation et d'injure contre la mémoire des morts » (article 24). Ces griefs sont considérés comme des « crimes ». L'article 23 augmente les peines d'un tiers si l'une des offenses citées dans les articles 20 à 22 est commise contre : - le président de la République, le président du Sénat fédéral, le président de la Chambre des députés, les magistrats du Tribunal suprême fédéral, les chefs d'Etat et de gouvernement étrangers ou leurs représentants diplomatiques. - un fonctionnaire public, en raison de ses fonctions. - un organisme ou une autorité qui remplit une fonction d'autorité publique. Cet article 23, contraire à la déclaration de Chapultepec, constitue une négation grave de la vocation critique des médias envers le pouvoir, et un alibi commode pour réduire les journalistes au silence, en particulier les rédactions locales. La loi de 1967 est d'autant plus injuste qu'elle s'applique à de « petits » médias, disposant généralement de peu de moyens. En outre, et paradoxalement, elle est surtout utilisée par les juridictions des Etats alors que les juridictions fédérales n'y ont plus recours. Toutes ces raisons doivent aujourd'hui vous conduire à abroger la loi du 9 février 1967, dont le président du Tribunal supérieur de Justice, Edson Vidigal, a lui-même déclaré à plusieurs reprises qu'elle avait été « implicitement révoquée par la Constitution de 1988 ». En espérant qu'un grand débat démocratique, suivi d'un vote du Congrès, permettra d'atteindre cet objectif, veuillez agréer, Madame, Messieurs, l'expression de nos salutations respectueuses. Reporters sans frontières