Les médias un an après le 14 janvier 2011: Une révolution en marche trop souvent entravée
Organisation :
A l’occasion du premier anniversaire de la révolution tunisienne, Reporters sans frontières dresse un bilan de l’évolution du secteur médiatique en Tunisie.
Nécessité d’un cadre juridique solide
L’indépendance des médias ne pourra être garantie que par la mise en place d’un cadre juridique solide. Même si certaines améliorations pourraient encore être apportées aux textes, l’adoption des deux projets de lois (code de la presse et loi sur l’audiovisuel) lors du dernier conseil des ministres, avant les élections du 23 octobre 2011, permettrait d’éviter le vide juridique ou l’application de lois en vigueur à l’époque de Zine el Abidine Ben Ali. En effet, le code de la presse, même s’il demeure imparfait en l’état, doit aujourd’hui constituer un standard minimum de protection. Ce texte de loi consacre la liberté d’expression, principe qui devrait être clairement énoncé dans la future constitution. Désormais, seules les dispositions spéciales pour la presse devront s’appliquer et les dispositions contraires devront être abrogées. Il faudra s’assurer, à l’avenir, que ce texte spécifique soit appliqué aux cas d’abus de la liberté d’expression, à l’exclusion des dispositions générales du code pénal. Dans le cas contraire, cela reviendrait à réduire le texte à néant. Ce texte ne pourra constituer une réelle protection de la liberté d’expression que s’il est accompagné de réformes en profondeur des systèmes administratifs et judiciaires. Les nouvelles autorités et l’administration, qui n’a pas été renouvelée au lendemain du 14 janvier 2011, doivent prendre des mesures afin de garantir pluralisme et indépendance. Or, les récentes nominations à la tête des médias publics, annoncées par le Premier ministre le 7 janvier dernier, en contradiction avec les dispositions prévues par l’article 19 du décret loi sur l’audiovisuel n°2011-116 du 2 novembre 2011, constituent une violation flagrante du principe d’indépendance. Aussi la mise en place de la Haute Autorité indépendante de la communication audiovisuelle (HAICA), qui doit remplacer l’Instance nationale pour la réforme de l’information et de la communication (INRIC), structure consultative mise en place par la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution (HIROR), est urgente. Tout comme la création de la commission d’octroi de la carte nationale de journalistes professionnels. La question de l’Internet et des médias en ligne est insuffisamment traitée dans le code de la presse. Bien qu’elle consacre le principe de la liberté d’expression, qui constituera certainement un fondement de la protection des cybercitoyens, la loi reste muette sur la spécificité de la responsabilité des médias en ligne. La décentralisation : un enjeu crucial
Pour la grande majorité de la population, la liberté d’expression est une des principales victoires de la révolution. Les Tunisiens reprochent aux médias nationaux de ne porter leur attention que sur l’actualité dans la capitale, laissant à l’information en région une partie congrue. Internet témoigne également des inégalités de développement qui existent entre la région de Tunis, et le reste du pays. Bien que le pays soit fort d’un taux de pénétration de l’ordre de 34%, selon les derniers chiffres publiés par Internet World Stats (le 30 juin 2010), les Tunisiens qui résident en dehors des grands centres urbains ont rarement Internet à domicile. En dehors de Tunis, à l’époque de Ben Ali, les seuls médias étaient des médias publics, afin notamment d’empêcher la propagation des mouvements de contestation sociale. Ainsi, cinq des six radios régionales étaient des radios publiques. L’apparition de nouvelles radios devrait permettre de dynamiser le développement du secteur, et de désenclaver les régions. Quant à la presse, les quotidiens et hebdomadaires nationaux n’ont que rarement des bureaux en région, se reposant sur des correspondants locaux, dont l’absence de formation et le manque de professionnalisme pesaient lourdement sur la qualité des informations transmises. Pour corriger les déséquilibres régionaux en matière de couverture médiatique, l’INRIC a recommandé au premier ministère, le 29 juin 2011, d’attribuer leurs licences à douze radios, dont huit en régions. Une meilleure couverture du territoire devrait être engagée dans le secteur audiovisuel, la deuxième chaîne de la télévision nationale, Al Watanya 2, ayant été transformée en Chaîne des régions le 2 janvier 2012. Une politique favorisant les médias déjà existants
Les radios: coût de création et manque d’annonceurs
Créé en 1975(Sous une autre appellation à l’époque)], l’Office national de télédiffusion (ONT), organisme placé sous la tutelle du ministère de l’Industrie et de la Technologie, dispose du monopole de l’attribution des fréquences pour la diffusion de l’ensemble des programmes radiophoniques et télévisuels. Il fixe, entre autre, le coût de la diffusion. En septembre 2011, l’ONT a fixé à 110 000 dinars/an (57 000 euros) la taxe de diffusion pour une radio, qu’elle soit privée ou associative. Les directeurs des douze radios qui ont reçu la recommandation de l’INRIC en juin dernier s’accordent pour dire que cette somme est exorbitante, constituant une pratique de censure déguisée. Seules les radios privées dotées d’un gros capital auront en effet la capacité financière de payer une telle taxe annuelle. Plusieurs radios ont refusé de signer l’accord avec l’ONT, pour des raisons financières mais également de principe. Ainsi Radio 6 à Tunis et Sawt El-Manajem à Gafsa ont annoncé leur refus de signer l’accord, estimant le montant fixé par l’ONT disproportionné pour des radios communautaires. Si Radio 6 a commencé à émettre, par conséquent de manière illégale, Sawt El-Manajem devrait diffuser prochainement ses programmes sur les ondes. D’autres ont toutefois signé l’accord et ont commencé à émettre, telles que Oxygène FM (Bizerte), Oasis FM (Gabès) et Radio 6 (radio illégale, à Tunis). Ibtissama FM est quant à elle en phase d’automation. Face aux difficultés rencontrées par les nouvelles radios et, de manière plus générale, afin de remédier aux difficultés que traverse le secteur de l'information, l’INRIC a adressé, le 28 décembre 2011, un message aux nouvelles autorités dans lequel elle recommande la mise en place de 14 mesures d’urgence. Elle propose notamment le “renforcement des avantages fiscaux et autres (…) de manière à garantir l'enrichissement et la diversification du paysage médiatique sur la base de la transparence et de l’équité. Il s’agit de (…) la réduction des tarifs de diffusion en faveur des nouvelles radios et l’adoption de tarifs symboliques pour les entreprises audiovisuelles non commerciales”([http://www.tap.info.tn/fr/fr/medias/15557-linric-recommande-14-mesures-urgentes-pour-la-reforme-du-secteur-de-linformation.html. En outre, ces autorisations ne sont délivrées que pour une durée de trois mois, le temps que ces médias signent un cahier des charges... qui ne leur a toujours pas été proposé. Le caractère non définitif de ces autorisations met ces radios dans des situations délicates, rendant quasiment impossible les investissements de bailleurs privés. Il est important pour la stabilité du système médiatique que ces autorisations soient délivrées de manière permanente, avec une procédure de contrôle en cas de manquement. Enfin, si les projets de création de radios se multiplient, la publicité privée se fait rare du fait de la conjoncture économique actuelle. Les rares annonceurs privés préfèrent se tourner vers les radios phares de Tunis, toutes créées sous l’ancien régime en l’absence de tout mécanisme d’attribution transparent des fréquences et des licences. La presse: paradoxalement, les anciens journaux sortent leur épingle du jeu au détriment des nouveaux titres Ironie de l’histoire, bien qu’une nouvelle presse fleurisse et fasse entendre de nouvelles voix et de nouvelles opinions, elle peine à tirer son épingle du jeu. Les vrais gagnants de la révolution sont les journaux qui existaient à l’époque de Zine el-Abidine Ben Ali. Ils jouissent en effet des acquis dûs à leur ancienneté (publicités publiques et privées, fidélité du lectorat, réseau de distribution, réseaux d’influence, infrastructures). De leur coté, les nouveaux organes de presse manquent de moyens et d’influence. L’engagement politique de certains d’entre eux n’attire pas nécessairement les investisseurs. Par ailleurs, les nouvelles autorités sont censées avoir mis un terme aux missions de l’Agence tunisienne de communication extérieure (ATCE), dont une des fonctions était de répartir entre les différents journaux la manne que constituait la publicité publique. Le Syndicat national des journalistes tunisiens ainsi que le jeune syndicat de la presse indépendante et de la presse de partis condamnent que les publications qui existaient sous Ben Ali, ayant des liens directs avec les ministères, continuent à percevoir l’argent des annonces publiques. Ils auraient également recours à des moyens de pression détournés, notamment par le biais la distribution (réseaux et points de vente), afin d’empêcher les nouveaux organes de presse de se développer. La télévision: une ouverture fragile Contrairement aux radios, les nouvelles télévisions tunisiennes sont toutes basées à Tunis, renforçant ainsi la concentration des médias dans la capitale. Le 7 septembre 2011, l’INRIC a recommandé l’attribution de licences à cinq nouvelles télévisions. Toutes les chaînes ont depuis obtenu un accord de principe du premier ministère ainsi qu’un engagement par écrit de l’INRIC stipulant que les directeurs des nouvelles télévisions recevraient le cahier des charges définitif de la part de l’HAICA. Parmi elles, Al Hiwar Ettounsi TV et TWT ont commencé à émettre leurs programmes sur le satellite Nilesat mais aucune n'apparaît sur le canal hertzien. Les nouvelles télévisions devront attendre l’avènement de la TNT, programmée pour 2014 en Tunisie, pour cesser leur diffusion par satellite. Une revalorisation indispensable de la profession Un besoin important de formation afin de pallier le manque de professionnalisme Trop souvent mal formés, découvrant le dur exercice de la critique, certains journalistes manquent de professionnalisme dans leur manière d’aborder l’actualité et de traiter de sujets sensibles. Aussi, les demandes en termes de formation sont-elles très importantes. De nombreuses formations ont été mises en place par différentes structures médiatiques ou institutionnelles (la BBC, la Deutshe Welle, RFI, la Délégation de l’Union européenne …). Même si ces actions sont de qualités, ces formations restent des initiatives ponctuelles, alors que le problème de fond réside dans l’absence de formation universitaire de qualité. L’Institut de Presse et des Sciences de l'Information (IPSI) est le seul établissement qui propose une formation supérieure en journalisme. L’ensemble des enseignements doit être revu afin d’offrir aux futurs élèves une filière d’excellence, revalorisant le niveau des formations et l’image même de la profession, largement entachée par la compromission des médias avec le pouvoir sous l’ère Ben Ali. De plus, la création d’autres établissements universitaires concurrents, privés ou publics, formant également les futurs professionnels de l’information tirera indubitablement le niveau des étudiants en journalisme vers le haut. Revalorisation financière, afin de garantir l’indépendance des journalistes Le régime de Zine el-Abidine Ben Ali a utilisé pendant de longues années l’argent comme outil de pression contre la presse. Il a fait de la précarisation des conditions de vie des journalistes une véritable arme en sa faveur. En effet, leurs faibles revenus plaçaient les journalistes dans des situations de dépendance vis-à-vis de leurs employeurs, eux-mêmes complaisants à l’égard du régime. Ce système favorisait ainsi népotisme, corruption et autocensure. Aujourd’hui, un journaliste perçoit entre 250 et 1200 dinars par mois (avec une moyenne de 500 dinars environ). Bien qu’il existe des conventions collectives et un syndicat actif, les difficultés financières des journalistes persistent depuis la révolution du fait principalement de la résistance des patrons de médias, réticents au changement. Il est important que les professionnels de l’information aient un niveau de vie décent, seule garantie d’une réelle indépendance des journalistes aux tentatives de corruption. Déontologie pour les blogueurs Parallèlement à la revalorisation du métier de journaliste et à la lutte contre le filtrage sur Internet, la sensibilisation des internautes aux questions liées à la déontologie sur le Net est essentielle. Diffamation, injures et atteintes à la vie privée font partie des utilisations des réseaux sociaux tels que Facebook (2,7 millions d’utilisateurs), jetant le discrédit sur la Toile. Nombreux sont les journalistes et de net-citoyens à manquer de sens des responsabilités lorsqu’ils publient des informations, oubliant une des règles déontologiques de base qui est : la vérification de l’information. Aussi, les rumeurs vont-elles bon train. Des “lignes rouges” non seulement différentes, mais également mouvantes Les menaces qui planent sur la liberté d’information n’ont cessé d’évoluer depuis la chute de Zine el-Abidine Ben Ali. Si les “lignes rouges” ne sont pas identiques à celles qui existaient avant le 14 janvier 2011, elles prennent des formes multiples, plus difficilement identifiables. Censure indirecte et autocensure Alors que les journalistes ne se heurtent plus à une censure directe et rigoureusement orchestrée par le pouvoir, leur travail est quotidiennement entravé par toute une série d’obstacles qui constituent autant d’actes de censure indirecte, plus difficiles à identifier et à recenser. Un des principaux problèmes soulevés par les journalistes est l’accès à l’information, malgré le vote, le 26 mai 2011, d’une loi garantissant l’accès aux sources. De nombreux journalistes se sont également plaints de l’absence de débat au sein des rédactions, soulignant que les directeurs de journaux seraient devenus les nouveaux censeurs de la presse. La pression de la population, notamment dans les régions, et la crainte d’être jugé pour ce qu’ils disent ou diffusent, constitue un nouveau frein au travail des journalistes. Cette pression est d’autant plus forte lorsqu’ils couvrent des mouvements de contestation et des grèves au cours desquelles ils sont régulièrement pris à partie. Leur impartialité est mise en doute. La religion, un sujet sensible
Pour une minorité d’intégristes, la liberté d’expression s’oppose au respect de la religion. Depuis le 14 janvier 2011, de nombreux médias ont fait l’objet d’attaques. Des journalistes ont été victimes de menaces verbales ou d’agressions physiques. Ces violences constituent une menace lourde sur la liberté d’expression, notamment à l’encontre des journalistes souhaitant analyser la sphère du religieux, et ses répercussions sur le champ politique et médiatique. Suite à la diffusion du film d’animation Persépolis le 7 octobre 2011, la chaîne Nessma a été attaquée et son directeur, Nabil Karoui, inculpé sur le fondement des articles 44 et 48 de l’ancien code de la presse et des articles 226 et 226 bis du code pénal qui répriment “l’offense envers les cultes”, “l’outrage public à la pudeur” et “l’atteinte aux bonnes mœurs et à la morale publique”. Le procès qui s’est ouvert le 23 janvier 2012 dans une ambiance très tendue a finalement été reporté au 19 avril prochain, à la demande de l’accusation. Ce report risque d’accentuer une polémique déjà forte sur les rapports entre liberté d’expression et religion. Lors de l’audience, des journalistes, connus pour leur soutien à la chaîne Nessma depuis le débat autour de la projection du film, ont été pris à partie. Les vieux réflexes policiers
Les 5 et 6 mai 2011, suite aux déclarations de l’ancien ministre de l'Intérieur, Farhat Rajhi, une vague de protestation avait secoué le pays. Les manifestations organisées à Tunis avaient été réprimées de manière musclée par les forces de l’ordre qui avaient volontairement pris à partie et agressé des professionnels de l’information venus couvrir les manifestations. Depuis, les violences n’ont pas cessé, comme on a pu le constater en juillet dernier, et récemment début janvier. Ces actes de violence de la part des forces de l’ordre ne sont pas sans rappeler les anciens réflexes sécuritaires de l’ère Ben Ali et illustrent de la difficulté du ministère de l’Intérieur à réformer la police. La reprise du filtrage de l’Internet
Le 15 août 2011, la cour d’appel de Tunis a confirmé la décision du 27 mai 2011 du tribunal de première instance, d’interdire l’accès aux sites pornographiques. L’Agence Tunisienne d’Internet (ATI), seul point d’entrée d’Internet en Tunisie, devait donc mettre en place un système de censure et de filtrage. L’agence n’ayant pas les moyens financiers et les capacités techniques pour assumer cela, elle n’a pas pu appliquer le jugement et a effectué un pourvoi en cassation. La décision de reprise ou non du filtrage devrait être rendu par la haute juridiction en février prochain. Si le jugement est confirmé, l’ATI aurait pour obligation de censurer tout contenu jugé contraire à la loi suite au dépôt d’une plainte, se faisant le relais des autorités dans la censure de la Toile, alors même qu’elle est censée être indépendante. Certes la régulation du Web est fondamentale, elle doit cependant être mise en place conformément aux standards internationaux et dans le souci du respect de la liberté d'expression en ligne. Reporters sans frontières s’oppose à une telle reprise de la censure et souhaite que les autorités tunisiennes privilégient la mise en place d’outils de contrôle parentaux. D’ici là, la société civile et les blogueurs doivent se mobiliser.
L’indépendance des médias ne pourra être garantie que par la mise en place d’un cadre juridique solide. Même si certaines améliorations pourraient encore être apportées aux textes, l’adoption des deux projets de lois (code de la presse et loi sur l’audiovisuel) lors du dernier conseil des ministres, avant les élections du 23 octobre 2011, permettrait d’éviter le vide juridique ou l’application de lois en vigueur à l’époque de Zine el Abidine Ben Ali. En effet, le code de la presse, même s’il demeure imparfait en l’état, doit aujourd’hui constituer un standard minimum de protection. Ce texte de loi consacre la liberté d’expression, principe qui devrait être clairement énoncé dans la future constitution. Désormais, seules les dispositions spéciales pour la presse devront s’appliquer et les dispositions contraires devront être abrogées. Il faudra s’assurer, à l’avenir, que ce texte spécifique soit appliqué aux cas d’abus de la liberté d’expression, à l’exclusion des dispositions générales du code pénal. Dans le cas contraire, cela reviendrait à réduire le texte à néant. Ce texte ne pourra constituer une réelle protection de la liberté d’expression que s’il est accompagné de réformes en profondeur des systèmes administratifs et judiciaires. Les nouvelles autorités et l’administration, qui n’a pas été renouvelée au lendemain du 14 janvier 2011, doivent prendre des mesures afin de garantir pluralisme et indépendance. Or, les récentes nominations à la tête des médias publics, annoncées par le Premier ministre le 7 janvier dernier, en contradiction avec les dispositions prévues par l’article 19 du décret loi sur l’audiovisuel n°2011-116 du 2 novembre 2011, constituent une violation flagrante du principe d’indépendance. Aussi la mise en place de la Haute Autorité indépendante de la communication audiovisuelle (HAICA), qui doit remplacer l’Instance nationale pour la réforme de l’information et de la communication (INRIC), structure consultative mise en place par la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution (HIROR), est urgente. Tout comme la création de la commission d’octroi de la carte nationale de journalistes professionnels. La question de l’Internet et des médias en ligne est insuffisamment traitée dans le code de la presse. Bien qu’elle consacre le principe de la liberté d’expression, qui constituera certainement un fondement de la protection des cybercitoyens, la loi reste muette sur la spécificité de la responsabilité des médias en ligne. La décentralisation : un enjeu crucial
Pour la grande majorité de la population, la liberté d’expression est une des principales victoires de la révolution. Les Tunisiens reprochent aux médias nationaux de ne porter leur attention que sur l’actualité dans la capitale, laissant à l’information en région une partie congrue. Internet témoigne également des inégalités de développement qui existent entre la région de Tunis, et le reste du pays. Bien que le pays soit fort d’un taux de pénétration de l’ordre de 34%, selon les derniers chiffres publiés par Internet World Stats (le 30 juin 2010), les Tunisiens qui résident en dehors des grands centres urbains ont rarement Internet à domicile. En dehors de Tunis, à l’époque de Ben Ali, les seuls médias étaient des médias publics, afin notamment d’empêcher la propagation des mouvements de contestation sociale. Ainsi, cinq des six radios régionales étaient des radios publiques. L’apparition de nouvelles radios devrait permettre de dynamiser le développement du secteur, et de désenclaver les régions. Quant à la presse, les quotidiens et hebdomadaires nationaux n’ont que rarement des bureaux en région, se reposant sur des correspondants locaux, dont l’absence de formation et le manque de professionnalisme pesaient lourdement sur la qualité des informations transmises. Pour corriger les déséquilibres régionaux en matière de couverture médiatique, l’INRIC a recommandé au premier ministère, le 29 juin 2011, d’attribuer leurs licences à douze radios, dont huit en régions. Une meilleure couverture du territoire devrait être engagée dans le secteur audiovisuel, la deuxième chaîne de la télévision nationale, Al Watanya 2, ayant été transformée en Chaîne des régions le 2 janvier 2012. Une politique favorisant les médias déjà existants
Les radios: coût de création et manque d’annonceurs
Créé en 1975(Sous une autre appellation à l’époque)], l’Office national de télédiffusion (ONT), organisme placé sous la tutelle du ministère de l’Industrie et de la Technologie, dispose du monopole de l’attribution des fréquences pour la diffusion de l’ensemble des programmes radiophoniques et télévisuels. Il fixe, entre autre, le coût de la diffusion. En septembre 2011, l’ONT a fixé à 110 000 dinars/an (57 000 euros) la taxe de diffusion pour une radio, qu’elle soit privée ou associative. Les directeurs des douze radios qui ont reçu la recommandation de l’INRIC en juin dernier s’accordent pour dire que cette somme est exorbitante, constituant une pratique de censure déguisée. Seules les radios privées dotées d’un gros capital auront en effet la capacité financière de payer une telle taxe annuelle. Plusieurs radios ont refusé de signer l’accord avec l’ONT, pour des raisons financières mais également de principe. Ainsi Radio 6 à Tunis et Sawt El-Manajem à Gafsa ont annoncé leur refus de signer l’accord, estimant le montant fixé par l’ONT disproportionné pour des radios communautaires. Si Radio 6 a commencé à émettre, par conséquent de manière illégale, Sawt El-Manajem devrait diffuser prochainement ses programmes sur les ondes. D’autres ont toutefois signé l’accord et ont commencé à émettre, telles que Oxygène FM (Bizerte), Oasis FM (Gabès) et Radio 6 (radio illégale, à Tunis). Ibtissama FM est quant à elle en phase d’automation. Face aux difficultés rencontrées par les nouvelles radios et, de manière plus générale, afin de remédier aux difficultés que traverse le secteur de l'information, l’INRIC a adressé, le 28 décembre 2011, un message aux nouvelles autorités dans lequel elle recommande la mise en place de 14 mesures d’urgence. Elle propose notamment le “renforcement des avantages fiscaux et autres (…) de manière à garantir l'enrichissement et la diversification du paysage médiatique sur la base de la transparence et de l’équité. Il s’agit de (…) la réduction des tarifs de diffusion en faveur des nouvelles radios et l’adoption de tarifs symboliques pour les entreprises audiovisuelles non commerciales”([http://www.tap.info.tn/fr/fr/medias/15557-linric-recommande-14-mesures-urgentes-pour-la-reforme-du-secteur-de-linformation.html. En outre, ces autorisations ne sont délivrées que pour une durée de trois mois, le temps que ces médias signent un cahier des charges... qui ne leur a toujours pas été proposé. Le caractère non définitif de ces autorisations met ces radios dans des situations délicates, rendant quasiment impossible les investissements de bailleurs privés. Il est important pour la stabilité du système médiatique que ces autorisations soient délivrées de manière permanente, avec une procédure de contrôle en cas de manquement. Enfin, si les projets de création de radios se multiplient, la publicité privée se fait rare du fait de la conjoncture économique actuelle. Les rares annonceurs privés préfèrent se tourner vers les radios phares de Tunis, toutes créées sous l’ancien régime en l’absence de tout mécanisme d’attribution transparent des fréquences et des licences. La presse: paradoxalement, les anciens journaux sortent leur épingle du jeu au détriment des nouveaux titres Ironie de l’histoire, bien qu’une nouvelle presse fleurisse et fasse entendre de nouvelles voix et de nouvelles opinions, elle peine à tirer son épingle du jeu. Les vrais gagnants de la révolution sont les journaux qui existaient à l’époque de Zine el-Abidine Ben Ali. Ils jouissent en effet des acquis dûs à leur ancienneté (publicités publiques et privées, fidélité du lectorat, réseau de distribution, réseaux d’influence, infrastructures). De leur coté, les nouveaux organes de presse manquent de moyens et d’influence. L’engagement politique de certains d’entre eux n’attire pas nécessairement les investisseurs. Par ailleurs, les nouvelles autorités sont censées avoir mis un terme aux missions de l’Agence tunisienne de communication extérieure (ATCE), dont une des fonctions était de répartir entre les différents journaux la manne que constituait la publicité publique. Le Syndicat national des journalistes tunisiens ainsi que le jeune syndicat de la presse indépendante et de la presse de partis condamnent que les publications qui existaient sous Ben Ali, ayant des liens directs avec les ministères, continuent à percevoir l’argent des annonces publiques. Ils auraient également recours à des moyens de pression détournés, notamment par le biais la distribution (réseaux et points de vente), afin d’empêcher les nouveaux organes de presse de se développer. La télévision: une ouverture fragile Contrairement aux radios, les nouvelles télévisions tunisiennes sont toutes basées à Tunis, renforçant ainsi la concentration des médias dans la capitale. Le 7 septembre 2011, l’INRIC a recommandé l’attribution de licences à cinq nouvelles télévisions. Toutes les chaînes ont depuis obtenu un accord de principe du premier ministère ainsi qu’un engagement par écrit de l’INRIC stipulant que les directeurs des nouvelles télévisions recevraient le cahier des charges définitif de la part de l’HAICA. Parmi elles, Al Hiwar Ettounsi TV et TWT ont commencé à émettre leurs programmes sur le satellite Nilesat mais aucune n'apparaît sur le canal hertzien. Les nouvelles télévisions devront attendre l’avènement de la TNT, programmée pour 2014 en Tunisie, pour cesser leur diffusion par satellite. Une revalorisation indispensable de la profession Un besoin important de formation afin de pallier le manque de professionnalisme Trop souvent mal formés, découvrant le dur exercice de la critique, certains journalistes manquent de professionnalisme dans leur manière d’aborder l’actualité et de traiter de sujets sensibles. Aussi, les demandes en termes de formation sont-elles très importantes. De nombreuses formations ont été mises en place par différentes structures médiatiques ou institutionnelles (la BBC, la Deutshe Welle, RFI, la Délégation de l’Union européenne …). Même si ces actions sont de qualités, ces formations restent des initiatives ponctuelles, alors que le problème de fond réside dans l’absence de formation universitaire de qualité. L’Institut de Presse et des Sciences de l'Information (IPSI) est le seul établissement qui propose une formation supérieure en journalisme. L’ensemble des enseignements doit être revu afin d’offrir aux futurs élèves une filière d’excellence, revalorisant le niveau des formations et l’image même de la profession, largement entachée par la compromission des médias avec le pouvoir sous l’ère Ben Ali. De plus, la création d’autres établissements universitaires concurrents, privés ou publics, formant également les futurs professionnels de l’information tirera indubitablement le niveau des étudiants en journalisme vers le haut. Revalorisation financière, afin de garantir l’indépendance des journalistes Le régime de Zine el-Abidine Ben Ali a utilisé pendant de longues années l’argent comme outil de pression contre la presse. Il a fait de la précarisation des conditions de vie des journalistes une véritable arme en sa faveur. En effet, leurs faibles revenus plaçaient les journalistes dans des situations de dépendance vis-à-vis de leurs employeurs, eux-mêmes complaisants à l’égard du régime. Ce système favorisait ainsi népotisme, corruption et autocensure. Aujourd’hui, un journaliste perçoit entre 250 et 1200 dinars par mois (avec une moyenne de 500 dinars environ). Bien qu’il existe des conventions collectives et un syndicat actif, les difficultés financières des journalistes persistent depuis la révolution du fait principalement de la résistance des patrons de médias, réticents au changement. Il est important que les professionnels de l’information aient un niveau de vie décent, seule garantie d’une réelle indépendance des journalistes aux tentatives de corruption. Déontologie pour les blogueurs Parallèlement à la revalorisation du métier de journaliste et à la lutte contre le filtrage sur Internet, la sensibilisation des internautes aux questions liées à la déontologie sur le Net est essentielle. Diffamation, injures et atteintes à la vie privée font partie des utilisations des réseaux sociaux tels que Facebook (2,7 millions d’utilisateurs), jetant le discrédit sur la Toile. Nombreux sont les journalistes et de net-citoyens à manquer de sens des responsabilités lorsqu’ils publient des informations, oubliant une des règles déontologiques de base qui est : la vérification de l’information. Aussi, les rumeurs vont-elles bon train. Des “lignes rouges” non seulement différentes, mais également mouvantes Les menaces qui planent sur la liberté d’information n’ont cessé d’évoluer depuis la chute de Zine el-Abidine Ben Ali. Si les “lignes rouges” ne sont pas identiques à celles qui existaient avant le 14 janvier 2011, elles prennent des formes multiples, plus difficilement identifiables. Censure indirecte et autocensure Alors que les journalistes ne se heurtent plus à une censure directe et rigoureusement orchestrée par le pouvoir, leur travail est quotidiennement entravé par toute une série d’obstacles qui constituent autant d’actes de censure indirecte, plus difficiles à identifier et à recenser. Un des principaux problèmes soulevés par les journalistes est l’accès à l’information, malgré le vote, le 26 mai 2011, d’une loi garantissant l’accès aux sources. De nombreux journalistes se sont également plaints de l’absence de débat au sein des rédactions, soulignant que les directeurs de journaux seraient devenus les nouveaux censeurs de la presse. La pression de la population, notamment dans les régions, et la crainte d’être jugé pour ce qu’ils disent ou diffusent, constitue un nouveau frein au travail des journalistes. Cette pression est d’autant plus forte lorsqu’ils couvrent des mouvements de contestation et des grèves au cours desquelles ils sont régulièrement pris à partie. Leur impartialité est mise en doute. La religion, un sujet sensible
Pour une minorité d’intégristes, la liberté d’expression s’oppose au respect de la religion. Depuis le 14 janvier 2011, de nombreux médias ont fait l’objet d’attaques. Des journalistes ont été victimes de menaces verbales ou d’agressions physiques. Ces violences constituent une menace lourde sur la liberté d’expression, notamment à l’encontre des journalistes souhaitant analyser la sphère du religieux, et ses répercussions sur le champ politique et médiatique. Suite à la diffusion du film d’animation Persépolis le 7 octobre 2011, la chaîne Nessma a été attaquée et son directeur, Nabil Karoui, inculpé sur le fondement des articles 44 et 48 de l’ancien code de la presse et des articles 226 et 226 bis du code pénal qui répriment “l’offense envers les cultes”, “l’outrage public à la pudeur” et “l’atteinte aux bonnes mœurs et à la morale publique”. Le procès qui s’est ouvert le 23 janvier 2012 dans une ambiance très tendue a finalement été reporté au 19 avril prochain, à la demande de l’accusation. Ce report risque d’accentuer une polémique déjà forte sur les rapports entre liberté d’expression et religion. Lors de l’audience, des journalistes, connus pour leur soutien à la chaîne Nessma depuis le débat autour de la projection du film, ont été pris à partie. Les vieux réflexes policiers
Les 5 et 6 mai 2011, suite aux déclarations de l’ancien ministre de l'Intérieur, Farhat Rajhi, une vague de protestation avait secoué le pays. Les manifestations organisées à Tunis avaient été réprimées de manière musclée par les forces de l’ordre qui avaient volontairement pris à partie et agressé des professionnels de l’information venus couvrir les manifestations. Depuis, les violences n’ont pas cessé, comme on a pu le constater en juillet dernier, et récemment début janvier. Ces actes de violence de la part des forces de l’ordre ne sont pas sans rappeler les anciens réflexes sécuritaires de l’ère Ben Ali et illustrent de la difficulté du ministère de l’Intérieur à réformer la police. La reprise du filtrage de l’Internet
Le 15 août 2011, la cour d’appel de Tunis a confirmé la décision du 27 mai 2011 du tribunal de première instance, d’interdire l’accès aux sites pornographiques. L’Agence Tunisienne d’Internet (ATI), seul point d’entrée d’Internet en Tunisie, devait donc mettre en place un système de censure et de filtrage. L’agence n’ayant pas les moyens financiers et les capacités techniques pour assumer cela, elle n’a pas pu appliquer le jugement et a effectué un pourvoi en cassation. La décision de reprise ou non du filtrage devrait être rendu par la haute juridiction en février prochain. Si le jugement est confirmé, l’ATI aurait pour obligation de censurer tout contenu jugé contraire à la loi suite au dépôt d’une plainte, se faisant le relais des autorités dans la censure de la Toile, alors même qu’elle est censée être indépendante. Certes la régulation du Web est fondamentale, elle doit cependant être mise en place conformément aux standards internationaux et dans le souci du respect de la liberté d'expression en ligne. Reporters sans frontières s’oppose à une telle reprise de la censure et souhaite que les autorités tunisiennes privilégient la mise en place d’outils de contrôle parentaux. D’ici là, la société civile et les blogueurs doivent se mobiliser.
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20.01.2016