Les journalistes nigérians sous le joug de gouverneurs tout-puissants

Reporters sans frontières (RSF) condamne fermement les violences qui se sont multipliées à l’égard des journalistes depuis 18 mois au Nigéria. L’organisation rappelle le gouvernement central de Muhammadu Buhari à ses engagements en matière de liberté de la presse, et à les faire respecter par les gouverneurs des Etats.

En l’espace d'un an et demi, Reporters sans frontières a dénombré plus de 70 cas de violences envers les médias et les journalistes, dans le cadre de leur activité professionnelle au Nigeria. La démolition de la radio Breeze 99.9 FM, dans la capitale Abuja, la semaine dernière, n’est qu’un exemple du climat d’instabilité et d'insécurité dans lequel est plongée la profession dans le pays.


Sous prétexte d’une licence erronée pour installer ses locaux dans une zone résidentielle, le directeur de la radio, Nawani Aboki, a vu en une journée (le 20 mai) disparaître ce média qui avait commencé à diffuser en février dernier. Impossible d'ailleurs de couvrir cet événement, la police ayant tiré en l'air à balles réelles pour disperser les manifestants venus protester contre la démolition.


Selon le directeur de la radio interviewé par le Daily Trust, le motif invoqué est fallacieux : “Les procédures habituelles n’ont pas été suivies. (...) Cette démolition a eu lieu parce que je n’appartiens pas au même parti politique que le gouverneur. Il a peur que la radio ne soutienne pas ses ambitions politiques. Une des raisons est que la radio a diffusé un reportage sur la grève en cours dans l’Etat.”


La radio avait en effet diffusé le 1er mai dernier un débat, dans lequel les invités critiquaient le retard de paiement des fonctionnaires de l’Etat de Nasarawa.


“Les méthodes brutales employées pour museler cette radio sont intolérables, s’insurge Virginie Dangles, rédactrice en chef de RSF. Cela participe d’un climat de violence généralisée à l’encontre des médias dans le pays. Nous appelons le président Muhammadu Buhari à mettre en oeuvre ses déclarations de soutien à la presse, en rappelant à l’ordre les gouverneurs d’Etats et leurs administrations qui se rendent responsables de ce type de violations.”


Le gouverneur de l’Etat de Nasarawa, Umaru Al-Makura, n’en est en effet pas à sa première atteinte contre la presse. Plusieurs journalistes en ont fait les frais. Umar Muhammed du quotidien Punch Newspaper et Rabiu Omaku du site d’information Universal Reporters ont par exemple été éjectés en septembre 2016 du palais du gouverneur, et interdit d’en couvrir l’actualité après des articles jugés négatifs sur les actions du gouverneur. En novembre, ils se sont retrouvés interdits “à vie” de couvrir les actualités politiques de l’Etat.




Des gouverneurs tout-puissants


Ce type d’actions arbitraires est malheureusement très illustratif des conditions de travail des journalistes au Nigéria. La grande autonomie et le fort poids politique des gouverneurs dans leurs Etats leur assure une impunité quasi-totale dans le traitement de la presse locale - d’où une profusion de mesures plus ou moins formelles visant à faire taire les voix dissidentes.


Les Etats qui se démarquent le plus par leur manque de respect de la liberté de la presse sont le Territoire de la capitale fédérale du Nigeria, Abuja au centre du pays (16 cas), l'État de Lagos au sud-ouest (9), puis viennent l'État de Bayelsa au sud (4) et de Rivers au sud-est (4). Sur les 38 Etats que compte la République fédérale, 24 ont été le théâtre de violences contre les journalistes et la liberté d’informer, depuis janvier 2016.


A la une de ces atteintes à la liberté de la presse : l’interdiction d’accéder à l’information publique… bien que le pays se soit doté en grande pompe d’un Freedom of Information Act en 2011.


Depuis le début de l’année 2016, au moins 39 journalistes ont ainsi été empêchés de faire leur travail et arbitrairement bloqués d’accès à un procès, conférence de presse, débat au sénat ou autre manifestation pour lesquels ils étaient pourtant accrédités. Il y a quelques semaines, le 7 mai 2017, des correspondants du palais présidentiel à Abuja ont été refoulés, alors que le président Muhammadu Buhari recevait les 82 lycéennes de Chibok récemment libérées par Boko Haram. Seuls des médias d’Etat se sont alors vu octroyer l’autorisation de couvrir l’évènement, tels que la Nigeria Television Authority, et Voice of Nigeria (VON), dont les directeurs sont désignés par le gouvernement fédéral.




Un climat d’impunité...


Malgré les engagements du gouvernement fédéral, les journalistes sont une cible habituelle de violences de la part de la police, de l’armée ou des services de la sécurité d'État (SSS) - souvent en toute impunité. Prendre les forces de l’ordre sur le fait (corruption, violences à l’égard des civiles) peut en effet leur coûter très cher.


En novembre dernier, le caméraman Ekikere Udom de Channels Television, a ainsi été attaqué par des policiers alors qu'il les filmait en train de tirer sur des civils lors d’un rassemblement politique des deux principaux partis, le People’s Democratic Party (PDP) et le All Progressives Congress (APC) à Port Harcourt. Blessé, il a dû être soigné à l’hôpital, et son téléphone ainsi que d'autres objets lui ont été confisqués. En tout, ce sont plus de 10 journalistes qui comme Ekikere Udom ont été violemment pris à parti par des forces de l’ordre, depuis janvier 2016.


Les arrestations arbitraires de journalistes sont également fréquentes. Le 30 janvier dernier, la police de l’Etat de Lagos a ainsi raflé dix journalistes du Biafra Times dans les locaux du journal et confisqué des exemplaires du quotidien ainsi que des équipements. Ils ont été accusés d'être des sympathisants de la cause biafraise, considérée comme un mouvement terroriste par le gouvernement. Un sujet quasiment tabou.


En février 2017, quatre journaux traitant de ce sujet, New Republic, Vesym, Freedom Journal et Authority ont d’ailleurs été saisis dans l'Etat d'Abia par l’armée et leurs vendeurs agressés. Sur la période considérée, RSF a recensé au moins 23 journalistes arrêtés, généralement relâchés rapidement et dont les poursuites sont abandonnées. L’organisation condamne ces mesures de harcèlement et d’intimidation des journalistes au Nigéria.




… qui se propage à toute la population


Ces comportements de la part des autorités jouissent d’une totale impunité, ce qui encourage implicitement les violences à l’encontre des journalistes. Au moins 11 journalistes ont été blessés par des civils et leur matériel endommagé au cours de ces violents incidents. Dans la plupart des cas, ils couvraient des manifestations et ont été pris violemment à parti. Des enquêtes sont parfois ouvertes mais leurs résultats se laissent attendre. Par ailleurs, au moins trois médias audiovisuels ont été violemment envahis par des groupes de jeunes gens souhaitant les forcer à diffuser certains contenus.



Rappelons que le Nigeria a perdu six places depuis 2016, dans le Classement mondial sur la liberté de la presse établi par RSF. Il se place en 2017 à la 122e place sur les 180 pays recensés.

Publié le
Updated on 31.05.2017