Pis qu'une mascarade, un naufrage. Tel est l'affligeant spectacle donné par la 60e session annuelle de la Commission des droits de l'homme des Nations unies, qui s'est tenue du 15 mars au 23 avril à Genève. Reporters sans frontières tire une nouvelle fois la sonnette d'alarme sur le fonctionnement d'une Commission plus que jamais prise en otage par des Etats qui bafouent quotidiennement les droits de l'homme.
Pis qu'une mascarade, un naufrage. Tel est l'affligeant spectacle donné par la 60e session annuelle de la Commission des droits de l'homme des Nations unies, qui s'est tenue du 15 mars au 23 avril à Genève. Depuis plusieurs années déjà, les défenseurs des droits de l'homme ne trouvaient plus de mots assez forts pour qualifier la lente mais constante dérive du principal organe de l'ONU censé protéger ces mêmes droits. Alors qu'il semblait difficile de tomber plus bas avec la présidence libyenne en 2003, l'exercice 2004 a atteint un nouveau palier dans la dégringolade. Au mépris des innombrables victimes laissées pour compte d'une indignation de plus en plus sélective. Comme une insulte à la mémoire de l'ancien haut-commissaire Sergio Vieira de Mello. Comme un affront au secrétaire général Kofi Annan, qui avait averti l'an dernier : « Il faut que cela change ! »
Plus que jamais prise en otage par un groupe d'Etats pour qui le respect des droits de l'homme semble être le cadet des soucis, la Commission s'est livrée à loisir, comme si de rien n'était, à ses petits jeux traditionnels et à ses marchandages politiques coutumiers. Comme s'il n'y avait pas eu 22 morts lors de l'attentat contre le siège de l'ONU le 19 août à Bagdad. Comme si le haut-commissaire n'avait pas payé de sa vie une certaine loyauté à ses principes. Certes, les travaux de la Commission avaient débuté par un hommage aussi appuyé que convenu à Sergio Vieira de Mello et son équipe, victimes du terrorisme. Mais une fois expédiées ces formalités, la routine a vite repris le dessus.
Même la journée consacrée le 7 avril à commémorer le génocide de 1994 au Rwanda n'a pas vraiment réussi à secouer les consciences. Il est vrai que l'ONU s'était révélée à l'époque incapable d'endiguer le pire et que le régime hutu de Kigali avait pris soin de se faire élire simultanément à la Commission des droits de l'homme et au Conseil de sécurité afin de préparer en toute tranquillité ses sinistres desseins. Pourtant, dans un rapport daté de mars 1994, le rapporteur spécial sur les exécutions extrajudiciaires avait décrit la situation au Rwanda comme explosive et préconisé des mesures immédiates pour restaurer la paix et arrêter les instigateurs des massacres. La Commission avait pris note de ces propos, mais sans réagir. Un mois après, les massacres commençaient au Rwanda. Reconnaissant un peu tard « l'échec collectif » de la communauté internationale dans le drame rwandais, Kofi Annan a saisi l'occasion de ce dixième anniversaire pour lancer devant la Commission « un plan d'action de prévention du génocide », attirant dans la foulée l'attention sur les nouvelles menaces apparues dans la province d'Ituri en République démocratique du Congo et dans la région du Darfour au Soudan.
Comme à l'accoutumée, le renouvellement de la moitié des 26 membres de la sous-commission est passé comme une lettre à la poste. Parmi ces experts dits indépendants réélus, deux orfèvres en matière des droits de l'homme, la Marocaine Halima Ouarzazi, présidente sortante de ce brillant aéropage, et le Cubain Miguel Alfonso Martinez. Vieux briscards de la sous-commission, tous deux s'étaient distingués en 1988 en volant au secours du régime de Saddam Hussein au lendemain du massacre d'Halabja. Tout le monde avait encore en mémoire les images des cadavres de cinq mille femmes, enfants et vieillards kurdes gisant dans cette localité fantôme arrosée de gaz innervant par l'aviation et l'artillerie irakiennes. Il n'empêche, le 1er septembre, sur proposition de Mme Ouarzazi et avec le soutien de M. Alfonso Martinez, une motion de 'non-action' avait coupé court à toute velléité de discussion à la sous-commission sur une résolution « exprimant sa grave préoccupation devant l'emploi par l'Irak d'armes chimiques interdites ».
En mars 1989, recourant au même subterfuge, l'Irak de Saddam Hussein, qui siégeait à la Commission, parvenait à son tour à étouffer tout débat sur le sujet. Après l'hécatombe de la guerre avec l'Iran, quelque deux cent mille chiites seront ensuite massacrés durant le soulèvement de 1991. Avant d'aller prendre son poste à Bagdad, Vieira de Mello voyait dans le cas de l'Irak « un double échec de l'ONU : du Conseil de sécurité, qui n'avait pas réussi à empêcher l'intervention, et de la Commission, qui s'était révélée incapable de débattre d'une situation scandaleuse depuis vingt-cinq ans ». La Commission a décidément la mémoire courte.
Il a fallu attendre le 15 avril pour secouer quelque peu la torpeur ambiante, à l'heure des résolutions sur les pays. Cuba a l'honneur d'ouvrir le feu. Exaspéré par l'adoption de justesse, par 22 voix 'pour', 21 'contre' et 10 abstentions, d'une résolution déplorant les 75 arrestations de dissidents et journalistes l'an dernier, un fonctionnaire musclé de la mission de La Havane tombe à bras raccourcis sur un compatriote exilé qu'il frappe violemment à la tête. Intervention de la sécurité onusienne, la victime est conduite à l'hôpital et son agresseur s'en tire grâce à son immunité diplomatique. Belle illustration de l'atmosphère, le bateau n'est plus à la dérive, il est en perdition.
Pas la moindre résolution concernant l'Iran, ce qu'a sobrement regretté Shirin Ebadi, prix Nobel de la paix, qui découvrait effarée ces petits jeux. Le Zimbabwe et la Russie ont échappé à toute réprimande, démontrant ainsi l'efficacité des coalitions d'intérêts entre gouvernements voyous et dictatures liberticides. Si la Tchétchénie passe de la sorte par pertes et profits, c'est aussi que, parmi ses coreligionnaires - 15 sur 53 membres de la Commission sont affiliés à l'Organisation de la conférence islamique -, aucun n'a voulu chercher des crosses à Moscou. Seuls les Européens, soutenus par les Etats-Unis et l'Australie, se sont portés au secours des Tchétchènes.
Comme il fallait s'y attendre, aucun des 53 pays membres n'a voulu parrainer la résolution, pourtant plus que modérée, des Etats-Unis critiquant la Chine, d'autant que le texte mentionnait nommément le Tibet et le Sinkiang. Devant une salle comble, parsemée de fonctionnaires et employés chinois occupant des sièges où ils n'avaient rien à faire sinon la claque, s'étranglant d'indignation, l'ambassadeur chinois a aussitôt brandi son bon droit en réclamant l'application de la motion de 'non-action', sous prétexte que sa « requête est conforme aux règles de procédure et vise à défendre la crédibilité et les principes de la Commission ». Pas moins. Pakistan, Zimbabwe, Russie, Soudan, Congo, Mauritanie, Indonésie et Cuba, tous les parangons de démocratie ont volé à la rescousse du représentant de la Cité interdite.
Face à ces grossières manœuvres, que pèsent réellement les mini-succès obtenus comme autant de poignées de poudre aux yeux ? Bien sûr, la Commission a demandé - à l'unanimité s'il vous plaît ! - la libération de Daw Aung San Suu Kyi, ainsi que de tous les prisonniers politiques en Birmanie. Les admonestations adressées à la Corée du Nord et au Bélarus ont été assorties de la nomination de rapporteurs spéciaux chargés d'enquêter dans ces pays, tandis que le Turkménistan a également été épinglé pour la deuxième année consécutive.
La Commission a aussi réclamé par 30 voix contre 20 et 5 abstentions l'abolition définitive de la peine de mort ; curieusement, les Etats-Unis, l'Arabie saoudite et les pays islamiques, la Chine et le Zimbabwe ont dit 'non'. Pour la première fois, un rapporteur a été nommé concernant la lutte antiterroriste. Autre première, le rapporteur sur l'éducation a demandé que son mandat ne soit pas renouvelé, faute de moyens pour mettre en œuvre ses recommandations à la suite de sa mission en Chine. Et trois experts indépendants ont demandé publiquement qu'un moine tibétain condamné à mort lors d'un procès expéditif soit rejugé selon les normes internationales. Voir comment ces résolutions se traduiront sur le terrain est une autre histoire.
A l'issue de la 60e session annuelle, la question devient lancinante : la Commission est-elle en mesure de promouvoir et de protéger les droits de l'homme comme le prévoit expressément son cahier des charges ? Mue par une force d'inertie récurrente, produisant année après année des résolutions dont nul ne se soucie et dont l'application dépend des Etats à la fois juges et parties, quelle est encore son rôle ou sa pertinence ? Un bilan chaque année plus décevant conduit les ONG les plus engagées à s'interroger. Faute de se ressaisir, et vite, la Commission risque bel et bien de sombrer dans l'inanité.
Jean-Claude Buhrer pour Reporters sans frontières