L'attitude de l'armée israélienne : Des regrets mais pas de véritables enquêtes, encore moins de sanctions

Deux journalistes tués par balles en l'espace de quinze jours Le 3 mai 2003, Journée internationale de la liberté de la presse, on apprenait la mort d'un journaliste britannique à Rafah, au sud de la bande de Gaza. Documentariste reconnu et plusieurs fois primé, James Miller, 34 ans, avait été tué d'une balle dans le cou. Quinze jours auparavant, un autre cameraman avait trouvé la mort dans les territoires palestiniens réoccupés, depuis le printemps 2001, par les Forces israéliennes de défense (IDF en anglais). Travaillant depuis deux ans pour l'agence de presse télévisuelle américaine APTN, Nazeh Darwazi, 44 ans, a été tué d'une balle dans la tête alors qu'il filmait des affrontements entre des Palestiniens et l'IDF dans la vieille ville de Naplouse, au nord de la Cisjordanie. Nazeh Darwazi était palestinien. Cameraman expérimenté, il couvrait depuis longtemps les affrontements entre Israéliens et Palestiniens dans les territoires occupés. Au moment des faits, vêtu d'une veste jaune fluorescente, il était identifiable comme journaliste et il était accompagné de quatre photographes ou cameramen palestiniens travaillant pour des médias locaux et internationaux. James Miller était un observateur étranger à ce conflit qui a fait, depuis septembre 2000, près de 3 400 victimes de part et d'autre. Citoyen britannique, il réalisait un documentaire sur l'impact du conflit sur les enfants pour la chaîne de télévision américaine Home Box Office (HBO). Il avait travaillé entre autres pour Channel 4 News, la BBC ou CNN dans de nombreux pays à risques comme l'Afghanistan, la Bosnie, la Sierra Leone, le Soudan ou l'Ouganda. James Miller et son équipe étaient arrivés dans la bande de Gaza le 16 avril. Lors du dernier jour de tournage, ils s'étaient rendus dans une famille palestinienne pour filmer les réactions d'une fillette face aux démolitions de maisons à Rafah. Conscient des dangers inhérents à tout reportage dans ce secteur, James Miller portait, ainsi que toute son équipe, un casque et un gilet pare-balles marqués "TV". Lorsqu'il a été tué, de nuit, il tentait de se faire identifier des militaires israéliens en éclairant à l'aide d'une lampe torche un drapeau blanc tenu par l'un de ses collègues. Un précédent rapport de Reporters sans frontières s'était penché sur le cas de quarante-cinq journalistes blessés par balles dans les Territoires occupés entre septembre 2000 et août 2001. Dans ses conclusions, Reporters sans frontières déplorait le manque d'enquêtes et de sanctions suite à ces incidents. Douze mesures concrètes, destinées à renforcer la sécurité des journalistes, avaient été soumises à l'armée israélienne. Reporters sans frontières avait exhorté l'IDF à adopter ces mesures préventives. L'organisation exprimait son inquiétude face aux risques de voir les violences à l'égard des journalistes s'aggraver et d'avoir à déplorer, dans le futur, la mort de certains d'entre eux. Depuis, cinq journalistes ont été tués . Dans chacun de ces cas, des témoins affirment que l'armée a ouvert le feu dans des circonstances qui ne relevaient pas de la légitime défense. A la connaissance de Reporters sans frontières, la mort des trois journalistes tués en 2002 n'a pas donné lieu à des enquêtes sérieuses. L'IDF n'a reconnu aucune responsabilité dans les faits. Là encore, aucune sanction n'a été annoncée. Derrière la sécurité des journalistes travaillant dans les Territoires occupés se cache un enjeu politique fort. En effet, au nom de la sécurité, l'armée israélienne impose des restrictions aux journalistes, notamment palestiniens, travaillant en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. Les autorités israéliennes ne sont pas avares de critiques à l'égard de la couverture du conflit par la presse étrangère . Celle-ci récuse ces accusations et reproche aux autorités israéliennes de chercher à restreindre l'accès à l'information et à orienter son traitement. Certains journalistes vont même jusqu'à accuser l'armée israélienne de prendre "délibérément" pour cible des journalistes. Si Reporters sans frontières se penche aujourd'hui avec une attention particulière sur les cas de Nazeh Darwazi et de James Miller, c'est non seulement pour que toute la lumière soit faite sur ces deux incidents ayant entraîné mort d'homme, et que justice soit rendue, mais aussi pour prévenir d'autres événements dramatiques de même nature en identifiant les mécanismes qui ont conduit à ces situations extrêmes. Quelle est la procédure d'enquête officielle prévue quand des journalistes sont tués ? Il n'existe pas de procédure spécifique. C'est donc la procédure prévue en cas de mort de civils, dans des circonstances contestées, qui s'applique automatiquement. Les premiers éléments de l'enquête sont recueillis par le supérieur hiérarchique qui commande sur le terrain l'unité impliquée dans l'incident. La procédure n'impose aucun délai pour mener cette enquête préliminaire. Puis, un rapport est transmis à un supérieur hiérarchique, souvent un officier supérieur, ainsi qu'au procureur militaire. Ce dernier peut décider, sur la base de ce rapport ou d'autres éléments d'information, de prendre des "mesures disciplinaires et non judiciaires". Dans le cas où une "attitude criminelle est soupçonnée (…), une enquête de la police militaire peut être ouverte, qui peut déboucher sur la cour martiale". Le facteur déterminant pour l'ouverture d'une enquête est, d'après l'armée, le soupçon qu'une "sérieuse déviation par rapport à la conduite réglementaire a été commise" . Après la mort des deux journalistes, l'IDF a déclaré que des enquêtes approfondies allaient être menées. En mai, Reporters sans frontières a envoyé une journaliste indépendante pendant dix jours en Israël pour mener "une enquête sur l'enquête". L'objectif était de savoir comment l'armée procédait aux investigations et de s'informer sur leur état d'avancement. Le 29 avril 2003, Reporters sans frontières avait adressé un courrier au ministre israélien de la Défense, Shaul Mofaz, demandant des informations précises sur l'enquête concernant la mort de Nazeh Darwazi. Le 8 mai, Reporters sans frontières formulait une demande identique sur les circonstances de la mort de James Miller. Le 15 mai, l'enquêtrice de Reporters sans frontières a renouvelé ces demandes auprès du bureau de relations avec les organisations non gouvernementales. Un premier porte-parole de l'IDF, puis un second, ont fait preuve d'une grande amabilité mais de peu de disponibilité. Ce n'est que le 30 mai que l'armée israélienne a fourni une réponse. Bien que longue et formelle, celle-ci n'a apporté aucun élément nouveau. Derrière les formules d'usage ("enquête en cours"), l'IDF a éludé les questions spécifiques sur les cas de Nazeh Darwazi et James Miller. A la demande explicite de Reporters sans frontières de rencontrer les personnes chargées de ces deux dossiers, l'armée est restée muette. Impossible également de connaître les étapes de la procédure déjà mises en œuvre. Quant aux suites à escompter après la clôture des enquêtes, là encore l'armée israélienne est restée sans réponse. Reporters sans frontières a voulu savoir quelle avait été l'étendue des investigations menées par l'IDF. Pour cela, l'organisation a interrogé des témoins oculaires ainsi que des avocats et des journalistes spécialistes de l'armée israélienne. Concernant les circonstances de la mort de Nazeh Darwazi, un militaire en poste à Naplouse a demandé à témoigner, sous couvert d'anonymat. Des contacts réguliers avec la famille de James Miller ont également permis de faire le point sur les avancées du dossier dans cette seconde affaire. 1. Les circonstances de la mort de Nazeh Darwazi 1.1. Une enquête bâclée Nazeh Darwazi, cameraman de l'agence APTN, a été tué vers neuf heures du matin, le 19 avril 2003, dans la vieille ville de Naplouse. Il est mort sur le coup, d'un tir en pleine tête. Il était accompagné de quatre autres journalistes palestiniens : Billal Banna, Hassan Titi, cameraman de Reuters, Sami Al-Assi, cameraman de Nablus TV, et Abed Qusini, photographe de Reuters. Il existe ainsi trois enregistrements vidéo de la scène. Selon les témoins, le tir meurtrier provenait d'un soldat israélien posté derrière un char à l'arrêt. Il n'y avait ni tirs ni attaques autres que des jets de pierres contre l'unité israélienne impliquée dans l'incident. La version de l'IDF est différente. D'après l'armée, "il est apparu, d'après une enquête préliminaire, qu'un véhicule blindé a été bloqué près de la casbah, après que l'armée eut procédé sur place à des perquisitions pour arrêter des terroristes recherchés, quand une foule de Palestiniens l'ont attaqué à l'arme automatique, avec des engins explosifs, des pierres et des bouteilles incendiaires" . Le commandant Sharon Feingold a déclaré ne pas savoir précisément d'où provenaient les tirs contre les soldats israéliens et a ajouté : "Les professionnels des médias vont en connaissance de cause dans des zones de combats dangereuses, mettant nos soldats en danger et se mettant eux-mêmes en danger." L'armée israélienne a annoncé le même jour l'ouverture d'une "enquête approfondie". Depuis, l'IDF n'a plus fait de déclaration concernant les circonstances de la mort de Nazeh Darwazi. Fin mai, l'armée n'avait aucun élément nouveau à fournir à Reporters sans frontières comme précisé dans un courrier : "En attendant les conclusions des examens en cours, je ne peux faire aucun commentaire (…). " Reporters sans frontières a pu établir que si l'armée israélienne n'était pas restée insensible à la mort du cameraman Nazeh Darwazi, elle s'était contentée d'un simple debriefing militaire. Aucune autopsie n'a été pratiquée sur le corps du journaliste. Comme le veut la tradition musulmane, celui-ci a été enterré l'après-midi même dans un cimetière de la ville. Il ne semble pas que l'armée israélienne ait demandé à pratiquer une autopsie. L'armée israélienne n'a pas procédé à une reconstitution des faits, d'ailleurs difficile à réaliser. En revanche, il lui aurait été facile d'entendre les témoins directs - au nombre de quatre au moins - disposés à relater leur version des faits. Nazeh Darwazi était accompagné le matin de sa mort par quatre confrères palestiniens. L'un d'entre eux, Abed Qusini, est photographe pour l'agence Reuters. Il déclare avoir été approché par l'armée israélienne, environ trois semaines après les faits, non pas pour une audition en bonne et due forme mais plutôt "avec une volonté d'apaisement" de la part de l'IDF. Cette convocation pour un entretien avec un officier supérieur en poste à Naplouse visait, semble-t-il, à préserver les relations cordiales, voire amicales, qui se sont instaurées dans cette ville entre l'armée israélienne et la presse palestinienne. D'après Abed Qusini, l'officier israélien leur aurait affirmé, à lui et aux autres journalistes témoins des faits : "Si j'apprends que l'un de mes soldats est coupable (de la mort de Nazeh Darwazi), je le ferai mettre en prison." Mais l'officier aurait également affirmé détenir un film attestant de la présence d'un tireur palestinien dans la maison devant laquelle les journalistes s'étaient réfugiés. Abed Qusini dit alors s'être énervé et avoir exigé de voir cette vidéo. Puis, les journalistes palestiniens ont fait part de leurs griefs envers les militaires. "Le commandant nous a dit de faire attention, de porter nos gilets jaunes marqués "Presse" et nous a demandé pourquoi nous venions si près des chars. Il nous a garanti qu'il donnerait des ordres à ses hommes pour faciliter notre travail", raconte Abed Qusini. Selon lui, l'officier israélien a pris des notes durant tout l'entretien. Si les journalistes témoins de l'incident ont été approchés, la femme de Nazeh Darwazi, Naela, n'a jamais été contactée par l'IDF. Un entretien avec un soldat en poste à Naplouse, qui a accepté de parler sous couvert d'anonymat, a permis d'établir que l'armée avait visionné un ou plusieurs enregistrements vidéo. Les soldats de l'unité impliquée ont très vraisemblablement été entendus mais aucun rapport d'enquête n'a été rendu public plus de trois mois après les faits. La position officielle de l'IDF est, comme au 19 avril 2003, celle des regrets et de la légitime défense. 1.2. Les faits établis par Reporters sans frontières Nazeh Darwazi n'était pas le premier journaliste de l'agence APTN touché par des tirs dans les territoires palestiniens. Le 19 avril 2003, Nigel Baker, directeur de l'information d'APTN, a demandé à l'armée israélienne "une enquête complète et exhaustive pour établir la cause de cette mort inutile". Le président d'AP, Louis D. Boccardi, a déclaré "que la famille AP ressent la plus grande peine pour la perte de ce collègue talentueux et courageux". L'agence de presse américaine, bien consciente des lenteurs et des imperfections des enquêtes israéliennes a mené ses propres investigations. Un expert militaire a été envoyé à Naplouse pour relever des indices sur les lieux et parler aux témoins. Selon Abed Qusini, qui a rencontré cet enquêteur privé, la distance entre le tireur et la victime était d'environ 17 mètres. Le cameraman a donc été tué à très courte distance. Cette évaluation concorde avec celles des témoins. Tous affirment, en outre, qu'il n'y avait ni tireur palestinien, ni lanceur de coktail Molotov sur les lieux au moment du tir qui a tué Nazeh Darwazi. D'après eux, seul un soldat israélien pouvait être situé derrière le char immobilisé d'où serait parti le tir. Reporters sans frontières a recueilli le témoignage complet du photographe de Reuters : "A huit heures vingt du matin, deux tireurs palestiniens opéraient plus bas dans la rue d'où part en contrebas une allée où Nazeh sera plus tard abattu. (…) L'armée ripostait. Nous étions à une centaine de mètres de l'armée. Nazeh a décidé de monter plus haut dans l'allée. Il n'y avait pas de char à ce moment-là. Vers huit heures trente, un char est apparu dans la rue perpendiculaire en haut des escaliers. J'ai entendu des tirs en l'air pour faire fuir les gens. Le char a avancé, tirant derrière lui avec un câble un second char qui s'est immobilisé contre le mur d'une maison. Plus d'une dizaine de jeunes gens jetaient des pierres sur le second char. Un gamin s'en est approché et a commencé à triturer la boîte à outils qui se trouve à l'extérieur du char. Il ne parvenait pas à l'ouvrir et a été blessé en s'enfuyant. Les secouristes du Croissant Rouge l'ont porté jusqu'à une ambulance qui attendait en bas des escaliers. (…) Les tirs étaient nourris, nous nous sommes donc planqués dans une embrasure de porte, du côté gauche de l'allée. (…) Nazeh était un peu plus haut que moi ; je me trouvais derrière lui. (…) Aux alentours de neuf heures, nous avons vu une jeep Hummer se garer derrière le char immobilisé, probablement pour le protéger. J'étais en train de photographier un garçon blessé par un éclat à la jambe. Nazeh faisait de même, il a tourné sa caméra vers le bas des escaliers. Puis j'ai vu un homme en habit sombre - ce devait être un soldat - se pencher près du char immobilisé. Il était sorti de la jeep et avait fait l'aller-retour entre le premier et le second char. Je pense qu'il n'y avait qu'un seul soldat. Je voyais ses jambes. Il a dû nous voir lui aussi. Un tir a retenti et quelques secondes après, j'ai vu Nazeh couché par terre. Il a été touché à l'arrière de la tête. La blessure était béante. Il y avait beaucoup de sang. J'ai immédiatement compris qu'il était mort. (…)" Ce témoignage fait état de tireurs palestiniens dans le secteur environ une demi-heure avant les faits. Aux alentours de neuf heures, Abed Qusini ne parle que de jets de pierres de la part de Palestiniens. Reporters sans frontières a pu interroger, sous couvert d'anonymat, un soldat israélien basé à Naplouse. Il s'agit d'un témoin indirect qui précise qu'il n'était pas avec l'unité impliquée dans l'incident. "D'après ce que j'ai entendu, lorsque le char est resté coincé, l'un des soldats a voulu procéder à des tirs de sommation et Nazeh a été très malchanceux." Ce soldat a tenu à répéter qu'il était "désolé" de ce qui s'était passé, qualifiant les faits de "malheureux". D'après lui, "le soldat a tiré depuis sa hanche et il n'avait pas une bonne visibilité". Il a ajouté qu'il avait entendu que des tirs avaient touché la jeep, ce qui pourrait expliquer le tir. Ce soldat a également expliqué : "J'ai vu le film. On peut voir qu'un des gamins a pris un câble téléphonique du char. Il est même monté sur le char. D'après le règlement, c'est une raison pour tirer, dans les jambes ou dans l'estomac. En l'occurrence, il s'en est sorti sans blessure." Ainsi, ce soldat reconnaît implicitement qu'il s'agissait d'un tir israélien effectué depuis la hanche et sans visibilité. Mais officiellement, aucune erreur n'a été commise. Reporters sans frontières a également rencontré à Naplouse la femme du cameraman décédé, Naela Darwazi. Convaincue qu'aucune démarche n'aboutirait et ne sachant pas véritablement comment s'y prendre ni comment payer les frais de justice, particulièrement élevés en Israël, la famille n'envisage pas d'action en justice. Naela Darwazi a expliqué que son mari avait coutume de dire : "Les soldats israéliens veulent nous faire peur, mais ils ne veulent pas nous tuer." Selon sa femme, il connaissait bien les militaires israéliens, les combattants palestiniens et les habitudes de chacun, ainsi que la ville de Naplouse où il a grandi. Le 22 avril, le quotidien israélien Haaretz a consacré un long article à cette affaire. La journaliste Amira Hass a confirmé que Nazeh Darwazi était un cameraman rôdé aux conditions de travail particulières aux territoires palestiniens : "Se tenir à bonne distance des combattants armés et des lanceurs de pierres palestiniens, être suffisamment à découvert pour ne pas être confondu par les soldats avec un combattant, rester immobile (…) plutôt que de courir dans les allées et sur les toits comme le font les tireurs." L'article souligne que face aux incidents à répétition avec l'armée (harcèlements aux check-points, passages à tabac, obstructions et blessures par balles), les journalistes palestiniens ont pris l'habitude de travailler en groupe, ce qui leur procure une plus grande visibilité et un sentiment de sécurité. Enfin, Reporters sans frontières a étudié les images de la scène filmées par Hasan Titi de Reuters, par Sami Al-Assi de la chaîne locale Nablus TV et par Nazeh Darwazi lui-même. Elles fournissent de nombreuses informations et semblent exclure l'hypothèse d'un tir provenant d'une autre direction que celle du char israélien immobilisé. Les vidéos montrent une quinzaine de jeunes Palestiniens, dont des filles, dans une allée en escalier. Dans une rue perpendiculaire apparaît alors un char israélien. Les jeunes lancent des pierres. Des tirs retentissent et la rue se vide. Un jeune reste seul à lancer des pierres. Le premier char en tire un deuxième qui s'immobilise contre un mur. Un jeune Palestinien se hisse dessus et tente d'en prendre un câble téléphonique. On entend des tirs. Des balles ricochent en hauteur contre le coin d'une maison. Peu après, une voiture se gare derrière le second char. Une silhouette sort de la voiture et s'approche du premier char par le côté droit. L'homme passe à gauche, retourne à la voiture et de nouveau à droite vers le char. Un autre jeune est blessé, puis emmené par des secouristes et un homme portant une chemise à carreaux. Les images tournées par Nazeh Darwazi montrent le char immobilisé contre le mur et les jambes d'un homme qui marche derrière le char. Puis la caméra suit le blessé transporté par l'homme avec la chemise à carreaux. Ils descendent les escaliers. Aucun tir ne provient du bas des escaliers. Un coup de feu retentit. Dernière image du film. La caméra de Reuters a suivi l'action entre les lanceurs de pierres palestiniens et les soldats israéliens postés dans les chars. Là encore, on voit un homme marcher depuis une voiture située derrière le second char et faire des allers-retours en direction du premier char. Sur les images, on voit l'homme s'accroupir derrière le char immobilisé, entre l'avant de celui-ci et le mur de la maison. Un nuage de poussière est visible au moment où retentit un coup de feu. L'image suivante montre Nazeh Darwazi couché dans une mare de sang. On ne sait combien de temps s'est écoulé entre les deux images. Premier enseignement : d'après les films, il apparaît que, pendant au moins sept minutes avant le tir (film de Nablus TV), seules des pierres ont été lancées sur les blindés israéliens, contrairement à ce qu'affirment les autorités israéliennes. La présence de tireurs palestiniens en bas de l'allée, dans la direction visée par le tir, n'est absolument pas avérée. Deuxième enseignement : si le tireur qui a tué Nazeh Darwazi est bien celui qui a fait feu depuis le char israélien immobilisé, il ne pouvait pas avoir une bonne visibilité. Les images montrent qu'il a tiré de sa hanche et sans prendre le temps de viser, ce qui confirme le témoignage anonyme recueilli auprès d'un soldat basé à Naplouse. 1.3. Une faute criminelle qui risque de rester impunie Selon les informations recueillies par Reporters sans frontières, un debriefing de cet incident tragique aurait été effectué par l'armée israélienne. Par ailleurs, environ trois semaines après les faits, les collègues de Nazeh Darwazi, témoins de sa mort, ont été entendus, de manière informelle. L'armée a pris connaissance d'un ou plusieurs enregistrements vidéo de la scène. Pourtant, aucune conclusion n'a été transmise ni à sa famille, ni aux médias. Malgré de lourds soupçons de négligence qui pèsent sur le soldat auteur du coup de feu et l'absence de "tirs provenant de la foule", contrairement à ce qu'avait déclaré l'IDF le 19 avril, la position officielle de l'armée est toujours la légitime défense. Dès lors, rien n'indique l'ouverture prochaine d'une enquête criminelle par le procureur militaire. Une sérieuse infraction au règlement a très vraisemblablement été commise par un soldat israélien, entraînant la mort d'un civil. Certes, l'intention criminelle ou meurtrière n'est nullement avérée. Reste que, selon la procédure de l'IDF, une infraction grave au règlement est une raison suffisante pour diligenter une enquête de la police militaire. 2. La mort de James Miller 2.1. Une enquête qui traîne en longueur James Miller, documentariste et cameraman britannique travaillant pour sa maison de production Frostbite, a été tué aux alentours de minuit, le 2 mai 2003, à Rafah, au sud de la bande de Gaza. Il était alors accompagné par une journaliste et productrice, Saira Shah, et un assistant, Daniel Edge, tous deux travaillant pour Frostbite. Deux traducteurs palestiniens étaient également présents, Abdulrahman Adbullah et Mwafaq Al-Khateeb. James Miller a été tué d'une balle dans le cou alors qu'il quittait une maison palestinienne où l'équipe de télévision venait de filmer durant trois heures. Un cameraman de l'agence américaine APTN avait également rejoint l'équipe de Frostbite durant la soirée. D'après les témoins, l'armée israélienne a fait feu depuis un char. Il n'y avait pas d'échange de tirs à ce moment-là. Les journalistes criaient en direction des chars et agitaient un drapeau blanc. Selon l'armée, les circonstances du drame sont tout autres : "Nos forces avaient découvert un tunnel dans une maison lorsqu'elles ont été la cible d'une roquette antichar (RPG). Elles ont riposté à l'attaque" . Le porte-parole militaire, Jacob Dalal, a ajouté que James Miller avait été apparemment touché "durant cet échange de feu". L'armée israélienne a exprimé ses regrets pour la mort d'un civil, tout en estimant que le journaliste "avait pris de gros risques en se trouvant dans une zone de guerre, particulièrement la nuit." L'IDF a tout d'abord nié la présence de chars israéliens dans le secteur. Puis le 4 mai, le colonel Avi Lévy, commandant en chef adjoint dans la bande de Gaza, a déclaré au micro de la radio publique israélienne que le journaliste avait été touché "alors qu'il était face à un char israélien". Et de poursuivre : "Il a été établi que le journaliste a été touché à l'omoplate droite, par l'arrière (…)". L'officier supérieur émettait l'hypothèse que James Miller ait pu être tué par un tireur palestinien. Il a ajouté qu'il y avait eu "deux tirs de roquettes antichars contre nos forces, puis des tirs à l'arme automatique provenant de plusieurs foyers, y compris de l'endroit où se trouvaient les journalistes" et que l'armée allait "poursuivre l'enquête". Cette information s'est par la suite avérée fausse. Une autopsie, pratiquée le 6 mai au Centre national de médecine légale de Tel-Aviv, a révélé que James Miller avait succombé à une blessure par balle au cou, le projectile ayant pénétré par l'avant. Cette autopsie a également révélé qu'il s'agissait d'une balle dont le modèle est israélien. Le 8 mai, l'IDF a déclaré ne pas disposer des conclusions du rapport d'autopsie et n'avoir aucun commentaire à faire. Il paraît surprenant que l'armée n'ait pas été informée des résultats de cette autopsie et n'ait pas cherché à en prendre immédiatement connaissance. En outre, Reporters sans frontières a pu connaître le contenu, fin mai, du rapport interne de l'IDF. Ce dernier aurait été réalisé entre une et deux semaines après les faits. Il mentionnait le fait que James Miller avait été touché de face. Le journaliste spécialisé dans les questions militaires de la chaîne israélienne Channel 10, Alon Ben David, a eu connaissance de ce rapport. Ce document a été établi sur la base d'interviews de plusieurs soldats impliqués dans l'incident, de communications radio et d'enregistrements vidéo de la scène transmis par la famille. En voici les grandes lignes : "L'activité dans le secteur de Rafah a commencé environ douze heures avant l'incident. Les troupes ont trouvé une maison d'où partait un tunnel et l'ont démoli à l'explosif. Pendant les combats, les soldats enregistrent l'arrivée d'une équipe de télévision dans une maison qu'ils prénomment à partir de ce moment-là "la maison des journalistes". Un bulldozer opérait à cet endroit, entouré de plusieurs APC (véhicules blindés de transport de troupes). (…) A 22 00, un missile antichar est tiré. L'armée riposte à feu nourri. Le missile a été tiré depuis le côté est des troupes, alors que la maison des journalistes se trouvait au nord-est à une différence d'environ 45 degrés. (…) A 22 35, un officier tire une salve en direction d'une pile d'ordures. Il suspectait qu'un individu soit caché derrière. Les ordures n'étaient pas dans la direction du bâtiment des journalistes. (…) De 22 35 à 22 50, pas de tirs dans le secteur. (…) A 22 50, les soldats ont entendu deux tirs. Ils ne savent pas d'où ils proviennent. Immédiatement après, ils ont entendu des cris. L'un des officiers dans le APC est allé à la rencontre du groupe. Les soldats disent ne pas avoir vu les journalistes sortir et s'approcher vers eux. (…) A 23 03, les soldats ont trouvé le cameraman blessé et l'ont emmené à un poste militaire où il a été soigné par des médecins. Alors qu'il transportait le cameraman, le char a été touché par un missile antichar. (…) Résultat post-mortem : tué par une balle de calibre 5.56, qui a pénétré au niveau du cou et est ressortie par l'épaule droite. Touché par devant. Impossible d'établir qui a tiré. Calibre utilisé par IDF ou autres personnes. Si la balle avait été de calibre 7.62, alors on aurait pu dire avec certitude qu'il s'agissait d'une balle palestinienne car l'IDF n'utilise que du 5.56 mm." Le rapport d'enquête aurait vraisemblablement été rapidement transmis au procureur militaire, Menahem Finkelstein, ainsi qu'au ministre de la Défense, Shaul Mofaz, dans l'attente d'une décision. Depuis, son contenu semble avoir été régulièrement modifié. Ce rapport ne tient pas compte des témoignages des civils présents sur les lieux au moment du drame. En effet, seule Saira Shah a été entendue, le 7 juillet, soit plus de deux mois après les faits. Certains militaires lui ont dit qu'il s'agissait d'une déposition officielle, d'autres ont précisé qu'il s'agissait d'une interview "off the record". Les autres témoins n'ont,quant à eux, toujours pas été auditionnés. Selon Saira Shah, les soldats insistaient au moment des faits pour lui faire dire qu'il y avait des échanges de tirs et des roquettes palestiniennes. Devant son refus de corroborer cette version des faits, les soldats se seraient montrés de plus en plus intimidants. L'IDF n'a pas effectué de reconstitution des faits, ce qui ne serait plus possible aujourd'hui. En effet, le terrain a été depuis nivelé par l'armée israélienne. Selon Abdulrahman Abdullah, traducteur et témoin de la scène, celle-ci aurait recouvert les lieux de remblais une semaine après l'incident. La famille Al-Sha'er, qui habite la maison dans laquelle tournait James Miller, affirme que les soldats leur auraient dit : "On fait ça parce que vous prétendez que c'est l'IDF qui a tué le journaliste." Début juillet, l'armée israélienne a accepté de présenter les armes de l'unité impliquée. En effet, une expertise balistique pratiquée à la demande de Frostbite et de la famille du journaliste avait établi la possibilité d'identifier l'arme ayant servi à tuer James Miller grâce au projectile, relativement bien conservé, retrouvé dans son gilet pare-balles. Cependant, l'IDF n'a fourni que neuf armes au lieu des quinze initialement prévues. Un laps de temps de quinze jours s'est écoulé entre le moment où l'ordre de présenter les armes a été donné et le moment où elles ont effectivement été mises sous scellé. De plus, les armes fournies présentent des numéros de série quasi-consécutifs. Or il paraît très improbable que tous les soldats servant dans cette unité soient arrivés à l'armée en même temps et disposent ainsi de numéros de série aussi proches. L'armée n'ayant rien prévu pour l'identification de l'arme, le test n'a pas encore été pratiqué. 2.2. Les faits établis près de trois mois après la mort de James Miller Des informations supplémentaires sur les circonstances de la mort de James Miller ont été fournies par l'enquête indépendante diligentée par la famille et la maison de production Frostbite. Un enquêteur indépendant, Chris Cobb-Smith, s'est rendu en Israël deux jours après les faits. Du 4 au 9 mai, il a recueilli un grand nombre d'éléments : - Les témoignages détaillés d'au moins trois témoins (Saira Shah, productrice, Daniel Edge, assistant de production, Adbulrahman Adbullah, traducteur). - Le plan et des photographies des lieux. - La réalisation d'un test en conditions réelles de la lumière et de la visibilité. - Les images tournées par Frostbite et Tamer Ziara de l'agence APTN. Selon ses conclusions, l'équipe de Frostbite a été prise pour cible par l'armée israélienne alors que les circonstances ne le justifiaient pas. D'après les témoins, il y a eu sept tirs ; le deuxième est très vraisemblablement celui qui a tué le journaliste britannique. Les vidéos montrent que durant de longs laps de temps dans l'heure qui a précédé le tir, aucune menace ne pesait sur les soldats israéliens. Les journalistes avaient d'ailleurs choisi ces périodes d'accalmie pour quitter la véranda éclairée depuis laquelle ils avaient filmé pendant environ trois heures. D'après la reconstitution effectuée par Chris Cobb-Smith, les trois journalistes étaient toujours éclairés par la lumière de la maison au moment des tirs. Début juin, P.J.F. Mead, expert en balistique, a examiné le projectile retiré du gilet pare-balles de James Miller. Il exclut la possibilité d'une balle ayant ricoché et indique que ce type de projectile est couramment utilisé dans des armes de type M-16, ainsi que deux armes de fabrication israélienne nommées Galil. La balle a été photographiée, pesée et mesurée. Selon l'expert en balistique, son état pourrait permettre d'identifier, de manière probante, l'arme qui a servi à tirer ce projectile. Bien que déformée, la balle présente des rainures suffisamment grandes et marquées pour tester et reconnaître avec un haut degré de fiabilité l'arme utilisée. 2.3. De lourdes incertitudes pèsent sur l'issue de l'enquête En conclusion, il semblerait là encore que la version des soldats israéliens et celle des témoins divergent. Les déclarations contradictoires de l'armée, la modification du terrain une semaine après les faits et le contenu changeant du rapport de l'IDF font peser de sérieux doutes sur la volonté des autorités israéliennes de faire toute la lumière sur ce drame. Reporters sans frontières note que l'autopsie du corps du journaliste, l'expertise balistique et les enregistrements vidéo ont permis d'établir une partie de la vérité. Les déclarations officielles de l'armée n'ont fait que brouiller les pistes. Aujourd'hui, l'armée se cantonne au secret de l'instruction et fait la sourde oreille aux pressions de la famille, du gouvernement britannique et des organisations qui réclament l'ouverture d'une enquête criminelle. Un grand nombre de faits doivent et peuvent encore être établis. Une enquête de la police militaire est d'autant plus justifiée que les soupçons d'infraction sont forts. La thèse de la légitime défense s'avère peu probante puisqu'il n'y avait pas d'échange de tirs ou d'attaque palestinienne au moment des faits. Les journalistes étaient identifiés comme tels. Ils avaient été repérés par les militaires longtemps avant l'incident. Le tir qui a tué James Miller est, selon toute vraisemblance, un tir israélien direct. 3. Les faiblesses des procédures officielles de l'armée israélienne Toutes les personnes interrogées relèvent un certain nombre de problèmes inhérents à la procédure en place. Les soldats impliqués dans les faits sont tout d'abord interrogés par leurs supérieurs. Sur cette base, un rapport est transmis au procureur militaire qui peut alors ordonner ou non l'ouverture d'une enquête par la Police militaire. Cette procédure encourage les militaires à minimiser leur responsabilité, sachant que de leur témoignage dépendra en grande partie la suite donnée à une affaire. En outre, le procureur militaire semble désireux de ne poursuivre qu'à de très rares exceptions près, même lorsqu'un fort soupçon d'infraction au règlement existe. 3.1. Le manque de sérieux des enquêtes initiales Selon l'avocate Yael Stein, qui travaille pour l'organisation de défense des droits de l'homme israélienne B'Tselem, une enquête était auparavant systématiquement menée dans chaque cas d'homicide sur un civil. Un rapport d'enquête était alors présenté dans les soixante-douze heures au ministre de la Défense en personne. "Les rapports n'étaient pas très bons et il y était rarement donné suite. Mais au moins une enquête avait lieu", explique-t-elle, avant de poursuivre : "Depuis le début du soulèvement palestinien (septembre 2000), l'armée a décrété l'état de "conflit armé proche de la guerre". Cette étrange notion n'a pas d'équivalent ni d'existence légale au regard du droit humanitaire international." Sur cette base, la procédure d'enquête a été rendue encore plus opaque et aléatoire. Aujourd'hui, rien n'est précisé sur les délais à respecter pour la présentation des faits au procureur militaire Michel Strauss, avocat israélien, explique que l'enquête interne conduite par le commandant est "en réalité un examen qui repose essentiellement sur le debriefing des soldats. Dans la majorité des cas, les témoins civils ne sont pas interrogés". Michel Strauss ajoute que "l'objectif de l'armée n'est pas de traduire des individus en justice. Il s'agit d'une affaire interne à l'armée, qui vise plutôt à comprendre ce qui s'est passé afin d'en tirer des enseignements sur son propre fonctionnement." Un responsable de l'organisation B'Tselem partage la même analyse : "L'idée de l'IDF est que, pour s'améliorer, il faut débriefer en permanence. L'enquête interne remplit avant tout cette fonction." Selon l'organisation de défense des droits de l'homme, l'armée est convaincue que les hommes ne mentiraient pas à leur propre hiérarchie et que le commandant sur le terrain connaît mieux les données du problème que l'enquêteur de la Police militaire. Un porte-parole de l'IDF a également reconnu qu'il lui était parfois difficile de connaître la vérité. Les informations sont recueillies par les officiers auprès des soldats, avant d'être transmises aux porte-parole. " Il est très difficile pour nous de savoir ce qui s'est véritablement passé sur le terrain. Si on n'a pas des preuves solides, il faut faire confiance à ce que disent les soldats. Nous faisons des déclarations sur la base de ces informations, mais nous ne savons pas tout. Il nous arrive parfois de lever un sourcil en entendant certaines choses," a concédé, de manière anonyme, ce porte-parole. Rien dans la procédure en place aujourd'hui ne prévoit la conservation des preuves et des indices (autopsie, maintien des lieux en l'état, expertise balistique, etc.) qui permettrait d'établir la vérité de manière scientifique. 3.2. La rareté des poursuites y compris en cas d'infraction avérée Les avocats, défenseurs des droits de l'homme et journalistes interrogés sont unanimes à dénoncer le caractère aléatoire des poursuites, qui ne semblent relever d'aucune logique, hormis, dans l'écrasante majorité des cas, celle de ne pas mettre en cause les militaires. Le rapport de l'enquête initiale - souvent peu fiable, incomplet et de qualité médiocre - est remis, après un laps de temps variable, à un commandant de haut rang, souvent un général, et au procureur militaire. Ce dernier décide sur la base de ce rapport, et éventuellement d'autres éléments, de clore l'affaire ou bien d'initier une enquête criminelle. Dans ce cas, la Police militaire prend le relais et interroge tous les protagonistes, aussi bien les soldats que les témoins civils. L'armée israélienne affirme que, depuis le début de la seconde Intifada, "plus de 320 enquêtes de la Police militaire ont été ouvertes. Quarante-huit concernaient l'usage illégal des armes (entraînant des blessures ou des décès). Suite à ces enquêtes, plus de quarante inculpations de soldats ou d'officiers de l'IDF ont été prononcées." Ces chiffres ne correspondent que partiellement à ceux de B'Tselem. L'organisation israélienne de défense des droits de l'homme a recensé environ 300 enquêtes ouvertes depuis la deuxième Intifada. Seules quarante-cinq concerneraient la mort de civils palestiniens ; les autres visaient des vols, passages à tabac, utilisation de boucliers humains, etc. Concernant les inculpations, les chiffres varient. Selon B'Tselem, dans six cas seulement les enquêtes ont abouti à des poursuites. L'avocate Yael Stein explique que "dans six affaires, des soldats ont été traduits en justice, sans que je sache pourquoi ces personnes en particulier. J'ai plutôt le sentiment que le procureur ne veut pas ouvrir d'enquêtes." En outre, la plupart des observateurs soulignent l'absence de publicité faite autour des inculpations. Leur nombre étant très limité, ce manque de transparence accroît encore le sentiment d'impunité. "Si vous discutez avec des soldats, vous entendrez beaucoup d'entre eux vous dire : "On a le droit de tirer quand on veut. C'est la guerre et à la guerre, on tire." Ils pensent que s'ils commettent une erreur et tuent un enfant ou un journaliste (…) il ne leur arrivera rien. Cela encourage les gens à tirer. Les soldats qui servent dans les Territoires sont terrifiés. Parfois, ce ne sont que des gamins. Ils ne sont pas vulnérables et sous-entraînés, alors ils tirent d'autant plus aisément que personne ne leur dit le contraire", affirme l'avocate Yael Stein. Conclusion Reporters sans frontières a la conviction que le debriefing des soldats présents sur les lieux des incidents ont été effectués rapidement après le décès des deux journalistes. L'IDF a également cherché, dans un cas comme dans l'autre, à recueillir des informations supplémentaires provenant de sources externes à l'armée. Cependant, au regard des nombreux éléments de preuves disponibles, il ressort que de nouvelles enquêtes doivent être menées afin d'établir les responsabilités dans ce qui apparaît, dans les deux cas, comme des infractions graves au règlement. Au manque de sérieux, voire aux dissimulations constatées lors des enquêtes initiales, aux déclarations erronées de l'IDF ainsi qu'à la destruction des preuves, vient s'ajouter le souci de la hiérarchie militaire de ne pas mettre en cause la responsabilité d'une armée qui se perçoit comme étant engagée dans une "quasi-guerre", selon la terminologie utilisée depuis septembre 2000. Dans ce contexte, la volonté politique de préserver la réputation de l'IDF l'emporte sur le devoir de sanctionner les auteurs de négligences graves ou d'abus. L'absence d'enquêtes réelles, mais plus encore l'absence de suites judiciaires, administratives ou disciplinaires, à l'encontre des militaires responsables d'homicides, y compris involontaires, contre des civils, conduisent à un sentiment d'impunité généralisé. Ce laisser-faire de la part des plus hauts responsables militaires est pourtant en totale contradiction avec les principes et valeurs de l'armée israélienne parmi lesquels figurent la "pureté des armes" et le "respect de la vie humaine". Le nombre dérisoire de poursuites devant une cour militaire et l'absence de publicité faite autour d'éventuelles sanctions peuvent être considérés par certains soldats comme un encouragement passif de la part de leur hiérarchie. Aussi, il est probable que des négligences, des erreurs graves, des infractions au règlement et sans doute, dans de très rares cas, des exactions délibérées, soient encore commises dans le futur. Par ailleurs, certaines promesses ne sont pas suivies d'effets. Un exemple : le journaliste français Bertrand Aguirre, correspondant de la chaîne TF1, a été blessé le 15 mai 2001 à Ramallah. Des images de l'incident ont été filmées simultanément par trois équipes de télévision différentes. On y voit un garde-frontières israélien descendre de son véhicule, ajuster calmement son arme et, cigarette à la bouche, ouvrir le feu à balles réelles, à hauteur d'homme, à une distance d'environ 100 mètres. Bertrand Aguirre, qui vient de finir un "plateau", est touché en pleine poitrine. Par chance, le projectile a été arrêté in extremis par son gilet pare-balles. La police des polices, chargée d'enquêter sur les infractions commises par la police des frontières, a demandé au journaliste sa coopération, lui promettant de conduire l'enquête le plus sérieusement possible. Contacté deux ans après les faits par Reporters sans frontières, Bertrand Aguirre s'est dit "déçu mais pas surpris" par l'absence de suite qui a été donnée à son affaire. "Au bout de quatre mois, en septembre 2001, j'ai reçu une lettre de trois lignes m'informant que, faute de preuves, l'enquête était close," a expliqué le journaliste qui dit avoir donné aux autorités israéliennes tout ce qu'elles demandaient. "Je leur ai fourni la plaque de blindage de mon gilet pare-balles. Je me suis arrangé pour que tous les témoins acceptent de parler. Je n'ai pas porté plainte, etc. J'ai vraiment joué le jeu et, au final, je suis persuadé qu'il n'y avait aucune volonté de faire aboutir l'enquête." Recommandations 1. Concernant la mort de Nazeh Darwazi, Reporters sans frontières recommande que l'IDF conduise une investigation complète et sanctionne si nécessaire le soldat qui, en procédant sans discernement à ce qui se voulait un tir de sommation - alors qu'il ne semble pas y avoir eu de danger immédiat - a entraîné la mort d'un cameraman identifiable comme tel. Le debriefing interne réalisé par le commandant sur le terrain - dont les conclusions demeurent confidentielles - semble tout à fait insuffisant. 2. Concernant la mort de James Miller, Reporters sans frontières considère que le procureur militaire doit demander à la police militaire de poursuivre l'enquête. Il doit être procédé le plus rapidement possible au test des armes des soldats israéliens impliqués dans l'incident afin d'identifier l'auteur du tir. L'audition formelle des autres témoins est également une priorité. Ces investigations devraient donner lieu à des poursuites. 3. Une autopsie doit être systématiquement pratiquée sur le corps de tout journaliste tué dans les territoires palestiniens sous occupation. Ces éléments scientifiques sont indispensables à l'établissement des responsabilités. 4. La Cour suprême israélienne doit se pencher sur les décisions du procureur militaire. Celui-ci devrait en effet rendre compte de l'absence d'enquête conduite par la Police militaire. 5. La procédure pour porter plainte contre l'armée israélienne doit être facilitée et portée à la connaissance du public. Les journalistes doivent savoir à quelle instance s'adresser. Enquête : Nadette de Visser et Séverine Cazes
Publié le
Updated on 20.01.2016