"La société civile n'est pas conviée aux festivités de l'Année France-Russie", le collectif du Off de l'Année France-Russie

Les liens historiques entre la France et la Russie s'inscrivent dans une longue tradition d'échanges et de fascination mutuelle. Nos deux pays entretiennent des relations culturelles, mais aussi économiques et stratégiques intenses, qui ont connu leurs éclipses mais aussi, plus récemment, des regains de vigueur. Les développements les plus récents indiquent sans ambiguïté un rapprochement des deux Etats, sous le triste sceau de la Realpolitik (vente de bâtiments militaires de type Mistral, signature de contrats dans les domaines industriels et financiers, rapprochements de Total, EDF et GDF-Suez avec Gazprom...). Que l'Etat de droit n'existe pas en Russie ne dérange pas les poids lourds du CAC 40 ! En 2010, pour célébrer leur amitié et leur proximité culturelle, la France et la Russie se rendent hommage dans le cadre d'une "année croisée". Expositions artistiques prestigieuses, rencontres au sommet, concerts et représentations théâtrales, offriront aux Français et aux Russes la possibilité de goûter les plaisirs de nos cultures respectives. Une telle initiative est par nature inattaquable. Sauf qu'elle laisse dans l'ombre, comme un soleil trompeur, une dimension essentielle. Celle de la société civile, qui n'est pas conviée aux réjouissances, ni représentée, ou si peu. Ce faisant, c'est la réalité russe qui est amputée de l'une de ses dimensions les plus vives, les plus opiniâtres et les plus humanistes. Pour nous, représentants de plusieurs organisations de défense des droits de l'homme, il n'est pas possible de laisser passer sous silence des réalités qui bien souvent dérangent. Précisément parce que la Russie, comme toute nation, ne se limite pas à ses représentants officiels, ses monuments culturels et ses porte-parole univoques. C'est pour cela, pour rendre sa complexité à la Russie, pour lui reconnaître plusieurs voix, plusieurs visages, contradictoires, polémiques parfois, douloureux souvent, que nous nous sommes associés pour proposer à tous ceux qui souhaitent connaître la Russie et non seulement la célébrer, un "off" de l'Année France-Russie. La création de cette plateforme est motivée par la volonté de ne pas abandonner ce moment aux seuls discours officiels. Tous, nous côtoyons, travaillons, défendons au quotidien des citoyens russes. Tous, nous sommes confrontés à ce que la réalité russe peut offrir de plus brutal. Notre objectif est d'éclairer la face cachée de la Russie, pour non seulement aborder des questions cruciales, pour son avenir et celui de l'Europe, mais aussi pour offrir la possibilité de converser avec d'autres acteurs. Dans ce "off", nous proposerons tout au long de l'année un autre cadre, dans lequel partir à la rencontre et rendre hommage aux prisonniers politiques, aux militants des droits de l'homme, aux voix et aux plumes indépendantes. Avec pour objectif de faire naître un intérêt pour cette autre Russie, de voir croître une vraie solidarité entre Français et Russes. Les défenseurs des droits de l'homme russes ont besoin de nous. Le 16 décembre 2009, les représentants de Mémorial, qui recevaient le prix Sakharov du Parlement européen, ont appelé l'Union européenne à leur venir en aide. Quelques semaines plus tard, l'une de leurs plus respectables porte-parole, Lioudmila Alexeïeva, était arrêtée ! Cet appel, nous voulons qu'il soit entendu. Car ceux qui peuvent le lancer sont de moins en moins nombreux. L'année 2009, à ce titre, a été l'une des plus macabres. Beaucoup parmi ceux qui luttaient pour une Russie plus juste, plus respectueuse des droits des Russes, ont perdu la vie. Stanislav Markelov (avocat) et Anastassia Babourova (journaliste de Novaïa Gazeta, l'une des cinq journalistes assassinés en 2009), Natalia Estemirova (représentante de Mémorial à Grozny), Zarema Sadoulaïeva (de l'ONG Spasem Pokolenie - Sauvons la génération) et son mari Alik Djibralov, Sergueï Magnitski (avocat du Fonds Hermitage, mort en détention faute de soins appropriés), Makcharip Aouchev (leader de l'opposition en Ingouchie) ne sont plus là pour témoigner de la forte dégradation des droits de l'homme depuis six ans dans leur pays. A cela s'ajoutent des cas de tentatives de meurtre de journalistes, comme par exemple celui de Mikhaïl Beketov, mutilé à vie. D'autres ont été, ou continuent d'être, victimes d'un pouvoir autoritaire : Alexander Podrabinek, journaliste contraint de se cacher pour avoir dénoncé le triomphe d'un néostalinisme rampant ; Oleg Orlov (président de Mémorial), poursuivi au pénal par le président tchétchène Ramzan Kadyrov ; Youri Samodourov (ex-directeur du Centre Sakharov) et Andreï Erofeïev (ex-conservateur de la Galerie Tretiakov), jugés pour l'organisation d'une exposition d'oeuvres d'art censurées ; Alexeï Sokolov, défenseur des droits de l'homme détenu depuis plus de huit mois en raison de son combat contre la torture dans les lieux de détention. Mikhaïl Khodorkovski, toujours emprisonné et menacé d'une seconde sentence de vingt ans supplémentaires. Le cas de Mikhaïl Khodorkovsky est loin d'être isolé : la Russie compte aujourd'hui plusieurs dizaines de prisonniers politiques reconnus comme tels par des ONG russes ou occidentales. Qu'ils soient journalistes, avocats, membres d'ONG de défense des droits de l'homme, chefs d'entreprise ou militants appelant à une libéralisation de la société civile et à l'émergence de contre-pouvoirs, tous sont continuellement soumis à de fortes pressions et, souvent, menacés de mort ou de prison. La population russe dans sa globalité est immergée dans une violence omniprésente. Cette violence progresse dans certaines régions du pays, notamment au Caucase, où les exactions sont quotidiennes et ne sauraient être imputées aux seuls rebelles qui agissent dans ces républiques. Cette violence, insupportable, s'accompagne aussi trop souvent d'une impunité révoltante. Aucun assassin de journaliste ou de représentant des droits de l'homme n'a été arrêté et puni en Russie ces dernières années ! Nos moyens, bien évidemment, ne peuvent être comparés à ceux de l'Année croisée "officielle". Mais notre détermination est proportionnelle à notre conviction qu'il n'y a pas de fatalité, que la Russie n'est pas vouée à l'autoritarisme, qu'une autre Russie peut naître, est déjà en gestation, et qu'il faut soutenir ceux qui sont les artisans de ce changement. Le "off" de l'Année France-Russie s'adresse à ceux qui s'intéressent aussi à cette Russie-là. Le collectif du "off" de l'Année France-Russie : ACAT-France (Action des chrétiens contre la torture) Amnesty International France Maison d'Europe et d'Orient Reporters sans frontières Avec le soutien des organisations non gouvernementales russes : Centre Sakharov, Mémorial, Fondation pour le soutien à la glasnost et Assistance citoyenne. (Photo : D. Pucet)
Publié le
Updated on 20.01.2016