« La prison n'est pas une réponse » : lettre au ministre de l'Economie et des Finances
Répondant à une lettre du ministre de l'Economie et des Finances l'informant de son intention de déposer plainte contre plusieurs directeurs de journaux, Reporters sans frontières fait le point sur sa position face aux dérives d'une certaine presse camerounaise. Elle explique notamment pourquoi les peines de prison pour les délits de presse ne permettent pas de rendre réellement justice aux personnes diffamées.
Ministre de l'Economie et des Finances
BP 13750 - Yaoundé
République du Cameroun
Paris, le 3 avril 2006
Monsieur le Ministre,
J'accuse réception de votre lettre du 21 mars, par laquelle vous informez Reporters sans frontières de votre intention d'engager des procédures judiciaires contre quatre directeurs de publication, coupables selon vous d'avoir lancé « une campagne de presse outrageusement diffamatoire et injurieuse » contre vous et votre famille. Je souhaite partager avec vous les réflexions que m'inspirent les turbulences que traverse la société camerounaise. De sordides « scandales » relayés par quelques journalistes désavoués par leurs confrères, un climat général de dénonciation et d'opprobre, des directeurs de journaux traînés devant les tribunaux par des personnalités, lesquelles prennent au préalable le pouls des organisations de défense de la liberté de la presse : le Cameroun est en crise. On peut légitimement parler de crise lorsque le divorce est à ce point consommé entre plusieurs groupes de citoyens, plusieurs groupes de journalistes et plusieurs groupes de personnalités publiques. Les journalistes ne sont évidemment pas au-dessus des lois. Comme notre organisation a eu l'occasion de le dire à maintes reprises, l'exercice responsable du journalisme s'accompagne de droits, mais aussi de devoirs. La diffamation, l'injure, la publication de fausses nouvelles ou l'appel à la violence sont des fautes professionnelles qui peuvent avoir des conséquences graves. A ce titre, des mécanismes prévoyant des sanctions équitables et réparatrices sont indispensables pour protéger les citoyens des débordements éventuels, mais également pour responsabiliser la presse. Mais, si le règne de la justice exige que tout citoyen qui s'estime diffamé puisse demander réparation devant les tribunaux, la presse doit également pouvoir se défendre équitablement face à ses accusateurs. Or, la législation camerounaise prévoit aujourd'hui des peines de prison pour les délits de presse. A nos yeux, cet état de fait empêche la justice d'être rendue. Reporters sans frontières souhaite attirer votre attention sur les trois arguments majeurs qui permettent d'affirmer que la criminalisation des fautes journalistiques est injuste, contre-productive et antidémocratique. La prison n'est pas une réponse. En démocratie, un principe élémentaire du droit veut que les sanctions judiciaires soient proportionnées à l'infraction. L'Organisation des Nations unies ou l'Organisation internationale de la francophonie, pour ne citer qu'elles, ont reconnu ce principe et demandé à leurs membres de procéder aux réformes nécessaires. Or, tel n'est pas le cas au Cameroun, au moins pour ce qui concerne la loi sur la presse. De plus, pour un délit commis par voie de presse, les sanctions privant un homme de sa liberté ne réparent pas le préjudice subi. Elles ne font que punir durement les responsables juridiques d'une infraction, sans laver l'affront. En revanche, les publications judiciaires parlent de la même voix et aux mêmes interlocuteurs que les auteurs du délit. Contraindre un journal à reconnaître ses erreurs face à ses lecteurs atténue l'effet négatif qu'ont pu avoir les propos diffamatoires. Et puis l'un des effets pervers d'une législation qui attente à la liberté fait qu'il arrive, de surcroît, que des mercenaires du journalisme, une fois condamnés, purgent leur peine de prison et ressortent auréolés de la gloire des martyrs. Le coupable devient la victime et la victime, le coupable. Au-delà des principes généraux qui motivent notre opposition à la criminalisation des délits de presse vient s'ajouter le cas particulier du Cameroun. Les problèmes de corruption au sein du système judiciaire, du monde des affaires, de la police ou de la presse elle-même viennent semer un peu plus la confusion dans une situation déjà bien complexe. Pour ne prendre que le cas de la presse, Reporters sans frontières tient à vous préciser que nous ne sommes pas dupes du comportement de certaines personnalités qui, avec la complicité de directeurs de journaux, usent et abusent de la presse pour servir un agenda caché. Du reste, le Cameroun n'est pas une exception. Ne serait-ce qu'en l'espace d'un an, entre 2005 et 2006, en République démocratique du Congo, en Côte d'Ivoire, en Mauritanie, au Tchad et ailleurs, Reporters sans frontières a dénoncé l'attitude de certains journalistes, qui vendent les pages de parutions irrégulières au plus offrant pour compromettre ou chanter les louanges de certaines personnalités. De même, dans une attitude tout aussi condamnable, certains clans politiques ou affairistes manipulent la presse pour servir leurs intérêts. Le manque de formation ou la pauvreté de la presse africaine n'expliquent pas tout. Pour lutter contre ces aberrations, Reporters sans frontières estime que le secteur de la presse au Cameroun doit faire l'objet d'une attention sérieuse. La loi doit être réformée, les peines de prison doivent être supprimées et l'autorégulation des médias doit être instituée. Faute de quoi, rien ne changera. Pour donner une chance aux journalistes responsables, attachés à l'exercice de leur métier, de travailler dans un environnement serein et honnête, dans lequel ils pourront faire prévaloir leur voix et respecter leurs principes, notre organisation est à la disposition du gouvernement camerounais. Si les directeurs de journaux attaqués en justice devaient subir les affres de la prison, nous redirions publiquement ce que nous vous disons aujourd'hui. Que, comme vous, nous estimons que quelque chose ne fonctionne pas dans la République du Cameroun. Qu'une partie importante de la presse a adopté un comportement souvent honteux et toujours inacceptable. Que, du coup, il est difficile de la respecter lorsqu'elle n'est, à ce point, pas respectable. Que la loi, enfin, ne propose aucune réponse adaptée à ce problème. Nous espérons que la crise actuelle, au moins, servira à changer les choses. Je suis à votre entière disposition si vous souhaitez parler plus avant de ces problèmes et vous prie d'agréer, Monsieur le Ministre, l'expression de ma haute considération.
Robert Ménard
Secrétaire général