La démocratie et la liberté d’expression en danger au Kurdistan irakien

Le 24 février 2010, le journal Hawlati (Citoyen) a publié à sa Une une page blanche, avec pour seule mention : “Alors que vous avez des armes, nous n’avons que des stylos.” Une telle première page constitue un signe fort de protestation suite à la série d’agressions, de menaces et de persécutions dont sont aujourd’hui victimes les journalistes indépendants de la province du Kurdistan irakien. La mobilisation des intellectuels kurdes et des médias indépendants de la région est très forte pour dénoncer les exactions commises par les forces de sécurité et les forces du PUK et du KDP contre les journalistes. Ainsi, le 2 3 février, Nawa Radio, le journal Awene, les chaînes de télévision KNN et Speda (chaîne partisane de l’Union islamique kurde, Yekgirtu) ont publié un communiqué de presse commun condamnant les récentes violations de la liberté de la presse et de la liberté d’expression dans la province du Kurdistan irakien. Suite à la multiplication des agressions de journalistes dans la région, Asos Hardi, fondateur du journal Awene et responsable de la société chargée de le publier, a déclaré: “Les autorités n’arrêtent pas de parler de liberté d’expression, vantant sans cesse l’indépendance des médias. Mais ce ne sont que des mots vides de sens. En réalité, les autorités du Kurdistan irakien ne croient pas à la liberté d’expression”. Asos Hardi est le lauréat 2009 du prix Gebran Tueni pour la défense de la liberté de la presse, prix décerné par l'Association mondiale des journaux et des éditeurs de médias d'information (WAN-IFRA). Anwar Bazgr, responsable du Comité de défense de la liberté de la presse au sein du Syndicat des journalistes du Kurdistan, a également condamné les récentes agressions. Il demande aux partis politiques de respecter la loi votée par le Parlement du Kurdistan qui protège les journalistes. Kamal Rauf, rédacteur en chef d’Hawlati, a déclaré à Reporters sans frontières : “J’ai appelé le Premier ministre du Kurdistan, Dr. Barham Salih, pour évoquer les récents incidents impliquant des journalistes. Il m’a dit qu’il allait demander l’ouverture d’une enquête.” Dans un éditorial pour Hawlati, Kamal Rauf s’adresse directement à Jalal Talabani, Président irakien, dénonçant les abus. “En tant que journalistes libres et indépendants, nous avons amélioré le niveau d’impartialité et d’indépendance des médias, et ce dans l’intérêt du lecteur. Mais aujourd’hui, les forces de l’ordre nous agressent et nous rouent de coups sans raison”, a-t-il écrit. Les agents de la force de sécurité du PUK, considérée comme illégale, serait responsable du plus grand nombre d’agressions de journalistes à Suleimanieh, depuis le début de la campagne électorale. Voilà la liste, non-exhaustive, des différents cas de violations de la liberté de la presse au cours de la dernière semaine: Le 20 février vers 19h50 à Suleimanieh, Soran Ahmed, reporter pour Hawlati, a été frappé par les forces de sécurité qui l’ont enfermé dans le coffre d’une voiture pendant plus d’un demi-heure, après lui avoir confisqué son téléphone portable et son appareil photo. Libéré, il a pu récupérer son appareil photo et son portable, dont les mémoires avaient toutes deux été effacées. Le 19 février, deux journalistes de la chaîne de télévision Speda ont été attaqués à Erbil. Le 18 février 2010 dans la soirée, le directeur du journal indépendant Hawlati, Ara Ibrahim, et le journaliste de Livin (Change), Saman Majid, ont été agressés par des forces de sécurité dans la ville de Suleimanieh, alors qu’ils faisaient un reportage sur la campagne électorale. “On prenait des photos dans Sahollaka street, notamment d’un homme qui avait été blessé par des agents des forces de sécurité, quand des individus en civil nous ont donné l’ordre d’arrêter, disant qu’ils avaient été mandatés par le PUK pour confisquer nos appareils photo. Un des types a réussi à prendre le mien. Il a alors commencé à me frapper et à m’insulter. Saman a réussi à prendre la fuite”, a déclaré Ara Ibrahim à Reporters sans frontières. Le journaliste n’a toujours pas pu récupérer son appareil photo. Ara Ibrahim est le troisième journaliste d’Hawlati agressé à Suleimanieh. Hawlati (www.hawlati.com) est un journal indépendant, fondé en novembre 2000 dans le but de défendre la liberté d’expression, de renforcer la société civile et d’aider au développement du débat démocratique. Le 18 février, Dawoud Baghstani, rédacteur en chef du magazine Israel-Kurd (www.israelkurd.com), et figure politique locale, a été sévèrement agressé dans un restaurant à Erbil. “J’avais été invité à dîner dans un restaurant situé dans le quartier d’Ankawa de la ville”, a-t-il expliqué à Reporters sans frontières. “Après mon arrivée, le garde du corps du Dr. Nuri Othman, responsable du diwan du Conseil des ministres du Kurdistan, également présent dans le restaurant, m’a agressé. Il y avait 25 soldats présents. Ils ont cherché à me faire peur. C’est clairement lié aux récentes critiques que j’ai formulées contre la République islamique d’Iran.” De son côté, Dr. Nuri Othman conteste cette version des faits, déclarant à Awene que ses gardes du corps n’avaient fait rien d’autre que le défendre : “J’étais dans un restaurant avec des journalistes étrangers. Dawoud Baghstani était également présent. Il a alors brandi son pistolet, insultant ma personne, ainsi que le Kurdistan irakien. J’ai juste demandé à mes gardes du corps de s’emparer de l’arme.” Dawoud Baghstani a annoncé son intention de porter plainte contre Dr. Nuri Othman: “Massoud Barzani, président du Kurdistan, doit ouvrir une enquête sur ce qui s’est passé. Je vais porter plainte, mais je suis sûr que la justice le soutiendra.” Avant de déclarer: “Le KDP et le PUK font tout ce qu’ils veulent contre les journalistes. Ces derniers, victimes d’agressions fréquentes, ne peuvent travailler librement. La démocratie et la liberté d’expression sont en danger au Kurdistan. Les organisations internationales doivent agir pour mettre un terme à ce harcèlement des journalistes indépendants, sans quoi nous risquons de revenir aux années les plus sombres du baathisme.” Le 18 février, Shaswar Mama, journaliste pour www.sbeiy.com, le site official du Mouvement pour le changement démocratique (MDC) au Kurdistan irakien, a été agressé par des partisans du PUK et du KDP dans la ville de Raniya, alors qu’il était avec un reporter de KNN (Kurdish News Network), Karwan Anwar, en train de faire des photos dans le marché de la ville. Le 16 février, un autre photographe d’Hawlati avait déjà été agressé, son appareil photo cassé et ses photos effacées. Adnan Othman, ancien rédacteur en chef d’Hawlati et actuel rédacteur du journal Rojname (connu pour ses positions en faveur du Mouvement pour le changement) démocratique, et député pour le MDC, a reçu de nombreuses menaces de mort par courriel et SMS. Il a également été insulté par des partisans du KDP et du PUK après que le journaliste a fait des déclarations selon lesquelles les forces de sécurité qui ont attaqué les partisans du MDC sont illégales, n’hésitant pas à les qualifier de milices. En réponse à ces déclarations, Massoud Barzani, président de la province du Kurdistan irakien, a affirmé, le 24 février, dans son discours d’ouverture de la Conférence des étudiants du Kurdistan qui se tenait à Erbil : “Il n’y a pas de place au Kurdistan pour ceux qui affirment que les forces de sécurité de la province sont des milices. Je ne vois rien qui puisse s’opposer à ce que j’agisse contre ces personnes.”
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Updated on 20.01.2016