Législation européenne sur la liberté des médias : les recommandations de RSF pour un texte ambitieux et novateur

La liberté de la presse en Europe fait face à des menaces accrues et à des défis inédits. Alors que la Commission européenne prépare un European Media Freedom Act (EMFA) pour mieux faire respecter et garantir cette liberté fondamentale, Reporters sans frontières (RSF) lui demande de faire preuve d’ambition.

Le chaos informationnel, le durcissement des violations de la liberté de la presse et des atteintes à l’indépendance éditoriale, la baisse des revenus des médias qui met en danger la qualité des contenus, voire leur pérennité, font peser un danger majeur sur la liberté de la presse, le droit à l’information et au-delà, la démocratie. RSF salue l’initiative de la Commission européenne de faire adopter une législation sur la liberté des médias, et l’appelle à faire preuve de la plus grande ambition.

Les propositions de RSF, formulées en amont de la présentation du texte par la Commission, qui aura lieu au cours de l’été, visent à combler les lacunes actuelles et à répondre aux nouveaux défis auxquels est confrontée l’Union européenne (UE) à l’ère numérique. L’Europe est le continent sur lequel la liberté de la presse est la mieux garantie, comme le démontre le Classement mondial de la liberté de la presse publié par RSF. Pourtant cette liberté est fragilisée sur le continent européen et en danger dans l’ensemble du monde. 

1/ Imposer des garanties démocratiques dans l’espace de l’information et de la communication

L’espace de la communication et de l’information doit être protégé par des garanties démocratiques. La législation européenne pourra faire référence au Partenariat international sur l’information et la démocratie, d’ores et déjà signé par 45 États dont 24 membres de l’UE, qui pose des principes pour le droit à l’information et l’adaptation des médias à l’ère numérique.

Afin d’actualiser la régulation face aux nouveaux enjeux qui émergent, le Forum sur l’information et la démocratie, dont la gouvernance est assurée par la société civile, pourrait être mandaté pour évaluer la mise en œuvre de la législation et formuler régulièrement des recommandations aux dirigeants européens.

2/ Instaurer un système de protection de l’espace informationnel démocratique européen 

La désinformation russe avant et pendant la guerre en Ukraine ont incité l’UE à prendre des décisions exceptionnelles d’urgence, basées sur les régimes de sanction. Il est maintenant indispensable que l’UE mette en place un cadre juridique adapté, tel que le mécanisme de protection des espaces informationnels démocratiques proposé par RSF. 

Ce système vise à remédier aux asymétries entre pays ouverts et fermés, où ces derniers exportent leur propagande tout en se fermant à l’information indépendante. Il reposerait sur deux mesures concrètes :

  • D’une part, l'instauration d'une égalité de traitement pour imposer les mêmes obligations à tous les médias audiovisuels, quels que soient leurs canaux de diffusion et leur pays d’origine. Ces obligations porteraient notamment sur le respect du pluralisme, de l’honnêteté et de l’indépendance de l’information, ainsi que sur le respect de la dignité des personnes.
  • D’autre part, un mécanisme de réciprocité pour poser des garanties pour l’accès à l’espace informationnel de l’UE. L’accès à l’UE des médias basés dans un pays tiers serait fonction du degré d’ouverture du pays tiers. 

3/ Créer des mécanismes de promotion de la fiabilité de l’information 

Pour sortir du chaos informationnel actuel, un effort particulier doit être entrepris pour favoriser les sources d’information fiables. Cette approche incitative, qui consiste à récompenser le journalisme d'intérêt public au niveau de son accessibilité, de sa visibilité et de ses revenus, est plus que jamais nécessaire. Elle doit être préférée aux mécanismes jusqu’ici mis en place contre la désinformation qui, favorisant des logiques de sanction, pourraient avoir un impact négatif sur la liberté d'expression.

À cette fin, le Code de bonnes pratiques sur la désinformation de l’UE, qui a été négocié entre les plateformes en ligne, les organisations de la société civile dont RSF, et la Commission européenne, comprend un engagement de la part des plateformes à utiliser des indicateurs de fiabilité de l’information, permettant d’éclairer ses utilisateurs, tels que le Journalism Trust Initiative (JTI) de RSF.  

Le JTI est un outil d’autorégulation et de transparence pour les rédactions, basé sur une norme européenne de certification officielle de type ISO. Elle est conçue pour signaler leur fiabilité aux citoyens et aux autres parties prenantes, telles que les annonceurs et les donateurs, et ainsi donner un avantage de marché au journalisme qui répond à des normes professionnelles d’éthique et de fiabilité. 

Le European Media Freedom Act (EMFA) devrait s’appuyer sur ce mécanisme innovant afin de promouvoir les sources fiables d’information en ligne, conformément à la déclaration des États membres de l'UE du 8 mars 2022. Celle-ci appelait en effet les plateformes à prendre des mesures plus strictes contre la désinformation en ligne, notamment par la "priorisation des sources d’informations fiables et reconnues". l’EMFA devrait comporter à la fois des obligations et des mesures incitatives pour les différentes parties prenantes, en particulier les grandes entreprises technologiques, afin de fournir un avantage concurrentiel au journalisme fiable.

En outre, l’EMFA pourrait également promouvoir la JTI comme critère d'éligibilité pour l’attribution de fonds publics destinés à soutenir le secteur des médias, tant au niveau national qu'européen,qu'il s'agisse de subventions directes (soutien financier) ou indirectes (tels des avantages fiscaux). 

4/ Promouvoir un New deal pour le journalisme  

L’EMFA devrait inclure des mesures visant à assurer la soutenabilité d’un journalisme de qualité à l’ère numérique. Outre l’utilisation d’instruments tels que la JTI, il pourrait intégrer les recommandations du rapport Un New Deal pour le journalisme du Forum pour l’information et la démocratie, en particulier :

  • des mesures internationales spécifiques en matière de fiscalité des plateformes numériques en faveur du journalisme ;
  • l’engagement des États de consacrer 1 % de l’aide publique au développement au soutien en faveur des médias indépendants et à leur environnement favorable ; 
  • l’engagement des États de garantir jusqu’à 0,1 % du PIB par an en faveur du journalisme.

5/ Lutter contre les conflits d’intérêt et les concentrations 

L’EMFA pourrait prévoir des seuils de concentration horizontale par pays et pour l’ensemble de l’Europe, des garanties contre les effets négatifs des concentrations verticales et les conflits d’intérêt dans le champ de l’information, et enfin imposer aux États membres de garantir l’indépendance des médias de service public. 

6/ Conditionner l’allocation des fonds européens au respect du pluralisme et de l’indépendance des médias

Un État membre ne devrait pas pouvoir bénéficier de la solidarité européenne si, dans le même temps, il foule aux pieds la liberté de la presse et le pluralisme des médias et, à travers eux, l'État de droit et la démocratie.

L’EMFA devrait inclure le respect du pluralisme et de l’indépendance des médias parmi les critères de conditionnalité des fonds européens aux États membres, afin d'être mieux à même de répondre aux violations graves et persistantes de la liberté de la presse dans certains d’entre eux. 

7/ Renforcer la sécurité physique des journalistes en Europe

L’impunité est une carte blanche donnée à tous ceux qui veulent faire taire les voix critiques et crée un climat de peur chez les journalistes. Alors que les auteurs des assassinats de Daphne Caruana Galizia à Malte et de Jan Kuciak en Slovaquie, perpétrés avant 2020, ne sont toujours pas condamnés, l’EMFA devrait renforcer les capacités respectives du Parquet européen, d’Europol et d’Eurojust à soutenir les enquêtes des autorités nationales compétentes dans les crimes contre les journalistes. 

8/ Renforcer la sécurité juridique des journalistes en Europe

Face au scandale Pegasus et des logiciels de surveillance, l’EMFA devrait harmoniser par le haut les règles relatives à la protection du secret des sources et instaurer une protection des journalistes contre la surveillance indue, qu’elle soit le fait d’États ou d’entreprises.

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