Kurdistan irakien: des procès comme s’il en pleuvait

Alors que Massoud Barzani, président de la région autonome du Kurdistan irakien (KRG), et chef du Parti démocratique du Kurdistan (PDK), s’est clairement exprimé en faveur de la liberté de la presse, lors du Congrès de son parti le 13 décembre 2010, les poursuites judiciaires intentées contre les médias se sont multipliées au cours des derniers mois. Et ce ne sont plus uniquement les médias non partisans qui se trouvent dans la ligne de mire. Aujourd’hui, les directeurs de publications passent leur temps dans les couloirs des tribunaux. Rega : la plus forte amende jamais prononcée contre un journal Le magazine Rega a été condamné à payer une amende de 35 millions de dinars irakiens (22 660 euros) par un tribunal de première instance à Erbil. Cette condamnation fait suite à la publication d’un rapport relatif à l’assassinat de Sardasht Osman, dans lequel Rega considérait que les forces de sécurité du Parti démocratique du Kurdistan (PDK) avaient joué un rôle dans le meurtre du journaliste. Le journal avait été jusqu’à écrire, à propos de Massoud Barzani : « Si un président ne peut protéger la vie de ses concitoyens, il n’a qu’à démissionner. » Le 23 septembre 2010, Fazil Mirani, secrétaire général du PDK, a porté plainte contre le journal, exigeant 500 millions de dinars irakiens de dommages et intérêts (324 000 euros). Le 12 décembre dernier, le tribunal de première instance d’Erbil a rendu son verdict : le journal est condamné à payer la somme de 35 millions de dinars irakiens. « Cette amende est exorbitante ! Il s’agit davantage d’une revanche que d’un jugement juste et équitable. Alors que le procès a duré plus de trois mois, tout a été réglé en huit jours. Ils ont poursuivi le journal non pas sur les bases du code de la presse en vigueur au Kurdistan qui prévoit une amende maximale de 17 millions de dinars, mais sur la base de dispositions du code civil irakien », a déclaré Soran Omer, rédacteur en chef et propriétaire de Rega. Il s’agit en effet de la plus forte amende jamais prononcée contre un journal au KRG. Il constitue un réel danger pour la liberté de la presse au Kurdistan irakien. Pourquoi le juge a-t-il accepté de poursuivre ce média sur une base autre que le code de la presse en vigueur au Kurdistan ? En outre, une amende d’un montant si important signifie la mort immédiate de cette publication. Si cette condamnation était confirmée en appel, cela constituerait un précédent très dangereux pour la liberté d’expression au KRG. « Le tribunal qui a jugé Rega n’est pas indépendant. Il est clairement au service du PDK. L’expert qui a fixé le montant de l’amende est d’ailleurs membre du parti. Il était un des candidats du PDK lors des élections du syndicat des avocats il y a deux mois », a ajouté Soran Omer. « Ils peuvent toujours m’arrêter, je ne leur donnerai pas un centime. Le verdict est de toute évident en faveur du PDK. De telles pratiques ont pour but de réduire à néant les efforts des défenseurs de la liberté d’expression et des médias indépendants. Ils savent très bien qu’on n’est pas riches. » Anwar Hussein Bazgr, responsable du Comité de protection des journalistes au sein du Syndicat des journalistes au Kurdistan, a déclaré à Reporters sans frontières être « préoccupé de ce qui arrive au magazine Rega. Nous croyons au principe de l’Etat de droit. Nous restons persuadés que les journalistes et médias de la région doivent être poursuivis au regard du code de la presse du Kurdistan, et non pas au regard des autres lois irakiennes ou du KRG ». Standard Le journal Standard, poursuivi par le ministre de l’Agriculture, a été condamné, le 13 décembre 2010, par un tribunal de première instance d’Erbil, à six millions de dinars irakiens (3 900 euros). Massoud Abdulkaliq, propriétaire et rédacteur en chef du journal, a déclaré que cette condamnation l’inquiétait sur le manque d’indépendance du système judiciaire au KRG. Awene, journal non partisan Shwan Muhammad, rédacteur en chef de l’hebdomadaire non partisan Awene, a déclaré avoir été convoqué au tribunal sept fois au cours de la dernière semaine (semaine 49), suite à des plaintes déposées par la société Naliya, dont les dirigeants sont connus pour leurs liens avec l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) de Jalal Talabani. En cause : la publication, dans le numéro 243 du 28 septembre 2010, d’un article sur le « Village allemand » (quartier résidentiel aisé à Suleimanieh). Awene avait publié l’information selon laquelle la construction de ces nouvelles villas ne respectait pas les règles de sécurité; règles érigées par les autorités suite à l’incendie de l’hôtel Soma, qui a fait 27 victimes dans la nuit du 16 au 17 juillet 2010. D’après Awene, le comité en charge des questions sécuritaires avait publiquement jugé les villas non conformes aux normes en vigueur. Les notes d’information que le comité avait placardées sur les murs du « Village allemand » auraient été arrachées par un des employés de la société. « Lorsque nous avons écrit cet article, nous avons recueilli les témoignages de l’entreprise, d’habitants et d’ingénieurs du gouvernorat de Suleimanieh. Nous n’avons diffamé personne. Nous n’avons fait que notre travail de journaliste. Mais il est clair qu’en écrivant sur cette société, on court le risque de se voir poursuivi le lendemain », a déclaré Shwan Muhammad, avant d’ajouter que Naliya n’avait pas hésité à demander aux résidents des villas de porter plainte contre Awene. Deux des sept convocations de Shwan Muhammad faisaient ainsi suite à des plaintes déposées par des résidents. Cette société a porté plainte contre Awene à dix reprises au total depuis avril 2010. Bas, journal pro-PDK De son côté, l’Union islamique du Kurdistan (UIK), dirigée par Salahaddin Muhammad (qui a été créée en 1994 et qui possède sept sièges au parlement du KRG et trois à l’Assemblée nationale à Bagdad), a porté plainte contre l’hebdomadaire Bas et une chanteuse, exigeant des dommages et intérêts faramineux. Dans un article publié le 23 novembre 2010 (numéro 20), Bas, journal pro-PDK, avait rendu publique une lettre de Salahaddin Muhammad à Osama Tikriti, le secrétaire général du Parti islamique irakien (PII), lui demandant 350 000 dollars pour aider de parti à faire face à ses difficultés financières actuelles et lancer de nouveaux projets. Le 24 novembre 2010, l’UIK a porté plainte pour « diffamation » et « publication de faux documents » auprès du tribunal de première instance d’Erbil, exigeant une somme de 2 milliards de dinars irakiens de dommages et intérêts (soit 1,3 millions d’euros). Le tribunal, qui devait rendre son verdict le 16 décembre 2010, a prononcé son report au 28 décembre prochain. Le porte-parole de l’UIK, Salahadin Babakr, a déclaré à Reporters sans frontières que le parti avait décidé de porter plainte contre Bas « parce que ce n’était pas la première fois qu’il publiait de faux documents contre le parti et ses représentants, sans raison (…). D’après le code pénal irakien, quand un journal diffame ou insulte quelqu’un, la personne concernée peut demander une compensation, a-t-il ajouté. Si ces journaux n’ont pas peur de publier de faux documents, laissons la justice trancher ». L’avocat de l’UIK, Muhammad Hawdiyani, estime, quant à lui, que de telles publications constituent des dangers pour la démocratie, et c’est donc dans un souci de défendre la démocratie que l’UIK a décidé de porter plainte. A noter que la plainte déposée par l’UIK se base sur les dispositions plus répressives du code pénal irakien, et non pas sur celle du code de la presse en vigueur au Kurdistan irakien. Le rédacteur en chef de Bas, Barham Ali, s’est quant à lui déclaré convaincu de l’authenticité du document publié. « Le document que nous avons publié montre clairement que l’Union islamique du Kurdistan a demandé 350 000 dollars d’aide au Parti islamique irakien. Nous sommes persuadés que ce document est authentique. Nous l’avons obtenu en contactant l’Union islamique elle-même… », a-t-il déclaré à Reporters sans frontières. Une autre plainte a été déposée par la chaîne satellitaire de l’Union islamique du Kurdistan Speda contre la jeune chanteuse Loka Zahir, demandant un milliard de dollars de dommages et intérêts, pour avoir consciemment prononcé le nom de la chaîne dans un de ses clips vidéo. Elle avait pourtant présenté ses excuses pour ce qu’elle avait qualifié « d’erreur ». Pour l’avocat de la chaîne, Me Muhammad Hawdiyani, les propos de la chanteuse étaient offensants pour Speda, chaîne reposant sur des valeurs musulmanes. Bukhari Jamil, directeur de la chaîne, après avoir estimé que les excuses de la chanteuse n’étaient pas suffisantes, a accepté de retirer sa plainte contre la chanteuse. De nombreux journalistes et médias au KRG se disent de plus en plus préoccupés par la conception restrictive que l’Union islamique du Kurdistan peut avoir de la liberté de la presse. « Ils tendent à imiter le Parti démocratique du Kurdistan », n’hésitent pas à ironiser certains. Darbaz Younis, responsable des pages Arts de l’hebdomadaire Bas, a déclaré à Reporters sans frontières avoir reçu des menaces de mort pour avoir critiqué Avin Aso, présentatrice de télévision et directrice générale de la chaîne pro-PDK Channel 4 et un autre présentateur de la chaîne. « Un groupe d’individus, armés de couteaux, a débarqué pour m’attaquer. Ils m’ont menacé. Heureusement, je n’étais pas seul. Ils n’ont pas osé mettre leurs menaces à exécution », a déclaré le journaliste, qui a porté plainte le 13 décembre dernier.
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Updated on 20.01.2016